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Peter Piot : ma lutte à mort contre Ebola et le sida

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

De l’identification du virus Ebola au fin fond du Congo à la lutte contre le HIV dans les hautes sphères des Nations unies, le  » père Damien du XXIe siècle  » raconte son parcours hors du commun dans Une course contre la montre (Odile Jacob). Extraits.

A côté du président du Conseil européen Herman Van Rompuy et du président du Comité international olympique Jacques Rogge, il fut le Belge le plus écouté, le plus craint ou le plus courtisé par les dirigeants du monde. Directeur exécutif d’Onusida de sa création en 1995 à décembre 2008, Peter Piot joua un rôle déterminant dans la prise de conscience du fléau et dans son recul. La récente crise sanitaire en Afrique de l’Ouest a rappelé qu’il fut aussi l’un des découvreurs du virus Ebola au Zaïre (devenu République démocratique du Congo), où sévit une première épidémie en 1976. De chercheur-aventurier de l’Institut de médecine tropicale d’Anvers à directeur d’un organisme de l’ONU à Genève, le Louvaniste a eu un parcours exceptionnel raconté dans livre témoignage (1). « L’histoire de la lutte contre le sida est, avant tout, l’histoire d’un refus – le refus du caractère inévitable de la mort face à un manque de traitement, face aux revers, face aux préjugés, et face aux obstacles institutionnels », résume Peter Piot. Car son combat n’est pas seulement celui contre la maladie mais aussi celui contre la bureaucratie de l’ONU, les conservatismes religieux, les délires de chefs d’Etat, la frilosité des gouvernements ou les priorités financières des industries pharmaceutiques. En cela, Une course contre la montre est aussi le formidable miroir d’une époque. Peter Piot aurait pu se perdre dans « le nid de vipères de la politique multilatérale ». Sans doute est-ce son souci permanent du sort des victimes – « Un médecin ne doit pas seulement soigner, mais aussi prendre soin de ses patients » – et une ambition bien arrêtée – « Je ne voulais pas me contenter d’observer la réalité : je voulais changer la réalité » – qui l’en ont préservé.

G.P.

(1) Une course contre la montre. Mes combats contre les virus mortels, Sida et Ebola, par Peter Piot, éditions Odile Jacob, 405 p.

[ EXTRAITS ]

Le père Damien, l’inspirateur

Il m’arrivait souvent d’enfourcher mon vélo pour rejoindre Tremelo, village situé à 5 kilomètres de Keerbergen. On y trouvait un corps de ferme en L aux volets verts qui avait été transformé en petit musée. C’était la maison de naissance du père Damien, missionnaire catholique et fierté locale du fait de son engagement héroïque aux côtés des lépreux dans l’archipel d’Hawaï au XIXe siècle. A cette époque, la lèpre était considérée comme une maladie particulièrement contagieuse ; elle était incurable. Des milliers de malades hawaïens étaient déplacés sur une péninsule isolée de l’île de Molokai ; ils y achevaient leur courte existence dans la misère et la souffrance. Le père Damien se porta volontaire pour leur venir en aide, au mépris d’un danger pourtant mortel. Il expédia des centaines d’objets et d’images en Belgique avant de succomber lui-même à cette maladie. Je me souviens de ces après-midi : il faisait froid, la pluie tombait à verse sur les champs alentour, et je demeurais là, hypnotisé par les images de malades de la lèpre ; par leurs visages, leurs pieds et leurs mains terriblement difformes. J’étais révolté par le rejet et la discrimination dont ils avaient été victimes – et l’héroïsme du père Damien m’emplissait d’une admiration romantique. L’homme avait bravé les préjugés de la société, il avait risqué sa vie pour accomplir sa mission. En dépit de mon éducation catholique, je n’avais pas l’intention de devenir missionnaire. Mais l’histoire du père Damien – ces actes de charité solitaires et répétés envers les victimes d’une maladie oubliée, l’injustice sociale et les babioles exposées, fascinants symboles de cultures lointaines – a aiguillonné mon désir d’aider les pauvres et d’explorer le monde.

