Natascha Kampusch © EPA

Natascha Kampusch: « je dérange parce que je brouille les repères »

Pendant huit ans et demi, Natascha Kampusch a vécu dans une cave de 5 mètres carrés aménagée par le respectable Wolfgang Priklopil. Dix ans après son évasion, elle raconte la longue et pénible traversée que fut la reconquête d’elle-même. Interview.

Pour l’opinion publique, vous ne vous comportez pas comme devrait se comporter une victime : fragile, versant des larmes en interview, incapable d’avancer dans la vie… Comment vivez-vous ce reproche permanent ?

Beaucoup de gens m’adressent des marques de sympathie, mais beaucoup d’autres ont fait preuve d’un grand manque de sensibilité durant toutes ces années, en effet. Je pense que certains envient la force qui m’a permis de m’adapter à une situation aussi terrible et ma volonté de vivre une vie normale. Au début, ça m’a rendue furieuse ; aujourd’hui, ça m’attriste. Mais que puis-je y faire ? C’est le problème de ces gens, et je ne peux pas le régler à leur place. Je suis fière de ne pas être tombée dans l’alcool ou la drogue. Après le long chemin que j’ai parcouru depuis ma fuite, j’arrive à gérer ces critiques, même si cela reste difficile. J’avais sous-estimé cette contrainte extérieure qui me renvoie sans cesse à mon passé.

Pourquoi publier un nouveau livre ?

Parce que je tenais à raconter moi-même ce qu’a été ma vie durant ces dix dernières années. Trop souvent, les médias s’en chargent à ma place en inventant des choses pour en tirer profit. J’en ai assez.

Vous pensez à Peter Reichard, l’ex-journaliste qui a révélé récemment dans un livre l’existence de vidéos de vous tournées par Priklopil, vous montrant nue et rasée ?

Je ne veux pas en parler.

Quelles rumeurs vous ont le plus touchée ?

Celles qui ont atteint ma famille. On a accusé ma mère d’avoir été de mèche, de m’avoir livrée au ravisseur, dans le cadre d’un réseau pédophile. On a aussi raconté que j’avais eu un enfant caché, alors que les examens médicaux que j’ai subis à l’hôpital après ma fuite ont montré que je n’avais jamais été enceinte !

A partir de quand avez-vous compris que vous suscitiez de l’incompréhension et même du rejet chez une partie du public ?

Dès le lendemain de mes premières interviews, par des propos dans la rue, dans les transports. On m’a lancé les blagues qui circulaient sur moi :  » C’est donc ça, une première main qui a dormi au garage !  » Un jour, dans une boutique de pierreries – j’adore confectionner des bijoux – , une femme m’a demandé pourquoi je n’étais pas restée au fond de mon trou au lieu de venir tromper tout le monde avec mes mensonges.

Comment avez-vous réagi ?

Strasshof an der Nordbahn, petite commune autrichienne où a été retenue Natascha Kampusch pendant près de huit ans et demi.
Strasshof an der Nordbahn, petite commune autrichienne où a été retenue Natascha Kampusch pendant près de huit ans et demi.© Reuters

J’ai payé et je suis partie. Je n’étais évidemment pas préparée à cela. Dans mon cachot, je n’avais qu’un seul interlocuteur, que j’avais appris à décoder au fil du temps. Il savait comment m’atteindre – en éteignant la lumière, en me privant de nourriture, etc. Et j’avais fini par comprendre comment l’atteindre à mon tour – en refusant de l’appeler  » Maestro  » comme il me le demandait, de manger les friandises qu’il m’apportait pour se faire pardonner après m’avoir battue. J’avais saisi que si j’étais dépendante de lui, il l’était forcément un peu de moi aussi. Dans le monde normal, en revanche, je me suis retrouvée confrontée à des milliers de personnes qui fonctionnent avec leur propre schéma.

Vous avez vous-même alimenté la spirale médiatique, en donnant dès le lendemain de votre évasion des entretiens à la télévision, dans la presse… Puis en présentant une émission sur une grande chaîne nationale… N’êtes-vous pas allée trop loin ?

