Rob Hopkins dans le film Demain (2015). Le documentaire réalisé par Cyril Dion et Mélanie Laurent a boosté les initiatives liées à la transition. © PG

« On vit un temps très pauvre en imagination alors qu’on en a plus que jamais besoin »

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

L’inventeur du concept des villes en transition ne veut pas se focaliser sur la possibilité que le monde s’effondre avec la fin du règne du pétrole. Même si elle est réelle. A ses yeux, l’imagination nous sauvera, quoi qu’il arrive à la planète. C’est grâce à elle que les humains inventeront leur futur.

Douze ans après le lancement du mouvement international des villes en transition, des projets ont vu le jour dans une cinquantaine de pays. Cette transition, qui vise à recréer des petites économies locales, aptes à répondre aux défis environnementaux actuels, serait-elle nécessaire si la fin de la production de pétrole n’était pas annoncée ?

Absolument. Quand nous avons lancé le mouvement, on l’a pensé dans un contexte marqué par la fin des énergies fossiles. Mais à présent, le besoin de la transition se fait ressentir beaucoup plus largement car le mouvement contient aussi une réponse au changement climatique, réponse qui ne peut venir que  » de la base « . Il engendre des solutions qui nous permettent de réinventer l’économie du lieu où nous vivons. On peut aussi voir la transition comme une stratégie de santé publique, dans la mesure où elle invite les gens à se réunir pour imaginer le futur. Or, des lieux  » publics  » de réflexion sur un avenir à décliner de différentes manières manquent aujourd’hui.

Comment se dessine actuellement la carte mondiale de la transition ?

Je dirais qu’il y a deux mille ou trois mille groupes. Certains anciens, d’autres qui viennent de se lancer. Certains développent des microprojets d’alimentation en circuit court, d’autres des projets très ambitieux, comme construire des maisons écologiques à prix abordable et qui créent de l’emploi. Au départ, les initiatives fleurissaient plutôt dans des lieux historiquement progressistes, comme Bristol ou Totnes (NDLR : ville où vit Rob Hopkins), en Grande-Bretagne. Maintenant, on en trouve partout, en ville, comme à Londres où on compte quinze quartiers en transition, à la campagne, dans des villages, dans des universités… Depuis le début, on dit que la transition est une expérience et que personne ne sait au juste comment procéder avec elle. Difficile de dire, par exemple, quelle est la meilleure échelle pour lancer un projet de transition. D’expérience, nous savons maintenant que certains marchent mieux à petite échelle et d’autres, à grande échelle. A Totnes, on parvient à mener certaines initiatives à bien parce que nous sommes une petite ville. En revanche, notre monnaie locale ne prend pas, pour la même raison. Alors qu’à Bristol, vous pouvez payer vos impôts ou vos tickets de bus avec la monnaie locale. Même la municipalité l’accepte.

La transition n’est pas anticapitaliste. Elle construit une économie qui fonctionne tout à fait différemment

Et dans les pays en développement ?

Au départ, nous pensions que la transition devait s’appliquer à l’Occident parce qu’il était au sommet de sa consommation d’énergies fossiles et d’utilisation des ressources et qu’il devait revenir à un modèle soutenable. Il fallait donc imaginer une stratégie pour détoxifier le monde développé, en quelque sorte. Mais le concept a été repris partout ailleurs : en Afrique, dans les favelas de Sao Paulo, en Chine. Ce qui est beau dans la transition, c’est qu’elle s’auto-organise. Nous ne sommes pas Coca-Cola : nous ne décidons pas des lieux où la transition doit s’implanter. L’idée circule dans le monde et des gens s’en emparent. C’est toujours une surprise pour nous.

La transition connaît-elle parfois l’échec ?

Je n’ai jamais voulu donner l’impression que la transition était un travail facile. Pour exister, elle s’appuie sur des gens, dont la plupart sont bénévoles et passionnés. Il arrive que des groupes perdent leur énergie ou vivent des conflits. Parfois, le groupe ou le projet ne fonctionne pas. Mais notre philosophie consiste à penser qu’il est important d’essayer. La plupart des gens sont terrifiés à l’idée de prendre des risques. Pareil pour les organisations. En transition, on peut essayer. Et si ça ne marche pas, so what ?

En Belgique francophone, le nombre d’initiatives a triplé en deux ans. Une explication ?

Non. Sans doute le film Demain (NDLR : le documentaire réalisé par Cyril Dion et Mélanie Laurent, sorti en 2015) y est-il pour beaucoup. Et la structure Transition.be offre un support précieux et malin aux groupes qui veulent se lancer. Il y a d’ailleurs une très bonne leçon à en tirer : la transition n’arrive pas par magie mais parce qu’on soutient les initiatives, que ce soit avec du matériel mis à disposition en ligne ou des professionnels qui répondent au téléphone. Ailleurs qu’en Belgique, le nombre de nouveaux groupes continue à progresser, mais moins vite que durant les cinq premières années. En revanche, les groupes existants travaillent plus en profondeur, avec des projets plus substantiels et plus ambitieux.

Les pouvoirs publics doivent-ils nécessairement s’impliquer pour que la transition fonctionne ?

