Haroon Sheikh © .

« Nous devons nous débarrasser de l’idée que les droits de l’homme sont un concept exclusif du monde occidental »

Si l’Europe veut se maintenir dans un monde en rapide mutation, elle doit se tourner vers la plaine eurasienne, estime le philosophe Haroon Sheikh. Un peu d’humilité ne ferait pas de mal non plus: « L’Occident, qui a toujours agi comme s’il était le seul à savoir comment créer la prospérité et générer la croissance économique, a tout gâché en 2008. »

Fils d’un père pakistanais et d’une mère surinamienne, Sheikh pose un regard particulier sur le monde. Bien qu’il soit natif des Pays-Bas, il a grandi avec un regard extérieur. Et sa conclusion est implacable : l’Occident est sur son retour, et devra s’adapter à un monde où la balance de pouvoir penche de plus en plus vers l’Orient.

Haroon Sheikh: Ces 500 dernières années, l’Occident était si puissant qu’il établissait les normes : que sont les droits de l’homme ? Quelle est une bonne gouvernance ? Comment gérer une économie? Le reste du monde était obligé de suivre l’Occident. L’Occident pouvait toujours déterminer la perspective. Sur la carte du monde, l’Europe se trouve littéralement au milieu. Plus maintenant.

Voyez-vous un moment clé où l’Occident a perdu sa dominance ?

Sheikh: La crise financière de 2008. L’Occident, qui faisait comme s’il était le seul à savoir comment créer la prospérité et générer la croissance économique, a tout gâché. Beaucoup d’économies montantes en ont conclu que leurs plans économiques fonctionnent mieux. Ils ont vu que l’Europe ne réussissait pas à prendre des décisions douloureuses. Lors de la crise de l’Asie du Sud-Est de 1998, des pays comme la Malaisie, la Corée du Sud et l’Indonésie ont décrété une série de mesures strictes pour préserver leur économie. Ils ont laissé de grandes entreprises faire faillite, vendu des banques à l’étranger, demandé de grands sacrifices à la population. En Corée du Sud, le gouvernement a demandé à la population de faire fondre ses bijoux pour soutenir la banque centrale ! Mais en 2008 l’Occident n’a pas réussi à faire le nécessaire.

Comment se fait-il que l’Occident ne semble plus capable de prendre des décisions difficiles?

En Occident, les générations précédentes ont grandi dans une prospérité immense. Aujourd’hui, nous nous rendons compte que nos enfants ne vivront pas nécessairement mieux. Nous craignons de perdre ce que nous avons. Cela nous rend conservateurs et nous dissuade de prendre des risques. Nous faisons l’autruche : nous mettons la tête dans le sable au lieu de prendre les énormes défis à bras le corps.

Le modèle occidental de démocratie libérale est-il sous pression ?

Certainement. Nous n’arrivons plus à raisonner à long terme.

Pour quelle raison?

Nous sommes beaucoup trop vite distraits. Nous sommes fascinés par la dernière tirade de Donald Trump, mais sa réforme fiscale contenant une baisse gigantesque d’impôts pour les riches passe presque sans bruit. C’est un large phénomène de société : nous sommes devenus plus individualistes, trop focalisés sur le spectaculaire. L’importance des réseaux sociaux joue également un rôle.

Les réseaux sociaux sont omniprésents presque partout dans le monde. Pourquoi ne seraient-ils qu’un talon d’Achille pour l’Occident ?

Parce que dans notre démocratie, les réseaux sociaux exercent beaucoup plus d’influence sur la politique.

Est-ce bien le cas? En Chine, l’état suit encore plus minutieusement les plaintes des Chinois sur les réseaux sociaux.

Mais il arrivera rarement qu’une guéguerre sur les réseaux sociaux détermine la politique en Chine. Internet y est beaucoup plus cloisonné. Les comptes trop pénibles sont supprimés, et il y a beaucoup de lois qui stipulent qu’il faut s’identifier. Depuis peu, les Chinois sont cotés d’après leur comportement sur les réseaux sociaux pour les inciter à être de bons citoyens en ligne aussi. Du coup, les Chinois utilisent des noms de code pour critiquer leurs dirigeants en ligne aussi. Hu Jintao était « Teletubbie » par exemple. Xi Jinping est Winnie l’Ourson. Comme les critiques sont exprimées de manière plus indirecte, le centre politique peut plus facilement se concentrer sur le long terme.

Pensez-vous la Chine capable de formuler une alternative au modèle de société occidental?

