Des soldats de l'armée irakienne aux alentours de Mossoul, le 20 octobre, au début de l'offensive pour reprendre à Daech la métropole arabe sunnite. © AP/SIPA

« Mossoul est la ville qui a accueilli le plus favorablement les combattants de l’EI »

La reconquête de la ville s’annonce délicate car la population, qui a accueilli favorablement les djihadistes en 2014, craint le retour de l’armée irakienne, explique Pierre-Jean Luizard, historien de l’islam contemporain, directeur de recherche au CNRS, en France.

Quelle est la valeur symbolique de Mossoul, enjeu de la reconquête en cours, dans l’imaginaire arabe sunnite ?

Cette ville, où résident encore plus d’un million et demi d’habitants, revêt une grande importance pour les Arabes sunnites, irakiens ou non. Certes, Mossoul ne fut pas le siège d’un califat, mais plusieurs dynasties s’y établirent pour régner sur le nord de l’Irak, voire sur un territoire à cheval sur l’Irak et l’Iran occidental. Son caractère multiethnique et multiconfessionnel – sunnites, chiites, kurdes, turkmènes, chrétiens, yézidis… – ne doit pas occulter le fait qu’elle apparaît comme la grande métropole arabe sunnite, surtout depuis que les chiites ont imposé leur domination à Bagdad, après la chute de Saddam Hussein en 2003.

Quel est, pour l’Etat islamique, l’intérêt géopolitique de ce bastion ?

Un peu à l’image d’Alep, dont la composition démographique est comparable, Mossoul est une cité du piémont des montagnes kurdes. Elle donne accès à la plaine de Mésopotamie. La grande province ottomane de Mossoul était divisée entre Kurdes et Arabes sunnites. Et les Ottomans considéraient que le nord de l’Irak s’apparentait à une chasse gardée. Les Turcs kémalistes (NDLR : référence au père de la Turquie moderne, Mustafa Kemal) ont perpétué ce tropisme envers Mossoul en refusant, en 1920, que la cité et sa province soient cédées au nouveau royaume d’Irak. Ce n’est qu’en 1925 que la Société des nations a entériné son rattachement aux provinces du Sud à majorité chiite. Aujourd’hui, la Turquie verrait d’un bon oeil une région arabe sunnite autonome avec laquelle elle tisserait des liens économiques et politiques, à l’image des relations que le chef de l’Etat turc, Recep Tayyip Erdogan, entretient avec Massoud Barzani, le président de la région autonome du Kurdistan. Une forme de partition tacite de l’Irak, mais qui ne remettrait pas en question les frontières, puisqu’il y aurait toujours la fiction d’un Etat irakien. La Turquie se pose donc en rivale de l’Etat islamique dans sa prétention à protéger les Arabes sunnites d’Irak. Comme l’Etat islamique, elle mise sur la peur qu’inspire aux Mossouliotes le retour de l’armée irakienne.

Pourquoi l’offensive, annoncée de longue date, a-t-elle tant tardé ?

Pierre-Jean Luizard.
Pierre-Jean Luizard.© C. BITTON POUR LE VIF/L’EXPRESS
A la différence de Raqqa, en Syrie, environ 90 % des combattants de l’EI à Mossoul sont de Mossoul et des localités voisines.

Parce qu’il n’y a pas consensus entre les différents acteurs quant à leurs rôles respectifs et à l’avenir de la ville. En proclamant le lancement de l’offensive, le Premier ministre irakien Haïdar al-Abadi a mis tout le monde au pied du mur, notamment les Turcs et les Kurdes, lesquels sont en conflit avec Bagdad à propos de  » territoires disputés  » dans la province de Ninive (nom actuel de la région de Mossoul). Ce qui n’est pas de bon augure pour la solidité de la coalition anti-Daech. A un moment donné, les Etats-Unis vont devoir choisir entre leurs deux alliés, Ankara et Bagdad. Le dilemme est inextricable : Washington ne peut ni affronter la Turquie, membre de l’Otan, ni être rendu responsable, par le gouvernement Abadi, de la partition du pays. Même si tout le monde sait que le Kurdistan ne reviendra jamais sous le contrôle de Bagdad et que le retour à la situation d’avant Daech est la dernière chose que les habitants de Mossoul souhaitent. Or, le gouvernement irakien a déjà prouvé son incapacité à se réformer.