C’est pour cette raison que, finalement, j’ai choisi de faire médecine.

Face aux malades du virus Ebola

Le couple malade était étendu sur des nattes de raphia empilées sur une plate-forme basse faite de branches. Il y avait des mouches sur les croûtes de sang noir qui bordaient leurs lèvres, leurs nez et leurs oreilles ; il était difficile de les en faire partir. Des taches sombres marquaient la peau de leurs torses, et leurs yeux étaient injectés de sang noir. Ils avaient à peine la force de bouger. Le mari se mit à vomir du sang, douloureusement et par petits volumes. Il y avait quelque chose d’étrange dans leurs yeux ; un regard que je serais amené à revoir chez les malades du sida, mais que je n’avais alors jamais croisé. Leurs yeux étaient vides de toute expression, éteints, fantomatiques ; ce que certains appellent un regard vitreux.

En quelques gestes de soin pleins d’aisance et d’habileté, Pierre Sureau (NDLR : collègue français, représentant de l’Organisation mondiale de la santé et de l’Institut Pasteur) se glissa jusqu’au lit. Il eut un hochement de tête qui se voulait rassurant, puis plongea une seringue dans le bras de la malade. Je me contentais de regarder, ne sachant pas comment me rendre utile : nous ne disposions d’aucun traitement permettant de les soulager. Nous avions de la tétracycline, un antibiotique à large spectre, et du lopéramide, un puissant antidiarrhéique, aussi inutiles l’un que l’autre dans le cas présent. Pendant que Pierre prélevait l’échantillon de sang sur le bras de la femme malade, son mari eut un dernier haut-le-coeur étranglé, et s’arrêta de respirer.

J’avais déjà vu des morts ; en faculté de médecine, j’avais même découpé des morts. Lorsque j’étais interne, il arrivait que des patients meurent dans le service où je travaillais ; j’avais même vu des morts violentes aux urgences de Gand, en Belgique. Je pensais donc être habitué ; endurci. Mais ces décès étaient survenus sous sédatif : des morts fâcheuses, bien évidemment, mais aseptisées, prévisibles. Je n’avais jamais vu une personne mourir ainsi, sous mes yeux.

Un syndrome mystérieux qui deviendra le sida

Nathan Clumeck, médecin jeune et ambitieux de l’hôpital Saint-Pierre de Bruxelles – qui était passé par San Francisco – traitait lui aussi des malades venus d’Afrique centrale souffrant du même syndrome mystérieux. Nous avions à nous deux plusieurs dizaines de cas. En mai, une équipe de chercheurs français dirigée par Luc Montagnier a annoncé avoir isolé un nouveau rétrovirus lié au syndrome. Il y avait alors six cents cas répertoriés aux Etats-Unis : des homosexuels, des Haïtiens, des usagers de drogue par intraveineuse, des personnes ayant été transfusées et des hémophiles. Ces trois dernières catégories rendaient probable une transmission par voie sanguine ou par l’intermédiaire de seringues. Le lien avec les homosexuels mettait en lumière la possibilité d’une transmission sexuelle. Quant au lien avec Haïti, il était beaucoup plus énigmatique. Jusqu’alors, on donnait au syndrome des noms aussi malencontreux qu’inexacts, tels que GRID (Gay-Related Acquired Immune Disorder) ou 4H (pour homosexuels, héroïnomanes, hémophiles et haïtiens). C’est lors d’une réunion de juillet 1982 que l’on décida de le nommer AIDS (Acquired Immunodeficiency Syndrome). L’acronyme deviendra un nom.

