© Maurice Rougemont/reporters

Pour la première fois de son histoire, Israël est entouré soit d’alliés, soit d’Etats en voie de décomposition »

Le Vif

Pour l’historien et géopolitologue, le 70e anniversaire de la création d’Israël marque une étape nouvelle dans l’histoire de l’Etat juif. Un tournant diplomatique avec des alliances inédites, mais aussi une mutation numérique, économique et démographique.

Vous êtes, depuis quarante ans, un spectateur engagé des relations internationales. A l’aube de son 70e anniversaire, quels sont les grands enjeux stratégiques pour l’Etat d’Israël ?

Ce 70e anniversaire n’est pas forcément une date sacrée, mais il marque véritablement un tournant pour Israël. Nous avons

connu, pendant de nombreuses décennies, un Israël qui combattait pour sa sécurité et pour sa survie, avec l’épée de Damoclès d’une condamnation à mort seulement différée par ses voisins arabes. Tout cela, je crois, est en train de s’évanouir

comme neige au soleil…

Vraiment ? Vous ne péchez pas par excès d’optimisme ?

Non, je ne crois pas être trop optimiste ! Nous basculons vers un autre monde. Un nouveau monde, en apparence au moins, éminemment favorable à Israël. Car, pour la première fois de son histoire, Israël est entouré, soit d’alliés, soit d’Etats faillis et en voie de décomposition.

Et c’est une donne globale rassurante ?

Oui, plutôt : les deux dictatures baasistes, l’Irak de Saddam Hussein et la Syrie des Assad, qui ont tant fait contre Israël, avec une virulence durable, ne redeviendront jamais cet ennemi existentiel avec lequel l’Etat juif a dû longtemps composer.

Et les autres voisins immédiats d’Israël ?

Eh bien, les autres nations voisines sont des alliés ou en voie de l’être. Chypre et la Grèce (longtemps un bastion de l’antisémitisme militant), naturellement, mais aussi, au Proche-Orient, la Jordanie, tenue à bout de bras par la puissance militaire israélienne, et l’Arabie saoudite, qui entame un dialogue de plus en plus fructueux avec l’Etat d’Israël. Sans oublier l’Egypte dont l’assistance de Tsahal est requise en permanence afin de garantir la sécurité du Sinaï contre la petite insurrection de Daech qui y perdure. Vous le voyez donc : le tableau régional d’ensemble n’est plus celui d’une hostilité irréductible, voire immaîtrisable, à l’endroit de l’Etat juif.

Le tableau régional d’ensemble n’est plus celui d’une hostilité irréductible, voire immaîtrisable, à l’endroit de l’Etat juif

Mais il y a aussi des zones d’ombre…

Bien sûr, d’autres menaces existentielles planent sur Israël, perdurent et même s’intensifient dans un cercle un peu plus

large – comme l’Iran attaché à un dialogue nécessaire avec la

Russie, elle-même véritable allié d’Israël grâce à Vladimir Poutine -, mais l’analyse de ces challenges implique nuance et mesure. Car une esquisse d’amélioration s’impose en fait dans l’ensemble de l’écosystème régional.

Quelle amélioration ?

Israël est en train d’entrer dans une nouvelle phase de son histoire, marquée par l’amorce d’une coopération avec ses voisins. Mais attention ! Tout n’est pas rassurant, vous avez raison. Par exemple, le radicalisme palestinien ne se dément pas : il s’aggrave. L’absence de solution politique apparaît intégrée de part et d’autre par les opinions palestinienne et israélienne. Nous assistons aussi à un bouleversement démographique d’Israël, avec l’accroissement de sa composante arabe et, par-delà, du peuple juif, auquel les autorités ne sont nullement préparées. Cela dessine par contre des perspectives beaucoup plus mitigées.

Commençons par la poursuite de l’antagonisme

d’Israël avec les Palestiniens. Récemment, un historien israélien célèbre, Zeev Sternhell, a cru judicieux, dans les colonnes du quotidien Haaretz, de tracer un parallèle entre le sort réservé à la minorité juive dans les débuts de l’Allemagne nazie et celui que l’Israël contemporain infligerait à sa minorité arabe…

Ecoutez, nous perdons du temps à commenter la tribune consternante à laquelle vous faites référence. J’ai lu les Mémoires de Zeev Sternhell et j’ai été abasourdi de voir en quels termes cet homme parle des différentes guerres auxquelles il a participé sous l’uniforme, afin de disqualifier de la manière la plus vile et la plus basse tous ses anciens commandants d’unité, et tous ceux auxquels il a été confronté. Sur le fond, Sternhell n’invente rien en pointant la médiocrité d’une grande partie du personnel politique d’Israël. Il y a un effondrement de l’idéalisme politique qu’il n’est pas le premier à décrire ou à dénoncer et qui fait de la classe politique d’Israël une des pires que nous connaissions dans le monde. Les talents ont fui les affaires publiques pour les affaires privées, se réfugiant dans l’entreprise et en particulier dans le secteur de l’innovation informatique et de l’ingéniérie. Ce transfert est massif dans l’ensemble des sociétés occidentales. Mais, en Israël, tout prend une forme paroxystique, hystérisée.