Quel est le degré d’adhésion des Mossouliotes à Daech ?

De toutes les villes conquises par l’EI, Mossoul est celle qui a accueilli le plus favorablement ses combattants. Car c’est probablement l’endroit où l’incurie, la corruption, le népotisme et le gangstérisme des représentants locaux des autorités officielles ont été le plus patent. L’ancien gouverneur Atheel al-Nujaifi avait ainsi soumis la ville à un système de corruption mafieuse qui n’épargnait aucun secteur d’activité, pas même l’approvisionnement en denrées alimentaires et en biens de première nécessité. Son clan allait jusqu’à susciter des pénuries pour s’enrichir grâce à la flambée des prix. L’insécurité régnait à Mossoul, hérissée de check points. Arrestations arbitraires et enlèvements étaient monnaie courante. Al-Nujaifi a eu beau jeu de dénoncer la corruption des forces de sécurité et de l’armée irakienne comme cause de la chute rapide de la ville entre les mains de l’EI. Qu’ils soient militaires ou pas, aucun des responsables de la défaite n’a ensuite été condamné. Autant dire que l’irruption de l’EI, en juin 2014, a suscité un sentiment très majoritaire de soulagement face à une situation devenue intenable.

Et aujourd’hui ?

Le 5 juillet 2014, Abou Bakr al-Baghdadi proclame le califat depuis une mosquée de Mossoul.
Le 5 juillet 2014, Abou Bakr al-Baghdadi proclame le califat depuis une mosquée de Mossoul.© GETTY IMAGES

Il est très difficile d’apprécier l’état d’esprit actuel de la population de Mossoul. Pour autant, quelques milliers d’hommes armés ne sauraient tenir une ville aussi peuplée sans une assise minimale. La terreur que l’EI a pratiquée – et largement médiatisée – à l’encontre de ses opposants, ainsi qu’envers certaines minorités – yézidies, chiites et chrétiennes -, ne peut à elle seule expliquer la faiblesse de la résistance aux djihadistes. On a bien observé quelques mouvements de dissidence, dont une campagne d’empoisonnement des repas de rupture du jeûne distribués aux combattants djihadistes lors du dernier ramadan. Mais le phénomène, relayé par la propagande de l’armée irakienne et amplifié par certains médias russes, est demeuré marginal. Au sein de la ville, tout porte à croire que la population est divisée entre diverses options, aucune ne faisant l’unanimité. Une évidence toutefois : l’immense majorité des habitants refuse le retour de l’armée irakienne et, dans son sillage, des miliciens chiites. Daech tire profit de l’énorme écho suscité par les méfaits perpétrés, notamment à Tikrit. Les localités  » libérées  » par les troupes de Bagdad demeurent pour la plupart des villes fantômes. Beaucoup de leurs habitants sunnites ont été dispersés dans des camps, et le sort de nombre d’entre eux, suspectés d’avoir sympathisé avec l’EI, reste inconnu. Dans un tel contexte, les milices sunnites locales, comme la Garde de Ninive, liée à Atheel al-Nujaifi et sous influence turque, pourraient paraître un moindre mal, malgré la mauvaise réputation de l’ex- gouverneur de Mossoul.

Daech peut-il compter sur la complicité active de la population ?