Après ma fuite, j’ai été littéralement harcelée par les médias, à tel point que je devais être accompagnée d’un garde du corps. Bien sûr, j’aurais pu changer de nom. Mais je voulais entamer cette  » troisième vie  » dans ma peau de Natascha Kampusch. Mon ravisseur avait tenté de me voler ma personnalité. Il m’avait même rebaptisée  » Bibiana « . Ce n’est pas en étant libre que j’allais moi-même renoncer à mon identité ! Il était aussi très important pour moi de donner ma version des faits et de satisfaire la curiosité du public, afin de trouver un peu de calme.

De quoi vivez-vous aujourd’hui ?

Des ventes de mon premier livre. Avec cet argent, j’ai fait des dons et ouvert une clinique de 25 lits dans un village, au Sri Lanka. Je n’habite pas dans un palace, vous savez : je vis dans le même appartement, à Vienne, depuis 2007, avec trois pièces, des murs blancs, de grandes baies vitrées, un balcon, des plantes vertes. Sur le fond, je crois que ma résilience suscite une certaine forme de jalousie, qui peut mener au soupçon. Certains se disent :  » Ce n’est pas possible, il doit y avoir autre chose qui explique son rétablissement.  » Et les journalistes sont grandement responsables de cela.

Beaucoup se sont légitimement étonnés des zones d’ombre de votre histoire. Que leur reprochez-vous précisément ?

Très vite, ils ont trouvé que j’allais trop bien et ont cherché la petite bête. Ils ont commencé à imaginer des choses : qu’il y avait un réseau pédophile derrière mon histoire, que je ne racontais pas tout.

Cette  » autre chose  » a trait à votre relation avec votre ravisseur ? Vous ne cachez pas qu’elle a été très complexe, et beaucoup ne comprennent pas cette complexité.

La société ne veut pas voir que le bien et le mal sont en chacun de nous. Il est plus simple et plus rassurant de penser qu’il y a d’un côté les bons, et de l’autre les méchants. Mais Mohammed Atta, par exemple, l’un des terroristes du 11-Septembre, était aussi un très bon père ! Je dérange, car je brouille les repères. On préférerait qu’il n’y ait pas de nuances.

Vous racontez avoir cherché en Wolfgang Priklopil des traces d’humanité durant votre enfermement. Etait-ce aussi une façon de rééquilibrer votre relation ?  » Inhumain « , il était indéchiffrable et tout-puissant ; humain, vous pouviez agir, reprendre un peu de pouvoir ?

Oui, absolument. Et puis, je pense que les coupables ont souvent été des victimes avant de commettre leur crime. C’est une piste d’étude que j’aimerais creuser à l’avenir, peut-être après des études de psychologie.

Peu avant vos 18 ans, votre geôlier vous a d’ailleurs emmenée passer une journée au ski. Vous avez laissé filer une occasion de vous enfuir. Comment l’expliquez-vous ?

Les gens oublient que pendant huit ans et demi, je n’ai eu que lui comme référent ; ma vie dépendait entièrement de lui. Il me faisait croire qu’il était la seule personne à se soucier de moi et j’avais totalement intériorisé ses menaces sur ce qui pouvait m’arriver à l’extérieur. J’ai donc joué le rôle qu’il m’avait demandé de jouer, comme dans une pièce de théâtre. Cet épisode démontre la prison intime dans laquelle il avait réussi à m’enfermer. Mais je n’ai jamais perdu de vue que ce qu’il faisait avec moi était un crime.

Vous avez grandi en tête à tête avec ce seul interlocuteur, profondément paranoïaque et pervers, qui vous manipulait en permanence. Comment s’adresser aux autres normalement après un tel conditionnement ?

J’ai toujours conservé ma propre personnalité. Je ne me suis donc pas laissé influencer.

Mais comment avez-vous réussi à préserver ce  » noyau dur « , même au plus fort de l’emprise ?

10 ans de liberté, par Natascha Kampusch, éd. JC Lattès, 280 p.
10 ans de liberté, par Natascha Kampusch, éd. JC Lattès, 280 p.© DR

C’est sûrement dans mon caractère. Et mes parents m’ont donné les bases de raisonnement sur lesquelles je me suis appuyée face à mon ravisseur, qui cherchait constamment à me rabaisser. Grâce à mon éducation, j’ai toujours voulu aller de l’avant. Et puis, je n’avais pas le choix si je voulais survivre. J’avais fait de cet homme un objet d’observation. Chaque jour, je rassemblais des informations sur lui pour comprendre son fonctionnement, et je m’ajustais en fonction d’elles. C’était un peu comme aller en mission sur la Lune !

