Arnold Antonin © Anthony Planus

« On vend la richesse culturelle d’Haïti »

Anthony Planus
Anthony Planus Journaliste

Le réalisateur haïtien Arnold Antonin est de passage à Bruxelles pour la projection de son film documentaire ‘René Depestre, on ne rate pas une vie éternelle’, suivie d’un débat à la Maison de l’Amérique latine. Nous l’avions rencontré la semaine dernière à Port-au-Prince. Entretien.

Unanimement reconnu et apprécié en Haïti et en dehors, le cinéaste et producteur Arnold Antonin nous a fait le plaisir de nous recevoir au centre culturel Pétion-Bolivar qu’il a fondé à Port-au-Prince. Culture, éducation, environnement… Il nous a dressé un panorama bien sombre d’Haïti, mais où, envers et contre tout, subsistent des lueurs d’espoir.

Le Vif: Qui est René Depestre, à qui votre film est consacré ?

Arnold Antonin: C’est un poète haïtien qui a traversé le 20e siècle. Il a côtoyé Aimé Césaire, Pablo Neruda, Jorge Amado, Léopold Sedar Senghor. Il était l’ami de Paul Eluard, de Louis Aragon. J’ai même des images, dans mon film, d’Hô Chi Minh lui servant le thé. Il a rencontré Mao, Che Guevara, Fidel Castro. Plus tard, il a rompu avec les Cubains, il est allé en France et depuis les années 1980, il vit à Lézignan-Corbières. Au cours de sa vie, il développé toute une théorie sur le sexe solaire. Pour lui, le sacré, c’est le sexe. Étant jeune, il a voulu être curé et il a fini par sacraliser le sexe. Mais désormais, à 91 ans, il dit qu’il en a terminé avec les safaris érotiques (sourire).

Quelle est la situation pour la culture en Haïti ?

C’est presque devenu un lieu commun de dire qu’Haïti est un pays de culture. Et il est vrai que c’est un pays dont la plus grande richesse est probablement la culture. On a un patrimoine historique, et même un patrimoine bâti, quoiqu’en ruine, parmi les plus importants de toute la Caraïbe. Rien que dans la plaine de Cul-de-sac on a trouvé plus d’une centaine de ruines coloniales, de maisons Gingerbread. Mais il n’y a aucun appui effectif à la culture.

Alors que tout le monde parle de culture, on vend la richesse culturelle d’Haïti. Et il n’y a aucun effort réel dans la conservation de cette culture, ni dans la création d’infrastructures culturelles, ni dans la diffusion de cette culture.

La première chose que doit faire le ministère de la Culture c’est arrêter de se considérer comme le ministère du carnaval et du folklore. Ils y passent tout leur temps. Le précédent président (NDLR, Michel Martelly) voulait même en faire quatre par an ! L’actuel ministère doit absolument abandonner cette idée.

Le constat est-il aussi dramatique pour le cinéma ?

La production cinématographique essaie de survivre, alors qu’il n’y a absolument aucune condition pour. Une de nos revendications, c’est la création d’un fonds de soutien. La dernière salle de cinéma en Haïti a été fermée un mois avant le tremblement de terre de janvier 2010. Il ne reste aucune salle de cinéma. Des projections peuvent uniquement se faire dans quelques salles polyvalentes, notamment à l’Institut français ou à la Fokal (Fondation Connaissance & Liberté, organisme soutenu par Wallonie Bruxelles International).

Dans mon cas, j’ai toujours eu des appuis de la Fokal, d’institutions privées, de banques, de quelques mécènes.

Le mécénat fonctionne en Haïti ?

Il n’y a pas de mécénat organisé non, mais il y a quelques mécènes. Mais indépendamment de ce genre d’appuis, dont j’ai bénéficié parce que ça fait longtemps que je suis dans le métier, il y a beaucoup plus à faire pour la culture. Nous avons par exemple besoin de musées. Nous n’avons plus un seul musée digne de ce nom ici. J’ai été à La Paz, dans un pays à l’indice de pauvreté comparable au nôtre, il y avait une vingtaine de musées, dans une seule ville !

Et qu’en est-il de l’éducation ?

Le précédent gouvernement (NDLR, Martelly) avait gagné les élections sur le slogan « l’éducation gratuite pour tous ». Résultat, la situation de l’éducation a empiré, et le gouvernement actuel n’en est que la continuité. L’université est en crise aiguë, les professeurs n’y sont plus payés depuis des mois. Quant à l’école primaire, tout doit y être repensé, à commencer par l’obstination à y prôner le par coeur.

Et puis il y a le problème de la formation des enseignants. En Haïti, enseignant est un métier pour ceux qui n’ont pas d’autres métiers. Il n’y a pas de formation réelle des enseignants. Et tout cela vient de l’absence d’une vision stratégique de l’éducation, plus encore que d’un manque de financement.

Une autre de vos grandes préoccupations, c’est l’environnement.

Le Commandant Cousteau, avant même la chute du président Duvalier (NDLR, 1986), disait que l’environnement en Haïti est un génocide à action retardée. La salinisation et l’urbanisation sauvage des plaines, la coupe des arbres, le tarissement et la contamination des sources. Il y a une pollution des terres rurales et urbaines, des côtes et de l’air.

En fait, le problème de l’environnement est lié étroitement à un autre grand problème en Haïti, c’est l’aménagement du territoire. L’État ne fonctionne pas. Pourtant, il n’y a aucune raison pour qu’on ne puisse pas déterminer où implanter des industries, faire de l’agriculture, planter du bois destiné à la coupe, et bien sûr des réserves protégées. Mais à cause de l’absence d’état, l’impunité règne (voir son film ‘Le Règne de l’impunité’). Et les deux s’alimentent mutuellement. L’impunité est garantie à tous les niveaux, c’est peut-être la seule constante…

Après un tel constat, vous reste-t-il de l’espoir ?

Haïti est le seul endroit où l’espoir tue au lieu de faire vivre et où il y a une telle capacité d’aller toujours un peu plus loin dans le pire. Cependant, comme être humain, et malgré toutes les mauvaises prémisses, je ne peux m’empêcher de nourrir un espoir irrationnel que les choses s’améliorent et que le président Jovenel Moise réussisse ».

La projection de ‘René Depestre, on ne rate pas une vie éternelle’, ce jeudi 8 juin à 19h à la Maison de l’Amérique Latine, sera suivie d’un débat sur le sort réservé aux artistes et à la culture à Haïti. Entrée gratuite.

Anthony Planus, à Port-au-Prince

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