Eric Sadin dénonce une vision du monde propagée par le "technolibéralisme". © Kay Nietfeld/Isopix

« Numérisation tous azimuts : il y a péril ! »

Le Vif

Le philosophe français Eric Sadin analyse depuis plus de dix ans l’impact du numérique sur nos sociétés et dénonce la colonisation du monde par la Silicon Valley, la mainmise des géants du Web sur nos vies.

Culture contestataire, goût du risque, liens étroits avec l’université : ce cocktail a fait de la Silicon Valley la championne mondiale de l’innovation. Berceau des technologies numériques, cette terre des chercheurs d’or, devenue après-guerre le coeur du développement de l’appareil militaire et de l’informatique, est aujourd’hui le lit d’une nouvelle  » industrie de la vie  » qui, tout en promettant d’ajuster les traitements médicaux, d’améliorer les transports, de sécuriser les villes et l’emploi, contrôle insidieusement nos vies pour en tirer des profits jamais atteints auparavant. Dans La Silicolonisation du monde, son essai critique le plus abouti à ce jour, le philosophe français Eric Sadin dénonce les ravages d’une vision du monde propagée par le  » technolibéralisme « .

Selon vous, la Silicon Valley est devenue une entreprise de  » colonisation  » du monde. Pourquoi ?

Eric Sadin.
Eric Sadin.© STÉPHAN LARROQUE

La Silicon Valley incarne l’insolente réussite industrielle de notre époque. Elle regorge de groupes qui dominent outrageusement l’industrie du numérique. En monopolisant l’économie de la donnée et des plates-formes, les Apple, Google, Facebook, Uber, Netflix engrangent des chiffres d’affaires colossaux qui font pâlir les entrepreneurs du monde entier. C’est devenu le nouveau mythe de notre temps, qui incarne un nouveau stade du capitalisme. Un capitalisme lumineux qui ne serait ni coercitif ni exploiteur, mais épanouissant. Parée de vertus égalitaires, la Silicon Valley donne l’illusion que chacun – du start-upper visionnaire au collaborateur créatif ou à l’auto-entrepreneur dit indépendant – peut se raccorder à ce modèle. D’où l’édification un peu partout d’incubateurs de start-up, d’accélérateurs, d’écosystèmes numériques… Aujourd’hui, la Silicon Valley ne renvoie plus seulement à un territoire ; elle a engendré un esprit qui est en passe de coloniser le monde. De Buenos Aires à Nairobi, désormais toutes les grandes villes veulent être la prochaine Silicon Valley. Mais ce que l’on ne voit pas, c’est qu’au-delà d’un modèle économique, c’est un modèle civilisationnel qui est en train de s’instaurer. Car la  » silicolonisation « , c’est la marchandisation intégrale de la vie et l’organisation automatisée de secteurs toujours plus nombreux de la société.

Vous assimilez l’esprit start-up à de la  » sauvagerie entrepreneuriale « …

La start-up, c’est devenu la nouvelle utopie sociale et économique de notre époque. C’est l’illusion que n’importe qui peut lever des fonds à condition d’avoir une bonne idée et de s’entourer de codeurs. En surface, les conditions semblent vraiment cool : on bosse en sweatshirt à capuche, on se tutoie, on joue au ping-pong… et chacun oeuvre au bien de l’humanité. Sous le vernis, le mythe s’effondre aussitôt. Pour les employés, le régime de la précarité prévaut. En guise de salaire décent, on offre des stock-options fondées sur de futurs profits hypothétiques. Les pressions horaires sont intenables et malgré l’horizontalité de façade, les rapports hiérarchiques sont bien présents. En fin de compte, la plupart des start-up échouent au bout de deux ans. Sous couvert du  » cool « , le technolibéralisme a institué des méthodes managériales qui relèvent de l’exploitation. Les travailleurs dits  » indépendants « , qui se lient aux plates-formes, ne sont protégés par aucune convention collective et sont soumis à l’humiliation de la  » notation  » continue… De plus, ces grands groupes savent opérer des montages complexes afin de se soustraire à l’impôt. Pour un modèle qui est célébré de toutes parts, on est plus proche d’une criminalité en sweatshirt qui bafoue tous nos acquis sociaux.

Vous parlez d’un  » technolibéralisme « . Comment le numérique est-il devenu une idéologie ?

