Nos démocraties laissent la finance gérer leurs humeurs et leurs inquiétudes. Il est nécessaire d'agir. © David Ignaszewski

« Nos démocraties laissent la finance gérer leurs humeurs et leurs inquiétudes »

Grâce au film « Tous les matins du monde », Jordi Savall a fait aimer la viole de gambe et la musique baroque à l’Europe entière. Cet inlassable déchiffreur de partitions est aussi un homme de paix, chantre du dialogue entre les cultures. Il livre un message de tolérance aussi troublant qu’éclairant.

En avril dernier, vous avez joué dans la tristement célèbre  » jungle  » de Calais. Pourquoi ?

Je m’y suis rendu avec des musiciens de Syrie, de Turquie, d’Israël et de Grèce. Je voulais jouer pour les réfugiés et aussi pour les habitants de Calais, qui souffrent de la situation. J’ai pu entrer en contact avec les migrants et visiter leur campement. Ce que j’ai pu entendre était extrêmement dur et poignant. Ils me répétaient qu’ils n’avaient pas l’intention de s’installer et qu’ils ne s’attendaient pas à voir si peu d’humanité. Ce sont des hommes, des femmes et des enfants dans une profonde détresse.

Que faudrait-il faire pour eux ?

Dans un monde essentiellement laïque, la musique offre une forme vivante de spiritualité universelle.
Dans un monde essentiellement laïque, la musique offre une forme vivante de spiritualité universelle.© David Ignaszewski

Rétablir l’équilibre et se sentir responsable en prenant des initiatives personnelles. Je m’explique. Si vous regardez l’histoire de l’humanité, tout ce que nous avons pu accomplir est le résultat d’un engagement qui a su toucher une majorité de personnes. Prenez les manifestations au XIXe siècle, ce fut le seul moyen pour obtenir de meilleures conditions de vie. Aujourd’hui, nous sommes habitués à déléguer et à ne plus nous responsabiliser. Or, au même moment, nous voyons le retrait des plus grandes fortunes du monde, qui, au lieu d’investir dans leur pays, se réfugient dans des paradis fiscaux. Il y a là un problème fondamental. L’argent peut-il être ainsi déconnecté de toute réalité sociale ? Face à cela, chacun doit trouver des actions à sa mesure. De mon côté, je suis en train de développer un projet avec de jeunes musiciens réfugiés âgés de 10 à 20 ans. Je souhaite former de petits orchestres, afin de leur donner une chance de jouer et de s’intégrer.

Depuis quelques années, vous vous orientez de plus en plus vers des projets culturels, et pas seulement musicaux. Dans quel but ?

Etant mon propre éditeur, je crée des propositions qui permettent de réfléchir, de mieux regarder l’histoire pour bâtir l’avenir. L’étude des expériences douloureuses du passé devrait nous permettre de ne pas répéter les mêmes erreurs. L’impasse dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui est telle qu’il faut trouver des issues… différentes. A sa manière, la musique peut nous y aider. Car, dans un monde essentiellement laïque, elle offre une forme vivante de spiritualité universelle qui s’adresse à l’âme et à l’esprit. Elias Canetti écrit en 1945 (dans Le Territoire de l’homme) :  » La musique est la véritable histoire vivante de l’humanité.  » Il a raison. Le pire malheur qui puisse arriver à l’homme, c’est de perdre sa mémoire, parce qu’il renonce à l’essence de l’être. La mémoire est la base de toute civilisation, et l’émotion d’une musique est ce qui nous relie aux hommes qui nous ont précédés. Par exemple, une chanson de troubadour qui raconte le massacre de Béziers, en 1209, avec ses 20 000 morts vous fait ressentir beaucoup plus profondément cette tragédie que si vous en lisez le récit dans un livre.

Vous sentez-vous investi d’une mission ?

© David Ignazsewki

L’art est l’une des dimensions les plus élevées de la vie sur Terre, mais il n’est pas suffisant en soi. L’esthétisme pur peut mener à la déshumanisation. Si la musique est une distraction ou même un idéal déconnectés d’une dimension spirituelle, de la souffrance des autres et de la vie quotidienne, cela peut mener aux totalitarismes. La musique a toujours le pouvoir d’ouvrir les coeurs les plus endurcis. Songez au destin de Shlomo Katz, ce musicien juif roumain à Auschwitz. Avant d’être gazé, il a demandé à l’officier la permission de chanter une prière de mort. L’officier a donné son autorisation et il a été si bouleversé par la beauté du chant qu’il l’a aidé à s’échapper, alors qu’il n’était qu’un pion dans l’engrenage.

On a parfois tendance à juger les temps anciens comme barbares et notre époque comme plus civilisée. Qu’en pensez-vous ?

Notre époque est fascinée par des gadgets, mais elle a perdu le sens véritable des choses. L’homme peut endurer beaucoup de choses : la guerre, la famine… Mais sans la paix dans son coeur, on ne peut pas vivre. Finalement, l’amour, l’amitié et la musique sont les seules choses qui à mes yeux aient un sens véritable.