Au coeur du quartier des affaires de Tel-Aviv, les entrepreneurs bâtissent la croissance de demain, fondée sur l'inventivité intellectuelle et technologique.
Au coeur du quartier des affaires de Tel-Aviv, les entrepreneurs bâtissent la croissance de demain, fondée sur l’inventivité intellectuelle et technologique.© Amir Cohen/reuters

Vous évoquez l’une des dimensions fondamentales de l’avenir d’Israël qui est l’innovation. Est-ce à dire que la nouvelle frontière d’Israël est la frontière numérique ?

Evidemment! La  » noosphère  » créée par Internet, qui projette le pays dans une dimension déterritorialisée, celle du cyberespace, c’est l’horizon de l’inventivité israélienne. Rappelons-nous ce qu’était la condition amère des pionniers, des halutzim jusque dans les années 1950… On savait, dans les années de l’indépendance, que les survivants de la Shoah qui ont fait le nouvel Etat avaient délibérément sacrifié le niveau de vie que leur famille avait atteint dans les diasporas d’Europe (parfois d’Amérique) pour l’aventure sioniste, qui rimait alors avec renouveau agricole et surtout avec frugalité. Cette vision à la fois pastorale et désespérée cède actuellement la place à un nouveau rêve israélien, un israelian dream qui permet à la partie émergée de l’économie du pays d’espérer dans les décennies qui viennent dépasser le niveau de vie d’un pays comme la France. C’est donc une nouvelle frontière très concrète. La société israélienne n’est pas une société d’héritiers, mais d’entrepreneurs de la technologie, souvent issus de milieux assez populaires des kibboutzim, et qui bâtissent la croissance de demain et d’après-demain, en générant parmi les fortunes les plus importantes du Moyen-Orient des fortunes fondées ni sur la spéculation ni sur l’exploitation des matières premières, mais sur l’inventivité intellectuelle et technologique. D’où le rang très élevé du pays dans le dépôt de brevets.

Donc, c’est véritablement un nouvel Israël qui émerge ?

Après avoir procédé d’une rupture romantique et dramatique

avec la diaspora, Israël est en train de redevenir le  » juif des nations  » – non, bien sûr, le juif persécuté, mais le juif qui se situe à l’avant-garde de l’innovation. Songeons un instant à ce que pourrait être la conjonction de l’inventivité israélienne

et de l’initiative chinoise ! Anticipons aussi sur ce que la high-

tech israélienne et son économie de la connaissance vont être bientôt capables de réaliser avec les entrepreneurs saoudiens et égyptiens… Avec cette coopération saoudo-égypto-israélienne se prépare le futur big bang moyen-oriental.

La société israélienne n’est pas une société d’héritiers, mais d’entrepreneurs de la technologie, souvent issus de milieux assez populaires des kibboutzim

Comment vont s’articuler la révolution technologique israélienne et le renforcement des nouvelles alliances stratégiques d’Israël (Egypte, Arabie, Russie) ?

En Egypte, Sissi est un homme qui a fait montre de capacités

manoeuvrières afin de se débarrasser des djihadistes. Il va demeurer un allié central pour l’Etat juif ; quant à l’Arabie saoudite, elle est évidemment engagée dans une révolution complète de sa conception du monde, et elle doit être aidée, car elle constitue l’alliance fondamentale que les Israéliens doivent aujourd’hui gérer.

Le royaume saoudien est-il mûr pour épouser à son tour la révolution de l’économie de la connaissance ?

Bien sûr ! L’Arabie est un pays très jeune. En quarante ans, elle

s’est métamorphosée. Il y a, à Riyad, une masse critique de jeunes gens formés aux Etats-Unis ou en Angleterre, principalement, et qui vont accéder progressivement aux responsabilités. L’adéquation entre cette modernité sociétale et les

institutions actuelles va devoir être reconfigurée, comme s’y emploie le prince héritier Mohammed Ben Salmane. Les Israéliens, parallèlement, ont eux aussi une révolution assez comparable à mener.

Laquelle ?

Ils doivent écarter des responsabilités un certain nombre d’imbéciles, de songe-creux et de fanatiques et qui ont trouvé dans la ruine récente de la vie politique les moyens de prospérer. L’autre défi est devant chacun: derrière les difficultés de l’Autorité palestinienne (AP) se profile le problème des Arabes israéliens. Avec une expansion démographique spectaculaire, ils sont désormais presque aussi nombreux que les ressortissants de l’AP ou de la Jérusalem arabe. Demain, ils composeront peut-être un peu moins d’un tiers de la population israélienne. Ils veulent ardemment être pleinement israéliens et mesurent en silence le nombre d’avantages évidents que leur vaut leur nationalité. La révolution culturelle à laquelle est appelée la société israélienne suppose de contenir l’influence des intégristes cyniques qui veulent régler leurs comptes avec l’Israël de l’optimisme travailliste. Sur ce point, j’espère beaucoup du nouvel Israël.

Par Alexis Lacroix.

Bio express

1950 : Naissance le 23 septembre à Paris dans une famille d’origine juive allemande.

1978 : Parution de son premier livre L’URSS et nous (Les Editions sociales).

1982 : Journaliste à Libération, spécialiste des affaires soviétiques.

1992 : Membre de la direction du Courrier international. 2002J’ai vu finir le monde ancien (Grasset).

2011 : Le Peuple-monde : destins d’Israël (Albin Michel).

2017 : La Chute de l’empire américain (Grasset).

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