© Virginie Nguyen

« Où est le plan Marshall européen pour le monde arabe? »

Depuis trois ans, Koert Debeuf assiste en première ligne à la révolution arabe. « Elle présente de nombreuses similitudes avec la Révolution française » écrit-il dans son nouveau livre. « Les frères musulmans sont les Robespierre d’Égypte ».

Conseiller et porte-parole de l’ancien premier ministre Guy Verhofstadt (Open VLD), Koert Debeuf connaît le centre du pouvoir belge mieux que quiconque. Il a accompagné Guy Verhofstadt lorsque ce dernier est passé au niveau européen. Mais lorsque la situation s’embrase dans le monde arabe, Debeuf veut absolument y aller. Il avait manqué les révolutions en Europe de l’Est et ne voulait pas à nouveau manquer le coche. En septembre 2011, la fraction libérale l’envoie donc, accompagnée de son épouse et de ses deux filles, dans la ville la plus animée du monde arabe. Ces trois dernières années, depuis Le Caire, il travaille à un réseau s’étendant de la Libye à la Syrie où il aide le courant arabe séculier à organiser les élections et les campagnes électorales. Son livre intitulé « Inside the Arab Revolution. Three Years on the Frontline of the Arab Spring » raconte cette expérience.

Malgré ce titre, Debeuf n’apprécie pas particulièrement l’expression « printemps arabe ». « Il s’agit d’une référence cynique au Printemps de Prague réprimé par les chars russes ». Debeuf estime que les critiques qui affirment que le printemps arabe s’est rapidement transformé en hiver sont injustifiées. Il trouve la preuve de ce qu’il avance dans la mère de toutes les révolutions : la Révolution française.

Koert Debeuf: « Les ressemblances sont énormes, ne serait-ce que sur le plan chronologique : les Français ont eu trois constitutions en cinq ans. En Égypte, ils ont atteint ce chiffre après seulement trois ans. De plus, la France connaissait l’explosion démographique qui caractérise également le monde arabe. En cent ans, la population française est passée de 20 à 30 millions.

Les nouvelles générations étaient frustrées par l’immobilisme. A cette époque, les postes politiques s’achetaient et se transmettaient de père en fils.

Avant la Révolution française, les Français ne savaient pas comment exprimer ces frustrations. A cette époque le seul journal politique est « La Gazette », un quotidien fidèle au parti. Une fois cette censure détournée, tous les révolutionnaires commencent leur propre journal. 80 journaux voient le jour et sont disponibles pour la première fois à tous les coins de rue. Cette explosion d’idées est comparable à l’impact de Facebook et Twitter aujourd’hui. Si la Révolution arabe était une révolution Facebook, la Révolution française était une révolution de gazettes ».

Vous écrivez que les Français ont dû attendre une démocratie stable durant plus de 80 ans. Les Arabes devront-ils faire preuve d’autant de patience ?

Debeuf: « Non, aujourd’hui tout évolue beaucoup plus rapidement. Mais il leur faut du temps, tout comme les Polonais à l’époque. Même ce pays, pourtant intégré à l’Europe, a eu besoin de 20 ans pour réélire un premier ministre pour la première fois. En tout état de cause, il est insensé de parler d’un hiver arabe après trois ans ».
Il n’y a pas que ce « Printemps » qui vous dérange. Il y a aussi le fait qu’on se focalise si fort sur l’islam.

Debeuf: « Les gens qui se focalisent sur l’islam ignorent que le monde arabe est le théâtre d’une lutte acharnée entre les séculiers progressifs et les théocrates conservateurs depuis le dixième siècle. Nous oublions que le monde arabe était intellectuellement au sommet alors que nous vivions le Moyen-Âge en Europe. Le doctorat d’André Vésale était une copie d’une oeuvre arabe sur la médecine. Notre Renaissance aurait été impossible sans eux ».

Pourquoi se sont-ils assoupis ensuite?

Debeuf: « Chez nous, Augustin a introduit le Moyen Âge en mettant fin à la discussion entre la croyance et la science, chez eux Al Ghazali a été à l’origine de la fin du progrès. Le coup de grâce est venu des Mongoles, qui ont détruit Bagdad en 1258 et ont lancé les livres de la plus grande bibliothèque du monde dans l’Euphrate. Le Moyen Âge arabe a commencé à ce moment-là.

