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Nadine Labaki : « Le monde est absurde »

Le Vif

Ses films sont des fables aux airs d’utopie. Des fables où le désespoir des femmes les pousse aux actes les plus saugrenus pour empêcher leurs hommes, maris et fils, de se plonger à nouveau dans une guerre interminable et absurde. La Libanaise Nadine Labaki est révoltée par ce monde en manque de sens. Où les peuples se déchirent pour « la croix ou le croissant ». Où règnent le repli sur soi, les tabous et l’autocensure. Où « rien de bien n’arrive ».

On dit de votre dernier film « Et maintenant on va où ? », tourné en 2010, qu’il annonçait les printemps arabes. Ce rêve a-t-il été tué par la guerre en Syrie ?

Ce n’est pas seulement la guerre en Syrie qui a tué le printemps arabe. Mais bien tous les conflits interreligieux qui naissent dans ces pays. On n’a pas été capable de gérer la liberté soudaine qu’on a pu avoir. Et on est en train de tuer ce qu’on a réussi à accomplir. Pour des raisons totalement absurdes. Le Moyen-Orient est une région damnée et maudite. C’est la région des injustices où rien de bien n’arrive. Nous vivons en permanence avec une rancune latente qui fait que la moindre étincelle, la moindre mésentente, le moindre petit conflit peut se transformer en guerre civile. Et la violence et le barbarisme sont révélateurs de cette rancoeur. On a cru au printemps arabe. Maintenant, nous sommes déçus.

La guerre en Syrie a eu un effet domino sur les pays voisins. Surtout sur le Liban dont les vieilles blessures de la guerre civile ont été ravivées. La guerre est un cercle vicieux ?

Effectivement. Ce conflit perpétuel, régulier, arrive tous les deux ou trois ans pour les mêmes raisons, comme si nous n’avions rien compris, rien appris de la fois précédente. Le Liban est comme une éponge : il suffit qu’il se passe un conflit quelque part entre deux confessions différentes pour que cela se répercute chez nous. On est capable de se battre pour une bataille qui arrive en Syrie. Parce qu’on appartient plus à une religion, à une confession ou à un parti politique qu’à un pays. On se sent plus chrétien maronite que libanais. Plus musulman chiite que libanais. Plus musulman sunnite que libanais. On oublie qu’on est les enfants d’un même pays et qu’on a cohabité pendant tout ce temps ensemble. Souvent, ce sont des personnes qui habitent dans les mêmes immeubles. Ce sont des voisins. Leurs enfants vont aux mêmes écoles. Ils achètent le même pain. Ils vivent dans le même quartier. Et ils sont capables de se retourner les uns contre les autres en l’espace de quelques heures pour un conflit qui n’est pas le leur. Pour un conflit qui se passe ailleurs. C’est absurde !

Toutes les guerres sont absurdes ?

Presque toutes les guerres sont absurdes, oui. La plupart des guerres se font pour de mauvaises raisons. Pour moi, rien ne peut justifier la mort d’un proche, la mort d’un ami. Aucune cause ne peut consoler cette peine.

La mort, que l’on a tendance à oublier et à refuser en Occident, est une menace omniprésente, au Liban comme dans votre film.

Je viens d’un pays où la mort est très présente. Une mort qui n’est pas naturelle. Ce sont des drames incroyables. Il n’y a pas une famille au Liban qui n’a pas perdu un être cher, un cousin, un frère ou un oncle, d’une manière atroce pendant la guerre. On voit ça énormément dans les yeux de nos mères et de nos grands-mères. Ce sont des femmes qui ont en elles une tristesse éternelle mais aussi une force que j’admire. Ce sont des femmes qui, jusqu’à maintenant, portent du noir. Je ne sais pas comment elles font pour arriver à vivre. La mort fait partie de notre histoire collective et de notre passé. C’est aussi pour cette raison que nous ne parvenons pas à oublier.

Vous êtes pessimiste pour l’avenir ?

Oui, je suis pessimiste. La réconciliation n’arrivera pas demain.

Vous vous êtes impliquée personnellement dans le conflit syrien, en défendant la cause des 800.000 réfugiés syriens au Liban.

Si je peux avoir un impact sur la misère des réfugiés et les aider, c’est un devoir pour moi d’utiliser ma notoriété pour changer les choses autour de moi. Je suis scandalisée quand je vois le quasi immobilisme de la communauté internationale pendant deux ans. Une communauté internationale qui se réveille seulement et se révolte tout à coup parce que des armes chimiques ont été employées. Cela voudrait-il dire qu’il était permis que les enfants meurent par milliers pour des causes totalement absurdes et par des moyens atroces, tant qu’ils étaient tués par une balle ou une bombe, et non une arme chimique ? Je veux les aider et m’impliquer. Indépendamment de la politique. Je n’ai pas envie de prendre position dans ce conflit. De toute manière, avec la situation actuelle, c’est impossible.

Ces guerres de religion, cette montée de l’islamisme, ces conflits politiques… Le monde entier se bat pour une idéologie, une doctrine, un point de vue.

