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Pakistan: Le périple de Merah, l’apprenti tueur de Toulouse

Deux mois durant, à partir de l’été 2011, le jeune délinquant toulousain chemine de Lahore aux zones tribales. Il y rencontre, pour la première fois, des djihadistes et apprend à manier les armes. Le Vif/L’Express a reconstitué cet incroyable périple, qui annonce ses tueries de 2012.

Il y a foule, le vendredi 19 août 2011, à Roissy – Charles-de-Gaulle. L’agent de la police aux frontières (PAF) contrôle machinalement le passeport n° 09PF20140 et le rend à son titulaire, un jeune Toulousain de 22 ans, nez fin, cheveux lissés en arrière. « Passez. » Mohamed Merah se glisse dans le flot anonyme des voyageurs. Il vient de franchir la première des lignes le séparant du terrorisme international. Direction, le Pakistan.

Au cours d’une enquête de plusieurs mois, Le Vif/L’Express a reconstitué son parcours dans ce pays, à partir d’indices laissés derrière lui : appels téléphoniques, connexions Internet, mais aussi négociations avec la police avant sa mort. Ces éléments ont été recoupés, au Pakistan, par le biais de sources locales, dans le domaine de l’informatique, du contre-terrorisme et auprès de responsables insurgés. Il en ressort un portrait de Mohamed Merah qui ne cadre plus vraiment avec celui, un temps ébauché, d’un jeune déboussolé partant le nez au vent rejoindre le djihad armé. Ce voyage l’a transformé en professionnel de la terreur, capable de tuer sept personnes, dont trois jeunes écoliers juifs, à Toulouse et à Montauban, en mars 2012, et d’en blesser grièvement deux autres.

A l’été 2011, lorsqu’il quitte la France, Merah est déjà une « cible privilégiée » de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI). La police sait qu’il a par le passé bourlingué en Afghanistan, mais il reste à ses yeux un petit délinquant attaché à un mode de vie occidental, fréquentant les boîtes de nuit, se parfumant à Lolita Lempicka au masculin. Personne ne réalise l’imminence de la menace.

Comme quelque 5 000 autres islamistes radicaux en France, Mohamed Merah se trouve tout de même sous le coup d’une fiche « S » pour « sûreté de l’Etat ». En théorie, ses sorties du territoire doivent être signalées. Pourtant, le 19 août 2011, à Roissy, les ordinateurs de la PAF ne détectent pas son passage. Explication : seuls les vols directs vers 31 destinations sensibles – dont le Pakistan – sont systématiquement surveillés ; Merah, lui, transite par Oman, destination pour laquelle les vérifications ne sont qu’aléatoires… Voyageur parmi d’autres, il profite de cette faille béante du bouclier antiterroriste.


Fiché comme 5000 islamistes radicaux en France, Merah déjoue la surveillance policière (ici, son passeport et son visa d’entrée au Pakistan). (Photo: DR)

Son périple a été bien préparé. Il vient d’acheter une carte de téléphone prépayée qu’il a utilisée pour joindre l’ambassade du Pakistan à Paris (l’un des deux numéros composés n’est curieusement plus attribué aujourd’hui). « A cette époque, à aucun moment les services français ne nous ont alertés sur sa dangerosité potentielle », indique une source diplomatique pakistanaise. Un visa touristique, enregistré sous le n° VF716688, lui est délivré le 8 août. Il voyage donc en règle. Officiellement, pour aller chercher une épouse en terre musulmane.

A Lahore, un homme du Lashkar-e Taiba l’aurait aidé

Dès sa sortie de l’aéroport Allama Iqbal, à Lahore, le 20 août, la chaleur lui brûle la peau : il fait 45 degrés. A peine arrivé, le jeune Toulousain s’empresse de… rassurer sa mère, l’appelant à plusieurs reprises depuis les centres téléphoniques d’Anarkali, le vieux bazar, au milieu d’une foule affairée. Curieux comportement pour un apprenti terroriste. Comme lors de ses voyages précédents, il adopte plutôt la panoplie du touriste, appareil photo en main. « Ça me saoulait de prendre ces photos, ces vidéos. Mais voilà […] c’est une assurance pour le jour où si je me fais arrêter », fanfaronnera-t-il devant les hommes du Raid, des mois plus tard, lors du siège de son appartement.

Un officier de l’ISI, les services secrets pakistanais, livre au Vif/L’Express un témoignage qui n’a jamais été officiellement communiqué aux enquêteurs français : d’après lui, Merah se déplaçait seul, mais un homme l’attendait à Lahore pour l’aider à accomplir sa « mission ». Celui-ci appartiendrait au Lashkar-e-Taiba, un groupe extrémiste pakistanais fondé dans les années 1980 par les services secrets, impliqué dans plusieurs attaques en Inde et en Afghanistan. « Cela explique la discrétion du Français sur notre territoire, affirme l’agent pakistanais. Le Lashkar-e Taiba dispose de relais dans tout le pays. »

A Lahore, nous n’avons trouvé nulle trace du passage de Merah, ni dans les guest houses ni dans les hôtels. Rien, non plus, sur les registres policiers. Tout indique que le visiteur, qui ne parlait pas l’ourdou et mal l’anglais, s’est fondu dans cette métropole de plus de 7 millions d’habitants. Curieusement, il n’a pas pris de précaution particulière avant d’envoyer des emails depuis des endroits très en vue – une salle de classe du prestigieux collège Aitchison, un institut privé, ou encore le bureau d’un organisme délivrant des visas pour les pays anglo-saxons, dans l’un des quartiers les plus sécurisés de Lahore. Plus tard, il confiera aux policiers français avoir fait la rencontre d’un certain « Muhammad », « âgé de 25 ans environ », qui l’aurait hébergé. Ce Muhammad pourrait bien être son guide du Lashkar-e Taiba.

