Morten Storm, chez lui, au Danemark. Après plusieurs séjours en prison, l'ancien délinquant découvre l'islam à 21 ans, en 1997. © Collection personnelle

Morten Storm, l' »infiltré » danois de la CIA au sein d’Al-Qaïda

Le Vif

À l’heure où le Danemark est à son tour confronté au terrorisme islamiste, Le Vif/L’Express publie en avant-première des extraits d’un livre étonnant.

Un jeune Danois converti à l’islam y raconte son parcours au sein des réseaux radicaux. Après avoir gagné la confiance des leaders d’Al-Qaïda, il est devenu un « infiltré » oeuvrant pour les services occidentaux. Son histoire conduit jusqu’au Yémen, auprès du groupe qui a revendiqué l’attentat contre Charlie Hebdo.

Sur une route de montagne, au Yémen, Morten Storm effectue une livraison pour le compte d'Anwar al-Awlaki, l'idéologue d'Al-Qaïda dans la péninsule Arabique (Aqpa), en octobre 2008.
Sur une route de montagne, au Yémen, Morten Storm effectue une livraison pour le compte d’Anwar al-Awlaki, l’idéologue d’Al-Qaïda dans la péninsule Arabique (Aqpa), en octobre 2008.© Collection personnelle

En matière d’espionnage, la réalité dépasse souvent la fiction. C’est encore plus vrai avec l’incroyable histoire de Morten Storm au sein d’Al-Qaïda dans la péninsule Arabique (Aqpa). Rien ne prédestinait ce jeune Danois au casier judiciaire de délinquant à devenir djihadiste au Yémen à la fin des années 1990, puis à basculer chez l’adversaire et devenir un « infiltré » pour divers services de renseignement occidentaux.

Ce destin, retracé dans Agent au coeur d’Al-Qaïda, un livre à paraître le 26 février, dont Le Vif/L’Express publie en exclusivité des extraits, nous éclaire, de l’intérieur, sur le groupe terroriste qui a revendiqué l’attentat contre Charlie Hebdo, le 7 janvier.

En 2006, Sanaa, la capitale yéménite, attire nombre d’Occidentaux convertis à l’islam. Storm, lui-même engagé sur la voie du djihad, devient alors l’ami d’Anwar al-Awlaki, l’idéologue d’Aqpa. Mais, peu après leur rencontre, le Danois perd la foi salafiste. À aucun moment l’imam ne se doute que l’ancien extrémiste aux cheveux roux est recruté par les services de renseignement de son pays. En collaboration avec le M I5 britannique et la CIA américaine, Storm est chargé d’approcher Awlaki, devenu la bête noire des États-Unis pour son rôle dans plusieurs attentats. Finalement, l’imam sera tué par un drone américain.

Tandis qu’Aqpa demeure la branche la plus active de la nébuleuse Al-Qaïda, Morten Storm vit désormais dans le secret. Les extraits reproduits ici donnent la mesure des liens de confiance qu’il avait établis avec quelques-uns des leaders terroristes les plus redoutés de la planète.

[EXTRAITS] Programme « Mujahideen Secrets 2.0 »

(En septembre 2009, Storm, devenu un agent, retourne au Yémen. Il approche l’idéologue d’Aqpa, Anwar al-Awlaki, qu’il connaît déjà. Ce dernier, qui ignore tout du changement de camp de son ami, lui demande de trouver des recrues prêtes à commettre des attentats en Europe.)

Mon entrevue avec Awlaki en cette nuit de septembre me permit de jauger son évolution de penseur à décideur, mais également de glaner une preuve de cette évolution. « J’ai quelque chose à te montrer, me dit-il après le dîner, en désignant son ordinateur portable et une clé USB. Voilà comment nous devrons communiquer à l’avenir. »

La clé USB contenait un programme de codage judicieusement appelé « Mujahideen Secrets 2.0 » (« Secrets de moudjahidin 2.0 »), qui reposait sur un algorithme standard de chiffrement avancé avec une clé de 256 bits. Awlaki avait déjà commencé à s’en servir dans ses échanges avec ses sympathisants occidentaux. Il estimait que notre méthode de boîte e-mail partagée n’était plus sûre. […]

Storm a gagné la confiance de l'imam Anwar al-Awlaki, qui a conçu certains des attentats contre les Etats-Unis.
Storm a gagné la confiance de l’imam Anwar al-Awlaki, qui a conçu certains des attentats contre les Etats-Unis.© Collection personnelle

« Pour communiquer avec moi, tu devras créer une clé privée », me dit-il en me montrant comment la mettre au point. La clé privée était, en gros, un code secret numérique unique que l’on pouvait utiliser pour coder et décoder des messages reçus, protégés par un mot de passe personnel et enregistrés dans le programme que contenait la clé USB. Apparemment, ce n’était pas la première fois qu’Awlaki enseignait à quelqu’un comment utiliser ce programme.