Le monde est absurde. Et cette guerre-là, moi, je la ressens partout. Aussi bien au Liban qu’en prenant le métro à Paris. Ce n’est pas qu’une question de religion ou de politique. C’est une question de non-tolérance de la différence de l’autre. Les gens sont incapables de se saluer dans un ascenseur ou dans un bus parce qu’il y a la peur de l’autre, la peur de sa différence et de l’inconnu. Cette méfiance permanente, je la trouve absurde. Je ne peux pas imaginer que des personnes soient capables de vivre dans un immeuble pendant des années sans connaître leur voisin de palier. Pourtant, l’homme est capable de cela. Capable d’un tel repli sur soi.

Comment vous battez-vous contre l’absurdité du monde ?

Je suis quelqu’un d’idéaliste. Je réfléchis un peu comme les enfants, avec une naïveté et une innocence que j’ai gardées. Je crois en un monde meilleur, en un monde où les gens seraient beaucoup plus cléments et tolérants. J’aime cette vision enfantine, parfois beaucoup plus sensée que celle des adultes.

C’est pour cela que vous n’avez aucun tabou ? Dans votre premier film, « Caramel », vous parlez d’homosexualité, de religion ou encore d’adultère.

J’ai envie de comprendre pourquoi certaines choses sont aussi insensées. Pourquoi cette non-tolérance de l’homosexualité ? Ou de le l’amour à un âge avancé ? Pourquoi ces tabous ? J’ai l’impression que certaines choses vont parfois à l’encontre de la nature humaine. Comme par punition. Comme si on s’était créé des barrages pour punir ou pour réprimer la vraie nature humaine.

Quel est le pouvoir du cinéma ?

Le cinéma est une des armes les moins violentes mais les plus efficaces pour changer le monde. Mon métier est ma raison de vivre. Ce n’est pas juste une histoire. C’est une manière de prendre une position, de partager une opinion et de faire réfléchir.

Votre cinéma se veut proche de la réalité, avec des thématiques actuelles, des acteurs amateurs, des émotions entre rires et larmes. La réalité permet de faire réfléchir davantage que la fiction ?

Plus on est proche de la réalité, plus on s’identifie aux personnages. Le spectateur a alors l’impression de se regarder. Ce n’est plus juste un film de plus avec des acteurs qu’il va oublier en sortant de la salle. Ce n’est pas la prestation complètement parfaite de quelqu’un d’inaccessible. Ce sont des films qui touchent. Le cinéma devrait davantage s’approcher du réel.

Selon Abdellatif Kechiche, réalisateur de « La vie d’Adèle » que vous admirez, « tous les films sont difficiles, voire douloureux, pour ceux qui les font ».

Difficiles, c’est sûr. Il faut une personnalité de béton pour pouvoir survivre au processus d’un film. Douloureux parce que c’est un défoulement, pour moi. Une obsession, une frustration ou une colère que j’ai envie de crier fort. Et, comme la seule chose que je sais faire, c’est du cinéma, je le dis sur grand écran. Etre entendue par des centaines de spectateurs rassemblés pour m’écouter, c’est une thérapie magnifique.

A qui s’adresse votre cinéma ?

A tout le monde, vraiment. J’ai envie de parler au plus grand nombre possible. C’est de ça qu’a besoin tout mon procédé de cinéma.

Pensez-vous que vos films aient un impact sur les dirigeants politiques et religieux, sur la communauté internationale ?

En tout cas, ils créent des débats. « Et maintenant on va où ? » a suscité beaucoup d’enthousiasme et d’émotion. Au Liban, il a eu un impact énorme. On en a débattu dans des talk-shows télévisés. Et à chaque fois qu’un petit conflit surgit, les Libanais disent : « Nadine devrait faire un autre film » ou « Il devrait y avoir un « Et maintenant on va où ? » n°2″. C’est devenu un phénomène social !

Vous présentez des femmes battantes, au fort caractère et ancrées dans leur temps mais aussi sensibles et en souffrance. C’est comme ça que vous voyez les femmes d’aujourd’hui ?

Non, c’est comme ça que j’ai envie qu’elles soient. C’est ma manière idéaliste de voir comment la solution pourrait arriver à travers les femmes. Je ne veux pas revendiquer un cinéma féminin, ou féministe. Je suis consciente de ma responsabilité en tant qu’être humain. Mais je suis une femme donc je parle de mon point de vue, de ma responsabilité à moi, dans ce monde-là. Comment pourrais-je contribuer à une solution ? J’aimerais beaucoup, même si ça paraît encore une fois fou et fantaisiste, que nous, les femmes, nous ayons au moins une fois une prise de conscience de notre rôle à jouer dans ce monde.

Quel impact ont eu le conflit syrien et la montée en puissance du Hezbollah sur la liberté d’expression au Liban, un des pays les plus libres du Moyen-Orient ?

C’est un pays libre. Mais les Libanais ont développé une autocensure presque naturelle. Nous avons une personnalité flamboyante qui explose à la moindre égratignure. Du coup, nous ne parlons pas de certains sujets. Par peur des répercussions. Car les dérapages peuvent avoir des conséquences énormes. On sait naturellement ce qui peut se dire et ne pas se dire, ce qui est dangereux et ce qui ne l’est pas. Ce n’est ni sain, ni sage. On n’est pas aussi libre qu’on le prétend.

Propos recueillis par Sophie Mignon

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