Absolument. La Chine est une civilisation construite en isolation relative. Elle a sa propre vision du monde, et des idées qu’elle aimera répandre à mesure qu’elle gagne en influence. Simultanément, je vois aussi des pays comme la Turquie, l’Iran ou la Russie capables de construire des alternatives au modèle occidental.

Comment l’Occident doit-il gérer le fait qu’il perde de son influence?

Nous ne devons pas nécessairement donner raison à la Chine ou à la Russie dans leur manière de regarder le monde, mais nous devons au moins essayer de comprendre pourquoi ils se comportent comme ils le font. Je suis agacé par la partialité dont on fait preuve dans les informations sur la Russie. Nous rejetons ce pays, uniquement parce que ce n’est pas une démocratie libérale. Nous faisons comme s’il y avait cent millions de fous en Russie, alors que leur choix pour un leader fort est parfaitement logique.

La diplomatie occidentale manque-t-elle à ses devoirs?

Absolument. Elle accorde trop peu d’attention aux traditions de pays non occidentaux. La diplomatie occidentale manque de subtilité. Regardez comment l’Occident a géré la Syrie, l’Ukraine et la Libye. Il est parti du principe qu’il pouvait tout simplement apporter la démocratie et que cela suffirait.

C’est inexact, non? L’Occident n’est intervenu en Libye que pour éviter un massacre. Et en Syrie, il est à peine intervenu comparé à la Russie et à l’Iran.

En Syrie, l’Occident a commis l’erreur de commencer par crier qu’il fallait débouter Assad, sans se montrer prêt à agir dans ce sens. Il en va de même en Ukraine : l’Occident a encouragé les Ukrainiens à démocratiser, mais il n’était pas prêt à continuer à les soutenir quand la Russie a réagi inévitablement en annexant la Crimée. En soi, apporter la démocratie dans un pays comme la Syrie et l’Ukraine est noble, mais cela n’a du sens que si l’on est prêt à courir le risque de s’empêtrer dans ce conflit.

L’Occident doit-il cesser de promouvoir les droits de l’homme?

Pas du tout! Il faut juste une approche différente. Nous ne devons pas offrir les droits de l’homme comme un don aux peuples barbares, nous devons partir à la recherche de sources locales qui correspondent à notre interprétation des droits de l’homme. Le confucianisme comprend de très bonnes sources pour construire des concepts tels que les droits de l’homme et la démocratie en Chine aussi. La liberté et l’égalité peuvent parfaitement se fonder sur l’islam. Aujourd’hui, on a différentes formes de libéralisme islamique et de féminisme qui se basent sur le Coran. Nous devons nous débarrasser de l’idée que les droits de l’homme sont un concept exclusif du monde occidental.

Les droits de l’homme sont-ils universels?

Ils sont adaptés à la condition de la modernité. Un monde urbain, à l’économie capitaliste où l’alphabétisation progresse, génère une société où les concepts tels que les droits de l’homme trouvent plus facilement leur chemin. Si les droits de l’homme sont contestés dans tant de pays, c’est parce que nous vendons les droits de l’homme comme un produit occidental. Du coup, en Chine ou en Turquie, les activistes des droits de l’homme sont rapidement traités de traîtres à la patrie, parce qu’ils sont vus comme une manière de s’occidentaliser, et c’est ce que ces régimes redoutent. Les droits de l’homme sont porteurs à condition d’être enracinés dans la culture locale.

Vous attendez-vous à ce que le monde moderne embrasse progressivement les droits de l’homme?

Oui, mais pas nécessairement de la manière dont la Déclaration universelle des droits de l’homme les formule. En Chine, il y a une discussion intéressante en cours sur la manière de redéfinir les droits de l’homme. Le droit à la liberté politique est-il plus important que le droit de manger tous les jours ? Si ce dernier élément est plus important, raisonnent les Chinois, ils font beaucoup plus pour les droits de l’homme en Afrique qu’en Europe.

Les dirigeants européens croient-ils toujours à la démocratie libérale?

En tout cas pas en Europe de l’Est. En Pologne et en Hongrie, les leaders politiques se distancient même explicitement du modèle de société libéral. Nous avons la chance que l’Allemagne soit si stable depuis plusieurs années. Angela Merkel est une dirigeante qui défend explicitement la démocratie libérale et engrange un succès politique.

Vous attendez-vous à ce que la lutte pour le nouvel ordre mondial dégénère en conflits militaires?

L’histoire apprend que les puissances mondiales n’abandonnent jamais leur position privilégiée sans conflit militaire. Je ne crois pas non plus à l’argument que notre interdépendance économique empêche un tel conflit. Mais au fond je suis assez optimiste. Les pays ne sont plus impliqués dans une lutte de survie darwinienne, comme au début du 20e siècle.

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