On est plus proche d’une criminalité en sweatshirt qui bafoue tous nos acquis sociaux

L’idéologie californienne caresse le rêve de l’émancipation par les réseaux. Au départ, les forums de discussion devaient abattre les structures hiérarchiques. Internet devait rendre les individus plus autonomes, le travail plus collaboratif et le savoir plus accessible. Et ce mantra libertaire court jusqu’à aujourd’hui. Sauf qu’à partir du milieu des années 1990, l’Internet a été massivement investi par le régime privé. Résultat : magasins en ligne et bannières publicitaires, alors assez rudimentaires. Mais ce qui s’est très vite sophistiqué, c’est la connaissance des comportements par le suivi des navigations, dont Google était pionnier. Aujourd’hui, nous restons figés à cette représentation cool de  » l’âge de l’accès « , alors que s’agrège un nouvel âge : celui de la mesure et de la marchandisation intégrale de la vie.

Quels en sont les signes palpables ?

La grande décennie à venir verra la dissémination tous azimuts de capteurs, sur toutes les surfaces. Le corps, les vêtements, notre maison, notre cuisine, notre balance, notre voiture autonome… tout sera connecté. Jusqu’aux entreprises qui quantifient en temps réel nos performances et nos comportements. Nous parlons de dizaines de milliards d’objets connectés d’ici à 2020. Cet  » enveloppement  » technologique auquel nous assistons induit une visibilité, à terme, quasi intégrale de la vie. Surtout, cela permet aux grandes industries d’interpréter les situations et de suggérer en continu des offres supposées s’adapter au profil de chacun. Car l’économie du numérique est une économie de l’hyperpersonnalisation, de l’interprétation en temps réel des conduites.

Il faudrait donc se méfier d’un thermostat  » intelligent « , de son bracelet d’entraînement, voire des futures voitures autonomes ? Ces objets ne sont-ils pas conçus pour nous faciliter la vie ?

Des dizaines de milliards d'objets connectés d'ici 2020.
Des dizaines de milliards d’objets connectés d’ici 2020.© CHRIS RATCLIFFE/GETTY IMAGES

Ce qui se joue dans ces objets, c’est que ma balance personnelle ne se contente pas de transmettre mes courbes évolutives de poids, mais transmet en continu, via des applications, des suggestions de compléments alimentaires ou de séjours à la montagne, sur la base de critères dont on ignore la fiabilité. Le modèle qui est à l’avenant, c’est celui d’une dissémination de nos flux d’existence dont l’industrie numérique veut faire la conquête intégrale. Un exemple ? Nous parlons beaucoup des assistants numériques (le Siri d’Apple ou Google Now). Ceux-ci entraînent une suggestion continue d’offres, de conseils, de bonnes actions à prendre. Leur efficacité est encore balbutiante, mais avec les développements actuels de l’intelligence artificielle, ils seront capables de continuellement nous accompagner en exerçant une pression insidieuse sur nos décisions. C’est un accompagnement algorithmique de la vie qui s’annonce. Et un tel enveloppement de nos existences par le régime privé, bafoue l’intégrité et la dignité humaines.

Le danger, dites-vous, ne vient pas tant du traçage commercial ou de l’abandon de notre  » vie privée « , mais du pouvoir décisionnel des objets connectés. Le libre arbitre ne suffit pas à les contrer ?

Tant que l’on est face à l’écran, on garde sa liberté. Mais quand des compagnies d’assurance accordent plus de crédit à un système de diagnostic qu’à des médecins de chair et d’os, il y a une rupture anthropologique. Car ces données ne sont pas seulement transformées en impulsions d’achats. Le stade ultérieur, c’est l’intégration présente de ces capteurs dans les espaces professionnels. Comment s’opposer à des systèmes imprégnés d’intelligence artificielle qui, par interprétation des gestes, orientent et dictent l’action humaine ? Au moins, la figure contestée du contremaître permettait aux travailleurs d’avoir quelqu’un contre qui se révolter pour conduire au respect des acquis sociaux. Mais l’automatisation des entrepôts d’Amazon ou des ateliers de Zara produit des robots de chair dont les actes sont dictés par des équations algorithmiques.

Il n’y a donc pas d’impartialité et de rationalité dans l’algorithme ?

