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Néonazis: « Aujourd’hui, les activistes se radicalisent plus rapidement »

Le Vif

Alors que s’ouvre le procès de Beate Zschäpe, Jean-Yves Camus, spécialiste de l’extrême droite en Europe, fait le point sur la mouvance néonazie et la faible assise des mouvements populistes en Allemagne.

Ce lundi s’ouvre à Munich le procès de Beate Zschäpe, soupçonnée d’avoir appartenu à la cellule terroriste néonazie NSU (« Nationalsozialistischer Untergrund ») qui a assassiné dix personnes -dont huit Turcs- entre 2000 et 2006. Ses deux complices, Uwe Mundlos et Uwe Böhnhardt, se sont suicidés pour échapper à leur arrestation, en novembre 2011. A l’occasion de ce procès, LeVif.be a interrogé Jean-Yves Camus, chercheur associé à l’IRIS, spécialiste des nationalismes et extrémismes en Europe.

Que représente la mouvance néo-nazie en Allemagne aujourd’hui?

Il y a chez notre voisin des catégories juridiques différentes et plus précises pour définir l’extrême droite. Fin 2011, 225 organisations d’extrême droite rassemblaient environ 22 400 personnes, une légère baisse par rapport aux années précédentes. Parmi eux, les néo-nazis sont estimés à 6000 personnes, également en légère baisse. Au sein de ce groupe, existe une catégorie juridique spécifique: les extrémistes de droite à potentiel violent, ceux qui représentent un danger tangible. Ils étaient évalués à 9800 en 2011, en légère hausse par rapport à 2010. La mouvance néonazie est donc numériquement réduite, mais sa radicalité la rend dangereuse, comme l’a montré le trio de la NSU.

Les spécialistes de la droite radicale outre-Rhin constatent que le parcours du militant d’extrême droite a changé. Dans les années qui ont suivi la réunification, ce parcours, qualifié par les sociologues de « pyramidal », était le suivant: un individu entrait dans une organisation militante comme par exemple le Parti national-démocrate (NPD); il se radicalisait progressivement, puis entrait éventuellement en contact avec un groupe prônant la lutte armée; enfin, quelques personnes franchissaient le pas de la violence terroriste. Aujourd’hui, certains militants « sautent des étapes » et passent plus vite à l’action armée. Les activistes se radicalisent plus rapidement, notamment via internet; ils sont donc moins repérables par les services de sécurité.

Y a-t-il une distinction entre l’extrémisme à l’Est et à l’Ouest du pays?

En termes de représentation électorale, certainement. Le NPD réussit davantage en ex-Allemagne de l’Est. Mais certains groupes comme les nationalistes autonomes, en forte expansion ces dernières années, sont actifs aussi bien dans les Länder de l’Est que ceux de l’Ouest, en particulier dans la Ruhr, autour de Dortmund. Mais cette mouvance est trop faible numériquement pour réussir une percée électorale. 9000 personnes, c’est assez pour représenter un danger pour l’ordre constitutionnel, mais insuffisant pour envoyer des élus au parlement. Le principal mouvement, le NPD ne comptait au plan national que 6300 militants en 2011.

Il s’agit là d’une spécificité allemande: l’existence de quelques dizaines d’individus très radicaux qui peuvent passer à l’action armée, tandis que les partis politiques n’ont jamais passé la barre des 5% au niveau fédéral, ce qui leur interdit d’entrer au Bundestag. Ils sont représentés dans les parlements régionaux de certains Länder de l’Est où ils sont parvenus à dépasser cette barre des 5%, voire des 10% mais cela reste des phénomènes locaux.

Comment expliquer cette différence avec les autres pays européens?

Principalement parce que le NPD n’est pas uniquement un parti populiste, en raison de sa radicalité et du contenu de son programme. Il se situe nettement à la droite du Front national, des Démocrates suédois ou même du FPÖ autrichien.
L’extrême droite allemande est contrainte par la loi fondamentale, sous peine d’interdiction, à faire allégeance à l’ordre constitutionnel, tout en restant fidèle à ses fondamentaux. Elle se voit obligée à « euphémiser » une partie de ses idées, comme l’étendue des territoires à reconquérir à l’Est, l’apologie du national-socialisme, l’existence et l’étendue du génocide des juifs, ou ce qu’elle pense réellement de la nature de l’Etat. Si la loi constitutionnelle était assouplie, le langage du NPD serait tout autre.

Il y a eu, à la fin des années 80, un parti populiste, xénophobe qui se rapprochait de ce qu’est le Front national en France: les Républicains, dirigés par Franz Schönhuber. Aujourd’hui le manque de charisme de ses dirigeants et la surenchère à droite l’a marginalisé; il est à l’état groupusculaire. A son apogée, il était implanté à l’Ouest, puisque l’Allemagne était encore divisée. Ce qui ne veut pas dire, d’ailleurs, que l’extrémisme de droite n’existait pas en RDA. Quand l’Allemagne été coupée en deux après la guerre, d’anciens nazis se sont bien évidemment retrouvés des deux côtés de la frontière et leurs idées n’ont pas disparu. On sait aussi que dans les années 1970/1980, il existait à l’Est du mur, sous forme groupusculaire, des groupes de skinheads.