Vous dites avoir  » pardonné  » à Wolfgang Priklopil. C’est un mot très fort.

J’ai dû lui pardonner, parce que sinon, je n’aurais jamais pu conserver ma liberté intérieure, j’aurais été engloutie par la haine et la colère.

Que pensez-vous de lui, dix ans après ?

Il est mort. Il n’existe plus. Je ne veux pas gaspiller ma liberté à penser à lui.

Sa maison, elle, est encore debout. L’Etat vous l’a léguée. Pourquoi ne pas l’avoir rasée ?

Ce n’est pas aussi facile. Les travaux de démolition sont chers. Et je ne veux pas que ce terrain soit utilisé dans un but morbide.

La justice, elle non plus, ne vous a pas laissé de répit. L’enquête a été rouverte en 2008, une deuxième commission, mise en place en 2013 avec des agents du FBI, concluant à un acte isolé de Priklopil, tout en soulignant de grosses erreurs de la police. Vous avez été interrogée à nouveau pendant des heures. Comment vivez-vous ce feuilleton judiciaire ?

Comme un manque de respect total et comme une volonté systématique de m’atteindre. J’ajouterais que mon affaire a été instrumentalisée pour affaiblir le gouvernement de droite, rejeter sur lui les manquements graves de l’enquête.

Le plus dur, finalement, n’est-ce pas ce soupçon permanent qui pèse sur vous ?

Devoir me justifier, sans cesse, est en effet très pénible. Aujourd’hui, j’éconduis systématiquement ceux – médias ou autres – qui me demandent de revenir sur l’affaire. Il y a des choses que je suis disposée à raconter, et d’autres non parce qu’elles relèvent exclusivement de ma vie privée.

L’un des deux magistrats qui présidaient la commission d’enquête ouverte sur votre affaire en 2008 a déclaré dans une interview que votre période d’enfermement avait peut-être été  » préférable  » à ce que vous aviez vécu avant dans votre cité avec vos parents divorcés. Et qu’il était possible que vous vous soyez livrée de votre plein gré à cette  » alternative de vie « . Comment avez-vous réagi à de tels propos ?

Qu’un inconnu se permettre de dire cela sur Internet, j’y suis habituée. Mais lire cela dans la bouche d’une personnalité aussi haut placée est à la fois inconcevable et inquiétant…

Gardez-vous des séquelles physiques de vos huit années et demi de détention ?

Par manque de lumière et d’oxygénation, je n’ai certainement pas grandi autant que j’aurais pu – mes parents sont grands, eux. Et d’après les médecins, des séquelles risquent très certainement d’apparaître avec l’âge.

Et sur le plan mental ?

Certaines douleurs ne s’effaceront jamais, bien sûr. Mais je me sens psychiquement stable, aujourd’hui.

Suivez-vous une thérapie ?

Oui, une analyse, une fois par semaine.

De quelle façon avez-vous renoué le lien avec vos proches ?

Au début, c’était très compliqué. J’avais besoin de temps et je ne voulais pas retomber dans une dépendance. Il a fallu une période de transition avant que je reprenne ma place dans ma famille. Nous nous retrouvons à Noël, lors des fêtes d’anniversaire. Je vois ma mère régulièrement ; nous faisons de la couture et de la cuisine ensemble.

Et votre père ?

Je ne le vois plus. Il est dans son petit monde. (NDLR : Il estime que toute la lumière n’a pas été faite sur l’affaire.)

Avez-vous envie d’avoir des enfants ?

Non. Je n’arrive pas à me projeter dans le rôle de mère. Cela pourrait changer si je rencontrais un homme très attaché aux enfants.

Sortez-vous facilement de votre appartement ?