Ils ne se réveilleront que lorsque Napoléon Bonaparte envahit l’Égypte en 1798. À cette époque, le roi d’Égypte envoyait des gens en France pour y étudier. Ils ont ranimé une nouvelle période de Lumière tout en faisant apparaître un nouveau dilemme: la Renaissance serait-elle alimentée par l’islam ou par l’ouverture ? La discussion s’est interrompue sous Gamal Abdel Nasser. La guerre perdue en Israël en 1967 bloque la pensée de progressiste et injecte un sentiment de défaitisme ».

Vous écrivez également que la révolution arabe n’est pas neuve.

Debeuf: « En effet, elle découle des révolutions démocratiques au 19e et 20e siècle. En 1886 déjà, l’armée d’Égypte se rebelle, car elle estime que chacun peut accéder aux postes élevés. Le peuple a repris cette demande de démocratisation ».

Pourquoi ces révolutions arables ont-elles échoué?

Debeuf: « Le colonisateur britannique réprime à tout va, comme il l’avait fait lors d’un autre soulèvement en 1919. Ces demandes de démocraties ont toujours été enrayées par l’Occident ».

Vous critiquez également la façon dont l’Occident gère les révolutions arabes aujourd’hui.

Debeuf: « Nous ne les gérons pas. L’Europe ne s’intéresse pas à ses voisins arabes. Suite à la crise économique, nous ne faisons que nous regarder le nombril. Dans le meilleur des cas, nous mettons à jour quelques anciens accords. Or, après la Seconde Guerre mondiale, l’Amérique, il est vrai en grande partie par intérêt, a investi massivement dans le plan Marshall en Europe. Pourtant, l’Europe a autant d’importance pour l’Amérique que le monde arabe ne l’est aujourd’hui pour l’Europe.

Quels bénéfices tirerons-nous d’un plan Marshall européen pour les pays arabes?

Debeuf: « Les avantages sont énormes. Cette région est à l’heure actuelle peuplée de 200 millions de personnes plongées en plein marasme économique. Créez-y une stabilité politique et une prospérité économique et vous aurez un énorme marché proche de nos frontières. Un marché qui constitue également une solution à la migration qui nous fait si peur.

Mais abstraction faite de l’argent qu’on peut y gagner, l’Europe a toujours été un rêve, non ? Le système qui transforme de pauvres dictatures en riches démocraties. Nous devons miser davantage sur notre soft power. Prenez l’enseignement qui est le grand problème en Égypte et au Maroc. Il y a ridiculement peu d’Arabes qui viennent étudier chez nous. Ouvrons-leur notre enseignement. Ils ne manqueront pas de rentrer chez eux, soyez-en certains ».

Pensez-vous que le monde arabe attende l’Europe?

Debeuf: « Bien sûr! La Libye demande de l’aide auprès du dialogue national depuis deux ans. Nous aurions pu y éviter ce chaos par une mission de haut niveau qui ne devait pas durer plus de deux ou trois mois. La Libye n’est pas difficile, vous savez. Une fois que vous savez qui reçoit quelle partie du pétrole, le problème est résolu. J’étais très optimiste à propos de la Libye, mais maintenant c’est un drame. En grande partie parce que nous réagissons de façon bureaucratique ».

Vous venez de la bureaucratie belge et européenne. Que vous ont appris ces trois ans hors de votre habitat de l’époque ?

Debeuf: « Que ne nous ne savons rien de nos voisins arabes. Nos connaissances sur le monde arabe s’arrêtent à la mort de Cléopâtre et recommencent à la création d’Israël en 1948. Nous voyons tout à travers un prisme eurocentriste et israélien ».

Nous surestimons notre propre importance?

Debeuf: « Nous sommes arrogants, oui. La visite du commissaire européen à l’Élargissement ¦tefan Füle était inimaginable, presque néocoloniale. Mais paradoxalement, nous sous-estimons le poids des fonctions européennes. Les Égyptiens s’intéressent plus à Catherine Ashton qu’à Angela Merkel ou William Hague, le ministre britannique des Affaires étrangères.