L’Allemagne a-t-elle mis tous les moyens en oeuvre pour combattre l’extrême droite?

Berlin se distingue de ses voisins par le fait que le nombre d’attentats et de meurtres commis par cette mouvance est impressionnant, mais également parce que cette situation se greffe sur un passé particulier. Mais il faut admettre que c’est le pays d’Europe qui a fait le travail politique et juridique de mémoire le plus abouti.

Les lois sont beaucoup plus restrictives qu’ailleurs; les peines encourues par les militants d’extrême droite et les négationnistes sont nettement plus lourdes qu’en France. Plusieurs personnes sont sous les verrous pour négationnisme Outre-Rhin alors que dans l’Hexagone, les cas de prison ferme pour ce chef d’accusation sont quasiment inexistants. Entamé dans les années 70, le travail de mémoire n’a été fait à l’identique ni en Autriche, ni dans la plupart des pays d’Europe Centrale et Orientale après la chute du communisme. Il est au moins aussi profond que le nôtre en France.

Où en est la proposition d’interdiction du NPD?

C’est un serpent de mer. L’Etat allemand a compris le risque qu’une interdiction pourrait entraîner: rejetée dans la clandestinité, une partie des militants pourrait se radicaliser. Il est probable que seule une toute petite fraction d’entre eux se lancerait dans l’action terroriste, mais les autorités ont sans doute voulu éviter ce risque. Dans la décision de renoncer à l’interdiction, les révélations de la presse sur le rôle des V-Mann, des indicateurs infiltrés jusqu’au sommet du NPD ont certainement aussi joué un rôle. On s’interroge en effet sur le fait que des groupes à potentiel terroriste aient pu avoir en leur sein des informateurs qui n’auraient peut-être pas averti à temps leur hiérarchie d’attentats potentiels. Les déboires financiers et électoraux de ce parti hypothèquent actuellement plus sûrement le NPD que les menaces d’interdiction.

Huit des neuf victimes de la NSU étaient des Turcs. La mouvance néonazie a-t-elle troqué l’antisémitisme pour l’islamophobie?

Je ne le pense pas. Pour ces groupuscules, contrairement aux mouvements populistes qui ont évolué sur cette question, l’antisémitisme reste un marqueur très présent. Le racisme anti-turc a précédé la vague d’islamophobie, apparue après les attentats de 2001 aux Etats-Unis. Celle-ci s’est surajoutée au racisme qui préexistait en Allemagne. Dans l’ex-RDA, il y a eu après la réunification une vague d’attentats contre les minorités, issues pour la plupart des « pays frères » (Mozambique, Angola, Vietnam, Chine…)

Par la suite, le racisme a surtout frappé la minorité turque, de loin la plus importante dans le pays. Le rejet xénophobe va hélas bien au-delà de la mouvance néo-nazie. La mobilisation contre l’islam -en particulier contre la construction de mosquées- est le fait soit de mouvements issus de la lignée identitaire, soit de formations populistes xénophobes comme Die Freiheit, ou Pro-Köln mais aussi d’une partie de la droite classique, CDU, CSU, voire de certaines personnalités issues du SPD comme Thilo Sarrazin ou Heinz Buschkowsky, le maire du quartier à forte population immigrée de Neukölln, à Berlin, qui est vent debout contre le multiculturalisme.

Y a-t-il un lien entre la persistance de la mouvance néonazie et la crise économique?

Non, cette explication ne suffit pas. Il a toujours existé des groupes néonazis depuis 1945. Des attentats ont déjà lieu à la fin des années 1970, alors que la crise était loin d’être ce qu’elle est aujourd’hui. Bien sûr, le profil type du militant néonazi est souvent celui d’un jeune déscolarisé, au chômage. Mais le contexte social ne permet pas à lui seul de comprendre ces dérives. Le choix du trio de la NSU de se désocialiser n’aurait pu être celui d’individus dépourvus d’idéologie. Il a fallu à ces gens une volonté de fer pour vivre dans la clandestinité pendant tant d’années, penser en permanence à tout ce qu’il fallait faire et ne pas faire dans les rapports avec la scène néonazie visible.

On a fait fausse route après 1945 en voyant dans le militantisme nazi le seul résultat de l’échec social ou de la perversité. Les militants néonazis peuvent avoir des vies cloisonnées entre une apparence normale et une vie de terroriste, comme l’a révélé récemment un documentaire: on a retrouvé un reportage sur des jeunes gens en vacances sur une île du nord de l’Allemagne. On y voit Beate Zschäpe au milieu d’un groupe de touristes faisant de l’aérobic sur la plage, évidemment sous un nom d’emprunt puisqu’elle vivait alors dans la clandestinité. Interrogés ultérieurement, ses comparses la décrivent comme une personne d’une déroutante banalité…

Propos recueillis par Catherine Gouëset

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