Pendant longtemps, je me suis lancé comme défi de me déplacer comme n’importe qui dans la rue. Puis je n’en ai plus été capable et me suis repliée chez moi. Aujourd’hui, j’arrive à trouver la bonne distance. Si je dois me rendre dans un lieu très fréquenté, je ne m’attarde pas. Je ne suis pas du genre à sortir toute la nuit en boîte, de toute façon. J’aime me retrouver avec quelques amis, dans des endroits calmes, pour parler.

Une vie amoureuse, est-ce possible ?

Je ne veux pas parler de cela.

Où en êtes-vous de vos études ?

J’ai passé la première étape du bac ; j’ai bien réussi en art, et je dois m’inscrire à la deuxième. Mes points forts sont la psychologie et la philosophie, mais j’ai peur de l’examen. C’est le problème des perfectionnistes comme moi.

Que mettez-vous derrière le mot  » liberté  » ?

C’est quelque chose d’immatériel ; un moment unique, fugace. Totalement indépendant de la situation dans laquelle on se trouve – enfermé ou à l’air libre. La liberté, c’est un état intérieur. Et la possibilité de dire et de taire ce que l’on veut.

Les courriers

En plus de tous [les] courriers positifs ou émouvants, j’ai reçu tout autant de lettres présentant en détail les souhaits les plus étranges. […] Certains voulaient m’emmener en voyage, ou me permettre de partir en vacances. D’autres souhaitaient emménager avec moi dans la maison du ravisseur ou me proposaient du travail chez eux, comme femme de ménage. Si je travaillais avec zèle dans l’entreprise familiale en échange d’une pension mensuelle de 57 euros, on pourrait s’entendre. […] Certains voulaient m’adopter, d’autres me décrivaient sans détour le rôle que j’aurais à jouer dans leur vie ; après tout, j’avais déjà appris en quoi consistait l’existence d’une esclave. J’ai reçu franco de port des photos obscènes et des leçons de morale ; plusieurs bibles, diverses lectures édifiantes. […] Des organisations de bienfaisance douteuses me demandaient des dons. […] D’autres voyaient en moi un suppôt du diable. […] Cet étrange renversement des rôles n’est pas resté l’apanage de ce genre de maboules, mais est devenu plus tard une partie intégrante de mon quotidien. […] Je pensais avoir laissé derrière moi pour toujours ces exigences possessives et ces fantasmes pathologiques ; j’étais éberluée par le nombre relativement élevé de personnes qui semblaient appeler de leurs voeux un tel quotidien. Beaucoup s’identifiaient avec le ravisseur, l’homme qui avait accompli ce dont eux-mêmes rêvaient manifestement. »

Priklopil

La société a besoin de supposés monstres tels que Wolfgang Priklopil pour donner un visage au Mal qui l’habite et le tenir à distance. Il lui faut des images de cachots enfouis dans des caves pour se dispenser de voir les multiples façades et jardins bien entretenus où la violence se cache derrière une apparence bourgeoise parfaitement normale. Wolfgang Priklopil était un homme que ses voisins décrivaient comme aimable, serviable, peut-être un brin timide.

A posteriori, on a prétendu avoir un peu deviné quelque chose, un original, mais à ce point ? Non, impensable ! Pourtant, c’était un être humain, pas une bête. Ce serait trop simple. Nous sommes tous façonnés par notre entourage et personne ne naît foncièrement mauvais. Nous avons tous notre histoire, mais nous préférons ne pas le voir, sinon il faudrait commencer par nous interroger nous-mêmes. Il existe des milliers de victimes de crimes prétendument ordinaires, des milliers de victimes de maltraitance – la plupart sont des femmes et des enfants, mais pas seulement – et tout cela se joue dans la prison tout à fait ordinaire de leur appartement ou de la chambre d’enfant. »

Les vêtements

[Ma mère] elle ne comprenait pas que je puisse conserver les quelques « haillons » du cachot, pourquoi je ne les jetais pas ou, encore mieux, ne les brûlais pas, comme si cela aurait suffi à éliminer un mauvais souvenir. Durant ma captivité, les objets m’ont apporté beaucoup de réconfort. N’ayant que peu d’occasions de me réjouir, j’avais appris à reconnaître la grandeur des petites choses. Les quelques tee-shirts et chaussettes que je possédais m’avaient aussi tenu chaud et étaient donc pour moi chargés d’une signification positive. »

Entretien : Claire Chartier

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