Avancer malgré les pesanteurs de l’ONU

Nous étions les précurseurs du nouveau système de l’ONU, plus unifié qu’il ne l’était au milieu des années 1990. J’ai toutefois souvent eu l’impression de faire face aux pires aspects de la nature humaine. Nous étions confrontés à une épidémie des plus terrifiantes, et je voyais des employés de l’ONU se laisser absorber par leurs petites questions d’ego, de guerres de territoires et de politique bureaucratique ; un spectacle démoralisant et profondément contraire à l’éthique. Il me mettait en colère, mais renforçait également ma détermination. J’avais la peau chaque jour un peu plus dure, et je rappelais à mon équipe qu’il ne fallait pas nous laisser décourager par cette guérilla bureaucratique : nous devions continuer à bâtir l’organisation, et à solidifier les soutiens en dehors du système. Il ne fallait pas oublier que nous avions la chance de travailler sur l’un des plus importants projets de notre époque. Cela nous permettait d’avancer.

Surmonter les interdits des religions

Quelques semaines après cette rencontre, j’ai assisté à un cours de formation sanitaire pour jeunes femmes dans une mission catholique de Côte d’Ivoire. Elle se trouvait non loin de Yamoussoukro, ville de naissance du président Félix Houphouët-Boigny, qui y avait fait construire – aux frais de l’Etat – la deuxième plus grande cathédrale au monde. A un moment, le dessin d’un préservatif est apparu sur le tableau de la conférence, et j’ai posé cette question à l’enseignante, une religieuse européenne : « Ma soeur, vous faites la promotion du préservatif ? » Elle m’a répondu : « Docteur, lorsque je montre ce tableau, je pense en tant que femme » – et non en pieuse religieuse catholique, voulait-elle sans doute dire.

Je me suis demandé ce que ses supérieurs pensaient d’une telle entorse à la doctrine. La visite d’un hôpital catholique de Namibie (Afrique australe) m’a apporté la réponse. Toute une gamme de préservatifs était mise à la disposition de tous dans un panier présent dans le centre de traitement ambulatoire. J’ai posé la même question à l’infirmière qui gérait le service : « Ma soeur, vous faites la promotion des préservatifs ? » Sa réponse fut succincte : « Docteur Piot, il y a bien loin de Rome à la Namibie. » Et elle s’en est allée. Cela m’a permis de comprendre que même les religions dotées d’une structure hiérarchique d’apparence rigide, comme l’Eglise catholique, n’étaient pas monolithiques, et que leur action quotidienne était guidée par le style individuel de chacun de ses représentants.

Des chefs d’Etat pas commodes à convaincre

La Russie est l’un des pays dans lesquels je me suis le plus rendu, mais je n’y ai pas eu un véritable impact. Je savais que la démographie était un sujet sensible pour les dirigeants russes. La population déclinait depuis la chute de l’Union soviétique, en dépit de l’immigration, du fait de faibles taux de natalité et d’une très forte mortalité, surtout chez les hommes. Ce déclin affectait la qualité des forces armées, la productivité industrielle et l’avenir de la nation à tout point de vue. La prévalence du VIH y était certes modeste (1,1 %), mais le sida exacerbait le déclin démographique de manière bien plus importante que dans certains pays africains, où la prévalence était beaucoup plus forte mais où la croissance démographique était comprise entre 2 et 3 %. J’estimais que le fait d’aborder cette réalité pouvait convaincre les responsables russes d’entendre nos arguments. J’avais tort. Dans la plupart des pays, le chef d’Etat acceptait de me rencontrer lorsque j’en faisais la demande. Pas en Russie : je ne suis jamais parvenu à rencontrer Vladimir Poutine (mais je ne sais pas si cela aurait pu changer la donne). Dans les démocraties, qui sont dotées de systèmes gouvernementaux responsables, il n’est pas véritablement nécessaire de rencontrer le chef d’Etat – mais j’avais constaté que dans les régimes plus autoritaires, le dirigeant pouvait avoir un impact massif, et ce même sur des questions mineures.

Copyright Odile Jacob

Les intertitres sont de la rédaction.

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