Depuis Platon, nous accordons une aura de vérité aux mathématiques. Mais ce qui nous échappe, c’est que ces systèmes sont déterminés par des critères qui ne font l’objet d’aucune publicité. L’algorithme ne voit pas le patient qui bégaie, qui cligne des yeux… mais il est capable de prescrire des médicaments sur la base de paramètres invisibles, dictés par les entreprises pharmaceutiques. En cela, il y a non seulement un déni du sensible, un déni du corps et de l’impalpable, mais surtout un déni de démocratie. Or, l’intelligence artificielle n’a pas d’autre but que la gestion automatisée des affaires humaines par des systèmes qui répondent à des intérêts privés. En cela, elle représente la plus grande puissance politique de l’histoire. Et sans doute, la plus grande force d’aliénation sous couvert du  » cool  » et du confort.

Vous dites qu’il n’y a ni débat politique à la hauteur des enjeux, ni véritable hygiène numérique à portée de main…

Les responsables politiques se situent aux avant-postes de cette silicolonisation. Chacun croit tellement à l’innovation qu’on n’a plus que l’industrie du numérique pour panser toutes les plaies économiques, inverser la courbe du chômage et résoudre nombre des problèmes de la société. D’où ces soutiens massifs au numérique, par peur aussi de  » rater le train de l’histoire « . Le cas de l’école publique, qui voit actuellement une introduction massive du numérique sur ses bancs, est emblématique de cette collusion, plus encore, de cette soumission du politique au technolibéralisme. C’est aussi cela la silicolonisation du monde : le fait que le régime privé s’infiltre partout, y compris dans des secteurs aussi décisifs que l’éducation. Cette situation est favorisée par une intense politique de lobbying menée par l’industrie du numérique, tant à Washington qu’à Bruxelles.

Vous en appelez à la responsabilité des consommateurs et des ingénieurs. Avec quels leviers d’intervention ?

En moins d’une génération, les principes humanistes qui nous fondent sont en train d’être éradiqués par les ingénieurs qui travaillent au service de l’intelligence artificielle. C’est notre pouvoir d’autonomie de jugement, de libre capacité de décision qui est en jeu. Car selon la vision siliconienne, l’humain n’est pas grand-chose. Dieu n’a pas parachevé la création. Il est une sorte de corps corruptible, faillible, aux compétences cognitives limitées. Les technologies dites  » de l’exponentiel  » vont permettre de nous racheter de notre pauvre condition. Au-delà de notre fascination béate pour les technologies, il est temps de rentrer collectivement dans l’âge de la responsabilité. Mais attention : l’illusoire  » protection des données personnelles  » n’est qu’un paravent décoratif. La véritable posture responsable passe par le refus de la fabrication et de l’achat d’objets connectés et de protocoles dits  » intelligents « . Cela s’est vu récemment avec les Google Glass, dont le projet a été avorté sous la pression citoyenne… Jamais autant qu’aujourd’hui le refus de l’acte d’achat n’aura revêtu une telle portée politique. Mais j’en appelle aussi à un sursaut des travailleurs et ingénieurs de l’industrie numérique : ils doivent se ressaisir et dénoncer les projets de systèmes qui pillent nos vies. Car du degré de notre mobilisation citoyenne et politique sur ces enjeux dépendra rien de moins que la nature présente et future de notre civilisation.

La Silicolonisation du monde. L’irrésistible expansion du libéralisme numérique, par Eric Sadin, éd. L’Echappée, 292 p.

Entretien : Dorian Peck.

BIO EXPRESS

3 septembre 1973 : Naissance à Paris.

1999 : Eric Sadin fonde la revue Ecarts (pratiques artistiques et nouvelles technologies).

2002 : Lauréat de la villa Kujoyama (Kyoto, Japon, ministère français des Affaires étrangères) pour mener un projet sur « La société de l’information au Japon au début du XXIe siècle ».

Depuis 2003 :Intervenant régulier à Sciences Po Paris et dans des centres de recherches en Europe, en Amérique du Nord et en Asie.

2009 : Parution de Surveillance Globale. Enquête sur les nouvelles formes de contrôle (Climats/Flammarion).

2013 : Prix Hub Award du meilleur essai sur le numérique pour L’Humanité augmentée (éd. L’Echappée).

2015 : Parution de La Vie algorithmique. Critique de la raison numérique (éd. L’Echappée).

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