« On vit dans une époque borderline »

Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

C’est ce que déclare le psychiatre flamand Dirk De Wachter. Et pour illustrer son propos, il ne brandit pas seulement le dictionnaire de psychiatrie, le fameux DSM, mais aussi des tableaux, des romans, des sculptures, exposés le temps d’un été au musée Dr. Guislain à Gand.

Dirk De Wachter, ce nom ne vous dit sans doute rien. En Flandre, ce psychiatre est pourtant une star depuis qu’en 2012, il a publié un essai (non traduit) qui s’est vendu comme des gaufres sur la côte un jour férié (100 000 exemplaires…). Le médecin y posait un diagnostic limpide sur une époque qualifiée de « Borderline Times » (1).

© DR

Un terme médical pour désigner un phénomène de masse ? Oui, et le choix est entièrement assumé. « Un jour, nous explique ce sosie de Nick Cave, j’ai regardé autour de moi et je me suis rendu compte que les neuf critères qui désignent une personnalité borderline dans le dictionnaire de psychiatrie s’appliquent parfaitement aux sociétés dites occidentales. » L’impulsivité, l’impression de vide, l’instabilité affective ou les colères intenses et inappropriées se déclinent désormais à l’échelle d’un pays, voire d’une civilisation, la nôtre en l’occurrence. Un peu comme dans un roman de Michel Houellebecq. Et pour cause : « C’est la lecture, il y a vingt ans de son Extension du domaine de la lutte qui m’a inspiré le concept de société borderline, confie le thérapeute. Le malaise contemporain qu’il décrit est typique de la postmodernité. »

Depuis cette « révélation », Dirk De Wachter creuse la question, s’interroge dans un nouveau livre sur la difficulté d’aimer en ces temps déboussolés. Entre ses cours à la KUL, ses interventions dans les médias et sa pratique, il trouve encore le temps de monter sur scène aux quatre coins du plat pays pour des performances truffées de références littéraires, musicales ou philosophiques. « L’art et la littérature m’en apprennent plus sur les êtres et sur le monde que les publications scientifiques où l’on ressert toujours les mêmes plats, glisse-t-il. L’art réfléchit out of the box, hors des cadres et des conventions, il déploie une complexité qui donne une représentation plus fidèle et plus juste du fonctionnement de notre psychisme et de la société. »

Une singularité qui n’a pas échappé aux responsables du musée Dr. Guislain à Gand, habitué à jeter des ponts entre art et psychiatrie, au point de lui proposer de donner forme à son musée imaginaire. Avant la visite, Le Vif/L’Express a allongé sur le divan celui qui a fait sienne cette définition de l’art signée Charles Bukowski : « Doing a dangerous thing with style. »

Comment le concept borderline s’est-il imposé à vous pour décrire les turbulences actuelles ?

C’est un concept relativement récent. Les cas étaient rares au début du XXe siècle. Mais leur nombre a subitement augmenté dans les années 1980, avant d’exploser pour devenir aujourd’hui le diagnostic le plus fréquemment posé par les psychiatres. Une évolution rapide qui m’a interpellé. J’en ai conclu que ce n’est pas notre cerveau qui a changé, mais plutôt la société autour de nous. Nous avons basculé d’une société névrotique qui a ses sources dans une sexualité refoulée vers un monde à la sexualité explosive. Cette idée que c’est l’environnement qui pose problème était déjà le credo des adeptes de l’antipsychiatrie ou de penseurs comme Michel Foucault. Sauf qu’ils en faisaient une utilisation naïve, manichéenne, en prétendant que les patients étaient normaux et que c’est la société qui était folle. La réalité est évidemment plus nuancée. Et dépend du contexte. Des gens vulnérables, à cause de facteurs familiaux ou sociaux, ressentent plus profondément et plus durement les effets pervers des dysfonctionnements du système. Leurs symptômes et leurs souffrances n’en sont que plus aigus.

Waiting for an idea, Marina Abramovi?, 1991.
Waiting for an idea, Marina Abramovi?, 1991.© DIRK PAUWELS. © SABAM BELGIUM 2016

En tant que thérapeute, vous êtes en premières ligne pour prendre le pouls de ces souffrances…

Ma thèse est la suivante : les troubles mentaux sont des signes qui disent quelque chose de notre temps. Il faut écouter les patients en souffrance pour savoir comment va le monde. « Mind is social », disait déjà l’anthropologue Gregory Bateson. Tout ce qu’on fait, tout ce qu’on pense est connecté d’une manière ou d’une autre avec la société et les autres. Et avec 24 % de la population souffrant de troubles de la santé mentale, la normalité n’existe plus. Quand j’entends mes patients dire qu’ils se sentent seuls, qu’ils ont du mal à vivre avec les autres, je sais que c’est cette société dopée à l’individualisme qui fabrique de la solitude et du mal-être à la chaîne.