J’ai visité beaucoup d’initiatives de transition dans le monde et découvert certains groupes très actifs qui n’ont aucun lien avec les pouvoirs publics. A Grenoble, c’est le contraire : le maire adore la transition et organise des événements sur le sujet mais il n’y a aucun groupe qui émerge. Et le maire me demande comment faire pour que ça change ! A Bristol, la municipalité travaille avec les groupes de base. Il est vrai que pour les projets de grande ampleur, l’appui des pouvoirs publics est utile. D’expérience, je sais que quand vous rencontrez les responsables politiques des gouvernements locaux, leur porte est souvent ouverte. La plupart ont vu Demain. La transition a ceci de particulier qu’elle se répand sans contrôle. Regardez le projet AlimenTerre, lancé à Liège en 2013, qui vise à créer une ceinture alimentaire autour de la ville. Les autorités locales et l’université y sont impliquées. L’initiative est partie d’un groupe, qui a fait le travail initial, et la ville s’y est ensuite inscrite.

La transition est-elle suffisante pour imposer le changement dont le monde a besoin ?

© HATIM KAGHAT

Nous avons besoin de plus que la transition, même si elle représente une pièce importante. On parle aujourd’hui d’un réchauffement du climat de trois degrés à la fin du siècle ! Il nous faut une stratégie qui vise un réchauffement limité à 1,5 degré. Ça ne marchera que si tous sont capables et acceptent d’y jouer leur rôle : les entreprises, les gouvernements, les individus… La différence entre ces acteurs, c’est que la transition n’attend la permission de personne, et qu’elle peut agir, prendre des risques et être imaginative plus vite que les gouvernements et les entreprises.

La position très fermée du président Donald Trump sur le climat change-t-elle la donne pour vous ?

Sa position est un désastre. C’est monumentalement stupide ! Mais ce qui est intéressant, c’est que depuis qu’il s’est retiré de l’Accord de Paris sur le climat, le nombre de groupes, aux Etats-Unis, menant des actions proclimat a doublé, la croissance des énergies renouvelables y est plus rapide que jamais.

Certains scientifiques évoquent un effondrement total de l’économie, dû à la fin des énergies fossiles, avec d’effrayantes conséquences en termes environnementaux, humains et sociaux. La transition peut-elle permettre de l’éviter ?

L’effondrement total est toujours possible, mais il n’est pas certain. Le capitalisme est très résilient, il peut se réinventer dans différentes situations mais il y a un risque de clash, c’est vrai. Cela dit, si vous vivez à Saint-Domingue, à Portorico, au centre du Portugal, dans certaines régions de l’Espagne, ou à Détroit, en fait, le clash est déjà là. Mon expérience, depuis dix ans, c’est que quand vous parlez d’effondrement aux gens, la plupart sont submergés et se referment. Que voulez-vous faire avec une information comme celle-là ? J’écris actuellement un livre sur l’imagination, qui suggère qu’on vit aujourd’hui un temps très pauvre en imagination alors qu’on en a plus que jamais besoin. S’il y a toujours une possibilité d’éviter la catastrophe d’un changement climatique grave, on n’y parviendra qu’en faisant preuve d’une incroyable imagination. Elle est donc essentielle, quoi qu’il arrive. Je ne pense pas que ça aide de répandre sans cesse un discours catastrophiste. On ne doit pas se concentrer sur les probabilités qu’une catastrophe planétaire survienne mais sur les possibilités de faire avec les ressources qu’on a. C’est l’approche la plus utile. En transition, on estime qu’il faut donner aux individus le moyen de digérer ce genre de nouvelles, et le moyen d’agir, très concrètement. C’est toute la différence.

Qu’elle le veuille ou non, la transition ne remet-elle pas fondamentalement le capitalisme en cause ?

La transition n’est pas explicitement anticapitaliste. Mais elle construit une économie qui fonctionne tout à fait différemment. C’est une économie qui reste à la maison. Si on parvient à ce que 70 % de la nourriture consommée par les Liégeois viennent des environs de Liège, ce n’est pas par anticapitalisme mais parce que ça rencontre les besoins de la ville, que ça crée de l’emploi, que les habitants savent ainsi ce qu’ils mangent, pourquoi c’est bon et d’où ça vient, que ça leur permet d’entrer en contact. Pareil si on rapatrie la production d’énergie renouvelable dans une ville ou près d’une ville, de sorte que la communauté la possède plutôt que de mettre son argent dans un fonds de pension à l’autre bout du monde. On migre ainsi vers une économie basée sur la justice sociale, la solidarité, la convivialité. Et on construit lentement et patiemment une nouvelle économie à côté de l’ancienne, pour laquelle les citoyens pourront opter quand ils veulent. Ce n’est pas anticapitaliste, ça. C’est une approche économique différente, que je pourrais comparer à la gestion incroyablement sophistiquée de l’eau par la forêt : elle est utilisée lentement et jusqu’à la dernière goutte. A Bruxelles, Amazon, les supermarchés et les grandes chaînes de distribution se saisissent d’une grande partie de l’argent des habitants. En retenant le plus longtemps possible cet argent à Bruxelles, on crée de la résilience.

Bio express

1968 : Naissance, à Londres.

1988 : Passe deux ans et demi dans un monastère bouddhiste tibétain en Toscane.

2001 : Enseigne la permaculture en Irlande.

2005 : Lance le mouvement international des villes

en transition.

2015 : Apparaît dans le film Demain.

2016 : honoris causa de l’université de Namur.

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