Le parcours de Merah conduit ensuite à Kharian, une petite ville étroitement surveillée, car elle abrite un secteur militaire (l’un de ces cantonments hérités de la période coloniale). Il ne rompt pas le lien avec sa mère, qu’il appelle depuis deux magasins de téléphonie. Selon un journaliste local, le patron de l’une de ces échoppes a été interrogé par les services de renseignement pakistanais et français. Effrayé, ce dernier a refusé de nous rencontrer. « Au Pakistan, l’affaire Merah dérange puisqu’elle touche des organisations proches de nos services », confie Adnan Adil, spécialiste des groupes terroristes. Plus troublant encore, les 26 et 27 août 2011, soit une semaine après l’arrivée de Merah au Pakistan, son adresse Internet est activée à Sakhi Sarwar, une ville sous administration militaire, en raison de sa proximité avec un site nucléaire. Pour y aller, les étrangers doivent en principe disposer d’un permis spécial. Lui aurait-on fourni une telle autorisation ? Quelqu’un d’autre a-t-il consulté sa boîte mail ?


Conduit par un combattant armé proche d’Al-Qaeda, Merah disait avoir franchi sans problème un barrage de militaires. (Photo: Reuters)

C’est dans la capitale, Islamabad, où il a peut-être transité par l’école coranique Jamia Faridia, que s’ouvrent pour lui, le 3 septembre, les portes du terrorisme international. « J’ai mis une dizaine de jours environ pour trouver les frères. […] Ça a été très, très, très, très, très, très facile de les trouver, s’enflamme ainsi le tueur lors du siège policier, à Toulouse. Dès que je suis allé à Islamabad, je suis rentré dans une certaine mosquée et j’ai vu un homme dont j’avais entendu dire qu’il soutenait les talibans ouvertement. […] Je savais que son fils ou quoi, ses enfants, avaient été tués par les militaires pakistanais, donc je savais que je pouvais lui faire confiance. Je lui ai tout déclaré. J’ai parlé avec lui en arabe en lui disant que je voulais rejoindre Al-Qaeda. […] Je suis allé au culot vers lui. » Il pourrait s’agir d’Abdul Aziz Ghazi.

Au lendemain de cette rencontre, Merah disparaît des écrans radars. Durant deux semaines, entre le 4 et le 17 septembre environ, il se rend clandestinement dans l’ouest du pays, à Miranshah, près de la frontière avec l’Afghanistan. Ce secteur montagneux échappe au contrôle militaire. Peuplé de tribus pachtounes, il constitue la base arrière des insurgés talibans engagés dans les combats contre la coalition. C’est aussi un fief terroriste, refuge de nombreux groupuscules se revendiquant d’Al-Qaeda. Pour entrer dans ce monde parallèle, le « frère » rencontré à la mosquée d’Islamabad confie Merah à un guide sûr. Selon nos informations, il s’agirait d’un combattant appartenant à un autre groupe extrémiste pakistanais, le Harkat ul-Moudjahidin (HUM).

Au début, les djihadistes se méfient de lui

Merah s’installe à l’arrière d’une moto bringuebalante, selon son propre récit livré lors du siège de son appartement. Le pilote, mortier en bandoulière, taille la route jusqu’à un barrage tenu par des militaires. Le Français craint d’être tombé dans un piège. Mais, après une rapide discussion, un soldat les laisse passer : « Ils se sont mis d’accord », racontera Mohamed Merah.

L’apprenti terroriste, soupçonné un temps d’être un espion, séjourne plusieurs jours dans une maison isolée : les djihadistes se méfient des infiltrés susceptibles de guider les drones américains (1). Une fois à Miranshah, Merah fait, selon toute vraisemblance, la connaissance de Moez Garsallaoui, ancien résident en Belgique marié à Malika el-Aroud, représentant du groupe Jund Al-Khilafah, qui sera liquidé par une frappe aérienne quelques mois plus tard. Parfaitement francophone, cet homme est connu pour faciliter l’acheminement de combattants étrangers et les entraîner, avant de les renvoyer dans leur pays d’origine. En entendant s’exprimer le nouveau venu, il identifie vite un « accent du sud » de la France. Merah est adoubé. Dans ce fief djihadiste, où quelques Occidentaux se mêlent aux combattants locaux, le voici surnommé « Yussuf al Faransi », Youssef le Français. Refusant d’être formé aux explosifs, il opte pour un entraînement express au maniement des armes de poing, de la kalachnikov et de la grenade. Il entend désormais mener « sa » guerre, non au Pakistan mais chez lui, à Toulouse. « Je travaille avec Al-Qaeda. Et j’ai des supérieurs, lancera-t-il lors du siège des forces de l’ordre. J’opère tout seul. J’ai été entraîné par les talibans pakistanais. Voilà, y a toute une organisation derrière tout ça. »