Quand Ashton se rend en Europe, tout le monde veut la voir et je dois expliquer l’Europe sur les chaînes arabes. Nous laissons passer des opportunités historiques, car nous ne réalisons pas la colère de gens en dehors de l’Europe quand Ashton exprime une fois de plus ses « inquiétudes ».

Pourtant, la Turquie, la Russie ou la Chine ne semblent pas avoir une haute opinion de nous.

Debeuf: « Ils nous trouvent encore trop faibles, mais eux aussi trouvent que nous devons coopérer davantage. La ligue arabe ? Mercosur en Amérique du Sud ? Asian? Toutes des copies de l’UE. Pourquoi agite-t-on des drapeaux européens à Kiev. Parce qu’ils n’ont pas envie du jeu cynique de Moscou. Il y a des années j’étais en Géorgie, là ils veulent tous rejoindre l’UE.

Curieusement, les seuls antiEuropéens se trouvent déjà dans l’UE. Tous les autres crient : « Nous avons besoin de plus d’Europe ! ». Bien sûr, les choses sont susceptibles de beaucoup d’amélioration, mais en tant que pacificateur et moteur de prospérité, l’UE reste le projet politique le plus réussi de l’histoire. Grâce à l’Union européenne, l’Europe n’a plus connu de guerre. Je répète : plus de guerres en Europe ! Et grâce à la guerre, les Balkans non plus ne seront plus confrontés à la guerre ».

Il y a deux ans, vous avez suggéré dans une opinion parue sur Knack.be de considérer les Frères musulmans égyptiens comme les républicains américains : « Peut-être difficiles à comprendre, mais tout de même des démocrates ». Croyez-vous toujours qu’ils puissent évoluer vers un genre de Républicains ou un CVP d’après-guerre ?

Debeuf: « Non, ils ont manqué cette opportunité. Les conservateurs Mohammed Badie et Khairat el-Shater qui financent les FM ont remporté la lutte interne entre les Frères musulmans. Ceux-ci trouvaient que les FM devaient tout prendre. D’autres voulaient démocratiser. Shater et Badie ont imposé que les FM proposent un candidat à la présidence. Shater a même sabordé une tentative de médiation de la part de l’Europe. Les fondamentalistes ont remporté ce combat, mais finalement ils ont perdu la guerre. De plein fouet, les FM se sont heurtés à un mur.

Si l’Égypte et la Syrie prouvent quelque chose, c’est bien que les gens ne veulent pas qu’on se mêle de leur vie privée. En Syrie les rebelles ne combattent plus uniquement le dictateur séculier Bashar al-Assad, mais aussi les djihadistes. Et le 13 juin 2013, les Égyptiens sont descendus en masse dans les rues quand le président Mohammed Morsi (FM) a voulu s’attirer tout le pouvoir. Maintenant ils savent qu’ils peuvent exercer un impact ».

Les Égyptiens n’ont-ils pas récupéré ce qu’ils avaient renversé: une dictature militaire comme sous celle du président expulsé Hosni Moubarak?

Debeuf: « Je ne pense pas. Le réseau dictatorial de l’armée, de la police et des services de sécurité ne sont plus liés entre eux. Il n’existe que dans le sens où ceux-ci se font face. Le deep state sur lequel le régime était basé depuis Nasser est basé, a disparu ».

Le monde arabe est-il en meilleur état qu’il y a trois ans?

Debeuf: « Sur les plans économique et politique, non. Mais si l’on parle des mentalités, cela va incroyablement mieux. Cette évolution va changer tout le monde arabe. Ce n’est que le début. Ici encore, on peut comparer la situation à la Révolution française qui avait également ses hauts et ses bas. Là aussi, le chaos a poussé les gens vers des idéologues rigides et parfois violents comme Robespierre. Et bien que toutes les comparaisons historiques soient bancales, on pourrait dire que les Frères musulmans sont les Robespierre d’ Égypte ».

Infos:

Inside the Arab revolution. Three years on the front line of the Arab Spring – Koert Debeuf – Lannoo Campus – ISBN 9789401418249 – 232 pages – 24,99 euros

Présentation du livre: mercredi 9 avril à 20h au KVS Café Congo, Quai aux Pierres de Taille 9 , 1000 Bruxelles.

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