Pensez-vous que l’intégration des Orientaux et des musulmans soit possible en Europe ?

Je pense que c’est possible si nous faisons bien les choses, si nous leur offrons une éducation et des valeurs afin qu’ils ne se sentent pas abandonnés par notre société. C’est d’ailleurs ce sentiment qui a en partie engendré le terrorisme que nous subissons aujourd’hui.

Vous proposez un programme de concert intitulé Les Routes de l’esclavage. De quoi s’agit-il ?

Il y a désormais dans le monde 70 millions de réfugiés, le drame est à nos portes et personne ne veut l’admettre

Tandis que je travaillais sur des musiques coloniales du XVIIe siècle – des chants spirituels interprétés par des esclaves et incorporés aux cérémonies liturgiques et religieuses -, je me suis posé la question suivante :  » Que savons-nous de ces gens ?  » J’ai donc contacté des musiciens du Mali, de Madagascar, du Brésil et de Colombie, m’intéressant de plus près aux musiques que pratiquent les descendants d’esclaves. Il faut s’imaginer que 30 millions d’humains furent asservis par la civilisation européenne pendant plus de trois siècles et, malgré toute cette horreur, ils ont su trouver la force d’esprit nécessaire pour surmonter leurs souffrances. Et cette force, c’est la musique, devenue leur lieu de liberté et de survivance. Je fus si ému de découvrir cela que j’ai souhaité leur rendre hommage.

Quid de votre  » hommage à l’Arménie  » ?

L’homme est parfois plongé dans une suite d’événements où, lors de situations tragiques, les Etats n’ont aucun intérêt à agir. Lorsque Hitler a préparé l’extermination des Juifs, un de ses colonels lui a dit :  » Vous n’avez pas peur de la réaction des générations à venir ?  » Il répondit :  » Qui se souvient des Arméniens ? « , faisant référence au génocide ayant eu lieu vingt-cinq ans plus tôt. Il y eut par la suite les massacres au Rwanda, ceux de Sarajevo, des Balkans et bien d’autres. La guerre en Palestine ou en Afghanistan. Aujourd’hui, c’est au tour de la Syrie, ayant pour conséquence de multiples exodes sans terre d’accueil. Il y a désormais dans le monde 70 millions de réfugiés et de personnes déplacées, le drame est à nos portes et personne ne veut l’admettre. Or, dans ces conflits, il ne peut pas y avoir de réconciliation tant qu’il n’y a pas de reconnaissance. L’Etat turc ne reconnaît toujours pas les multiples blessures qu’il a infligées à l’Arménie à partir de 1915. Tout cela alors que nous vivons à une époque où la violence est encouragée par le goût du bénéfice…

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Bio express

1941: Naissance à Igualada, en Catalogne.

1966: Après ses études de violoncelle à Barcelone, se tourne vers la viole de gambe.

1974: Fonde l’ensemble Hespèrion XX.

1976: Enregistre son premier disque consacré au compositeur Marin Marais.

1987: Crée la Capella Reial de Catalunya puis le Concert des Nations.

1991: Interprète et dirige la bande originale de Tous les matins du monde, d’Alain Corneau.

1997: Crée son label discographique, Alia Vox.

2006: Parution de l’album Orient-Occident.

Que voulez-vous dire ?

Que les ventes d’armes et leur impact supposé sur les économies occidentales semblent plus importants que la volonté de favoriser la paix ou le dialogue. C’est incroyable de voir à quel point Thomas More, à la Renaissance, avait raison de s’alarmer du devenir d’un monde régi par les seuls intérêts de l’argent. Nous y sommes, et il n’y a plus de place pour la justice et la paix sociale. Même nos démocraties ne font rien pour changer cela, laissant la finance gérer leurs humeurs et leurs inquiétudes. D’où la nécessité d’agir.

Comment voyez-vous l’avenir ? Quels sont vos projets musicaux ?

Nous venons de perdre le grand chef d’orchestre Nikolaus Harnoncourt, je suis encore sous le choc de sa disparition. C’était pour moi plus qu’un ami : un modèle. Alors l’avenir, c’est une question délicate pour un homme de 75 ans comme moi. Je planifie des oeuvres d’envergure comme les symphonies de Beethoven et les Passions de Bach. Tout cela d’ici à 2020. J’espère qu’après ma mort il y aura toujours ce foisonnement créatif et que le Concert des Nations et Hespèrion XXI, que j’ai créés, perdureront. Tous mes projets actuels ne se réaliseraient pas sans une certaine philosophie de vie qui consiste, d’après Kant, à vivre chaque jour comme si c’était le dernier et comme si l’on allait vivre mille ans. Conscient d’être au crépuscule de ma vie, j’ai néanmoins la chance de pouvoir réaliser mes rêves. Voilà qui fait la beauté de l’existence : rendre concrets nos désirs d’utopie.

Derniers livres-disques parus chez Alia Vox : Ramon Llull et Granada 1013-1502.

Propos recueillis par Bertrand Dermoncourt – Photos : David Ignaszewski

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