Oui, dans une certaine mesure. D’autant qu’environ 90 % des combattants de l’EI à Mossoul sont de Mossoul et des localités voisines. A la différence de Raqqa en Syrie, tenue par des groupes armés au sein desquels les Syriens sont minoritaires. L’attentisme bienveillant de juin 2014 envers l’EI à Mossoul est devenu allégeance lorsque les Mossouliotes ont constaté un mieux tangible en matière de sécurité et d’approvisionnement. Même si l’Etat islamique perd son assise territoriale, l’absence de formule souhaitable aux yeux d’une majorité de la population le renforce. Que l’armée de Bagdad s’impose, et la ville risque de devenir une zone de guérilla permanente. Il n’y aura alors ni pacification ni stabilisation. Prenons garde, là encore, à la propagande : sur les chars de cette armée flottent non seulement des drapeaux irakiens, mais aussi des fanions barrés d’inscriptions telles que Ya Abbas ! ou Ya Hussein !, des cris de ralliement chiites. Ce tropisme confessionnel est illustré par le peu d’empressement des soldats à mourir pour Mossoul, terre étrangère pour beaucoup. C’est la raison pour laquelle l’armée fait appel à des unités d’élite supplétives, dont certaines sous contrôle américain, et d’autres téléguidées par l’Iran. Aujourd’hui, nul doute que ce qui prévaut, c’est une forme de désespoir, né de cette impression d’encerclement et d’impossibilité de s’échapper de la nasse.

Que sait-on d’Abou Bakr al-?Baghdadi, leader de Daech ? Son état-major a-t-il vraiment été décapité, comme l’affirment les Américains ?

Tant qu’on ne proposera pas aux populations ayant fait allégeance à Daech un autre système politique, il ne disparaîtra pas.

En tant que personne, al-Baghdadi n’a aucune importance. Ce qui compte, c’est le califat (autoproclamé) qu’il incarne, c’est-à-dire la volonté de construire des institutions étatiques dotées d’une légitimité religieuse. Son armée ne ressemble pas à l’armée irakienne, avec sa hiérarchie militaire. L’EI agite un drapeau unique, mais son ancrage reste très local. L’organisation a délégué le contrôle des quartiers de Mossoul à des chefs de clan ou de milice et à d’anciens militaires de l’armée de Saddam Hussein. L’armée de Bagdad va devoir se battre contre des gens qui défendent leur communauté.

Que restera-t-il de Daech une fois que Mossoul sera tombée ?

Un puits de pétrole en feu dans la localité de Qayara, au sud de Mossoul, reprise par l'armée irakienne: Daech applique une politique de la terre brûlée.
Un puits de pétrole en feu dans la localité de Qayara, au sud de Mossoul, reprise par l’armée irakienne: Daech applique une politique de la terre brûlée.© MARKO DROBNJAKOVIC/ISOPIX

Ce n’est pas l’EI qui a provoqué l’effondrement de l’Etat irakien, mais le contraire. Tant qu’on ne proposera pas aux populations ayant fait allégeance à l’EI un autre système politique, il ne disparaîtra pas. La Constitution irakienne de 2005 doit être refondée, car elle instaure, sans le dire, le communautarisme et le confessionnalisme politiques. Les Arabes chiites et sunnites partagent un sentiment d' » irakité « . Or, l’EI a réussi à convaincre les uns et les autres qu’ils ne pouvaient plus vivre ensemble. Mossoul risque d’être morcelée entre quartiers progouvernementaux, proturcs et pro-Daech. L’EI risque de perdre le monopole de la protection des sunnites dans la ville, mais il restera une option. La force de Daech n’est pas militaire, elle est politique.

Que pensez-vous de la récente conférence internationale de Paris portant sur l’avenir de l’Irak dans la perspective de l’après-Daech ?

Cette conférence rappelle celles de San Remo, de Sèvres et de Lausanne qui, au lendemain de la Première Guerre mondiale, découpèrent le Moyen-Orient, sous la domination des puissances alliées victorieuses (Grande-Bretagne, France). Le sort des Irakiens et des Syriens ne dépend plus des populations locales, mais des rapports de force régionaux et internationaux. Les enjeux locaux induisent toutefois nombre de contradictions. Ainsi, la France déclare vouloir aider le gouvernement irakien à rétablir sa souveraineté sur l’ensemble du territoire irakien, alors qu’elle forme et arme les peshmergas, dont l’objectif déclaré est la constitution d’un Grand Kurdistan. Ces contradictions ne manqueront pas d’éclater une fois Mossoul récupérée. On comprendra alors que l’EI n’est pas la cause, mais la conséquence du délitement des Etats.

Le piège Daech. L’Etat islamique ou le retour de l’histoire, par Pierre-Jean Luizard, éd. La Découverte, 2015, 100 p.

Propos recueillis par Vincent Hugeux et Romain Rosso.

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