Ce séjour dans les zones tribales aurait dû lever les derniers doutes sur sa dangerosité. D’autant que, à la mi-octobre, le contre-terrorisme français a écho de sa présence au Pakistan. Les policiers spécialisés suivent désormais son itinéraire, à partir des lieux de ses connexions Internet, et notamment sa messagerie abouyussuf@…fr. Pour autant, ils n’ont aucune trace informatique de cette incursion au coeur du sanctuaire djihadiste de Miranshah. Dans ces secteurs reculés, la DCRI (service intérieur) et la DGSE (service extérieur) restent techniquement aveugles et sourdes sans le concours de leurs alliés anglo-saxons. Or, au début du mois de septembre 2011, la National Security Agency (NSA), les « grandes oreilles » américaines, détecte l’activation d’une boîte email dans la zone. Ces courriels ne représentent qu’une infime partie des dizaines de milliers de communications recueillies par le gigantesque filet technologique tendu au-dessus des montagnes pakistano-afghanes. L’exploitation par la CIA dure de longs mois. Et l’information sur Merah ne sera transmise à Paris qu’après les tueries de Toulouse et de Montauban. Lors de la négociation, le forcené, tout à sa gloriole personnelle, fait la leçon aux policiers : « J’étais en pleine zone tribale dans le Waziristan et j’ai envoyé des emails à ma mère pour lui dire que j’allais bien, pour ne pas qu’elle s’inquiète. Rien que ça, vous auriez su d’où il vient, l’email, vous auriez vite compris. »


Le 9 octobre 2011, Merah se rend à Abbottabad, ville où se trouvait la résidence d’Oussama Ben Laden (ci-dessus). (Photo: Reuters)

Selon les éléments recueillis par Le Vif/L’Express, Paris a été destinataire, dès le mois de janvier 2012, d’un autre renseignement alarmant transmis par Washington. Il s’agit cette fois d’un coup de téléphone. A l’époque où Merah se trouve au Pakistan, la NSA intercepte un appel destiné au groupe terroriste HUM. Dans la foulée, le même correspondant, non identifié, avait téléphoné, à deux reprises, à… Toulouse.

Le 17 septembre 2011, le jeune homme revient tranquillement à Islamabad. Grâce au HUM, il reprend ses envois d’emails depuis des lieux discrets. Dans le quartier « G9 » de la capitale pakistanaise, il se rend dans une dépendance d’un ministère et dans une école. Le 19 septembre, il rayonne dans la région, à Faisalabad. Le 9 octobre, on le retrouve, comme en pèlerinage, à Abbottabad, la ville où, cinq mois plus tôt, un commando américain a liquidé Oussama ben Laden lors d’un raid héliporté.

« Honnêtement, t’y as cru, à cette histoire de tourisme ? »

L’antenne de la direction du renseignement à Toulouse finit par s’inquiéter de ce séjour prolongé au Pakistan. Un brigadier fait passer le message suivant à la mère de Merah : Mohamed doit appeler le service pour fixer une date de rendez-vous au commissariat dès son retour. Le 13 octobre, à 11 h 5, depuis Lahore, il rappelle lui-même l’agent toulousain sur son poste fixe. Une conversation assez longue – sept minutes – et détendue. Pour l’amadouer, le policier lui explique qu’il veut juste échanger avec lui sur la situation en Afghanistan. Une note déclassifiée relate cet épisode : « Se montrant très favorable à une rencontre, il disait, sans les citer, avoir traversé beaucoup d’autres pays. […] Mohamed Merah nous est apparu détendu, serein et favorable à une rencontre, n’occultant pas sa présence au Pakistan pour une « fille », prétexte qui nous paraît pour le moins surprenant. »

Le 19 octobre 2011, soit deux mois jour pour jour après son départ, Merah est de retour sur le sol français. Toujours célibataire mais plutôt mal en point : il doit être hospitalisé à l’hôpital Purpan de Toulouse, pour une sévère hépatite A. Lors de l’entretien au commissariat, le 14 novembre, il réussit à donner le change sur le motif véritable de son séjour au Pakistan. En réalité, il recherche des armes, et reste en relation avec certains de ses mentors. C’est, du moins, ce qu’il affirmera avant de mourir sous les balles du Raid, le 22 mars 2012 : « J’ai coupé tous les liens avec eux sauf un. […] Tous les deux-trois mois, j’envoyais un mail pour confirmer certains détails. […] Honnêtement, t’y as cru, à cette histoire de tourisme ? »

Eric de Lavarène (au Pakistan) et Eric Pelletier

(1) Selon le site The Long War Journal, 318 tirs visant une cible en territoire pakistanais ont eu lieu depuis janvier 2008.

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