C’est rare de voir un scientifique tenir des propos aussi radicaux…

Je ne tiens pas un discours politique au sens classique du terme. Quand je mets en cause le libéralisme, ce n’est pas dans un sens politique, mais comme ferment idéologique de cet individualisme que tous les partis défendent plus ou moins. On a tué Dieu, on s’est libérés, ou on croit s’être libérés, et à la place, on a mis l’individu. Résultat : on se prend tous pour des petits dieux qui revendiquent, exigent les privilèges qui vont avec la fonction. Cette idéologie masque la réalité, à savoir qu’on est juste des hommes, qu’on évolue dans un monde imparfait et que pour s’en sortir, on n’a d’autre choix que de vivre ensemble. Cet aspect collectif est essentiel. Sans la connexion à l’autre, sans pouvoir exister dans le regard de l’autre, l’individu se condamne à l’isolement et à une existence bâtie sur du vide.

Que vient faire l’art dans tout ça ?

On ne connaît jamais l’ « autre », il reste toujours un étranger, affirmait Levinas. L’art permet néanmoins de s’en approcher parce qu’il met en scène l’intersubjectivité. Les oeuvres d’art rendent palpable cette complexité qui est notre lot, alors que les médias et la politique ont souvent des théories simplistes : c’est soit noir soit blanc. Comme quand on demande de répondre oui ou non au Brexit par exemple. C’est absurde pour un problème aussi complexe. Les artistes rendent les choses plus mystiques, plus intenses, plus troubles. Ce qui ne condamne pas la science pour autant, elle reste indispensable pour défricher le terrain, faire les premiers pas.

Science et culture sont donc complémentaires ?

Trio, Thomas Schütte, 1993
Trio, Thomas Schütte, 1993© DR

Oui. Dans mon livre, je m’en tenais à un diagnostic médical simple, compréhensible par le plus grand nombre, mais réducteur. D’où son succès d’ailleurs. Cette étape de simplification est nécessaire mais elle ne suffit pas à décrire la réalité, à l’épuiser. Il faut en passer par l’art pour rendre compte de la complexité qui habite le monde. Cette exposition va dans ce sens. Dans ma pratique de psychiatre, je fonctionne de la même manière. Je simplifie d’abord le problème en m’appuyant sur une grille médicale, ce qui débouche par exemple sur un traitement médicamenteux, et ensuite, après quelques consultations, j’entre dans les profondeurs, je tente de renouer avec les mystères de l’existence.

En dépit du tableau noir que vous dressez, vous restez optimiste…

Je reste optimiste parce que je crois à l’engagement. Le rôle de l’intellectuel est de critiquer, pas par cynisme mais parce que la critique est le premier pas de l’engagement et de l’action. Mon livre a eu un large écho en Flandre, et singulièrement auprès des jeunes, ce qui m’a agréablement surpris. Ils ont pris conscience que la cause de leurs problèmes n’étaient pas les boucs-émissaires habituels, les étrangers, les banquiers, mais que la responsabilité était collective. Ils cherchent à améliorer les choses à leur échelle en conciliant vie de famille et carrière, écologie et confort moderne, etc. Je suis donc optimiste. ˜

(1) Borderline Times. Het einde van de normaliteit, éd. LannooCampus, 2012, 294 p.

L’art à témoin

« Je ne voyais pas l’intérêt d’illustrer littéralement mon livre. » Dirk De Wachter ne voulait pas que « son » musée soit trop didactique. Il préférait faire ressentir plutôt qu’expliquer. D’où cette succession d’instantanés convoquant tantôt frontalement (les trois figurines menaçantes de l’Allemand Thomas Schütte) tantôt par la bande (les photos des intérieurs de psy de Viviane Joakim) les symptômes d’une époque borderline.

L’ensemble, hétéroclite dans ses supports – photo, peinture, vidéo… – comme dans ses codes – du documentaire au conceptuel -, montre une humanité malmenée, à bout de souffle. Une sensation encore accentuée par les fantômes qui rôdent dans ce lieu, à la fois musée et hôpital psychiatrique. Un mur d’incompréhension semble érigé entre l’individu et la société. Au sens propre chez Marina Abramovic, seule face à un amas de pierres. « Les grands noms de l’art contemporain côtoient des artistes outsiders anonymes, précise le psychiatre. C’est une manière d’affirmer qu’il n’y a pas de différence entre patient et non patient. Nous sommes de toute façon tous des patients, des ex-patients ou des presque patients. »

© Jed Martin

L’art et la folie jouent au chat et à la souris. L’installation la plus inattendue est signée Jed Martin. Rien d’exceptionnel en apparence : des photos impersonnelles d’objets de tous les jours d’un côté, des agrandissements de cartes routières de l’autre, et devant, un portrait peint de Houellebecq. Sauf que Jed Martin n’existe pas. C’est le personnage principal de La Carte et le territoire, l’avant-dernier roman de l’écrivain français. En matérialisant la fiction, Dirk De Wachter met en scène un jeu de miroir troublant et vertigineux entre vrai et faux, réalité et apparence. « Houellebecq est un visionnaire. Sous la couche de misogynie et de provocation, il convoque des êtres en quête d’amour, des hommes qui cherchent en vain à exister dans le regard de l' »autre ». » Et si au fond, c’était ça qui manquait le plus à nos sociétés hyperindividualistes : l’amour du prochain ?

Musée Dirk De Wachter, au Musée Dr. Guislain à Gand. Jusqu’au 25 septembre. www.museumdrguislain.be

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