« Ensuite, il te faut créer une clé publique, poursuivit-il en me montrant comment faire. Nous pourrons nous échanger nos clés publiques par e-mail, après quoi nous n’aurons plus qu’à nous envoyer des messages cryptés. […] »

La transformation en tout juste quinze secondes d’une suite apparemment arbitraire de lettres, chiffres et symboles en une prose intelligible me subjugua. Pour crypter des messages, je n’avais qu’à suivre les mêmes étapes en sens inverse. Il était possible de crypter à peu près n’importe quel type de fichier avec ce programme, y compris des images et des vidéos.

Une troisième épouse, croate, pour Awlaki

(Awlaki demande à Storm de lui trouver une épouse en Occident. Irena, une Croate originaire de Bjelovar, près de Zagreb, se présente. Elevée dans la tradition catholique, elle s’est convertie à l’islam par amour pour un musulman, puis s’est radicalisée en fréquentant la mosquée, où elle a pris le prénom d’Aminah.)

Le 9 mars 2010, devant la gare routière internationale sur Erdbergstraße, à Vienne, j’attendais l’autocar de 11 heures en provenance de Zagreb. […] Elle avait une longue jupe noire, comme je m’y étais attendu, mais au lieu d’être totalement voilée, elle ne portait qu’un simple foulard sur la tête. Quelques mèches blondes et rebelles flottaient au vent. « As salaam alaikoum. Je suis Aminah », dit-elle dans un anglais teinté d’un léger accent, en me fixant de ses yeux bleu-vert. […]

Storm a touché une récompense de 250.000 dollars de la CIA pour avoir trouvé sur Facebook une épouse à son ami Awlaki : la jeune croate convertie à l'islam ignore que le Danois est un espion occidental.
Storm a touché une récompense de 250.000 dollars de la CIA pour avoir trouvé sur Facebook une épouse à son ami Awlaki : la jeune croate convertie à l’islam ignore que le Danois est un espion occidental.© Collection personnelle

J’étais tombé sur elle sur une page Facebook de fans d’Awlaki, en novembre 2009, deux mois après qu’il m’eut à nouveau demandé de lui trouver une épouse occidentale. J’avais laissé un message requérant de l’aide, et Aminah m’avait répondu. […] « J’essaie de trouver un moyen de sortir de ce pays, et je cherche un mari qui pourra m’apprendre des choses et que je pourrai aider. J’ai un profond respect pour lui et pour toutes les choses qu’il a faites pour cette oummah (communauté des croyants) et je voudrais l’aider autant que je peux. » […]

Je compris très vite que cette jeune femme un peu perdue, et très impressionnable, était une chance à saisir. « Aminah peut nous amener jusqu’à Awlaki », dis-je à mes agents de liaison du M I5, Sunshine, Andy et Kevin, peu après le début de nos échanges sur Facebook. « Nous comprenons bien votre point de vue, mais nous allons devoir d’abord en référer à notre hiérarchie », répondit Andy. Les Britanniques, tout comme moi, s’inquiétaient d’envoyer Aminah dans la zone la plus dangereuse d’un pays particulièrement instable. Les Américains, soutenus par les Danois, étaient bien plus enthousiastes. […]

Aminah (qui ignorait qu’elle était utilisée) représentait le meilleur moyen d’atteindre l’imam terroriste. La CIA entra officiellement sur le marché des rencontres en ligne.

À leur demande, j’informai Awlaki que je lui avais trouvé une potentielle épouse, et, le 11 décembre 2009, il entra en contact avec elle, lui demandant de lui soumettre une brève description d’elle-même.

Elle me transmit cette réponse afin que je la communique à l’imam : « J’ai 32 ans, je ne me suis jamais mariée, je n’ai pas d’enfant. Je suis grande (1,73 m), mince et athlétique, je ne suis pas sûre qu’il me soit permis de décrire mes cheveux. On dit que je suis jolie, attirante, je fais plus jeune que mon âge, on me donne généralement entre 23 et 25 ans. »

Le 15 décembre, Awlaki m’envoya un autre message à lui communiquer : « Je tiens à souligner deux choses. La première est que je n’ai pas de domicile fixe. Mes conditions de vie varient donc énormément. Il m’arrive même parfois de vivre sous une tente. La seconde est que, pour ma sécurité, je dois parfois m’isoler, ce qui signifie que ma famille et moi nous trouvons parfois coupés du monde pendant des périodes plus ou moins longues. Si vous êtes capable d’endurer de telles conditions, si vous êtes capable de vivre dans la solitude, avec une communication restreinte avec les autres, alors alhamdulillah, c’est parfait. Je n’ai aucun problème avec mes deux épouses, nous nous entendons bien. Cependant, elles ont toutes deux choisi de vivre en ville parce qu’elles sont incapables de vivre dans un village isolé avec moi. Je ne souhaite pas que cela arrive avec une troisième épouse. Ce dont j’ai besoin, c’est une femme qui puisse endurer avec moi les épreuves de la voie qui est la mienne. Une dernière chose. Pourriez-vous s’il vous plaît m’envoyer une photo de vous ? Merci de la transmettre en pièce jointe. » […]

Conformément aux instructions de mes agents de liaison de la CIA, Aminah ne devait pas prendre un vol direct pour le Yémen. Je me rendis avec elle au siège de Turkish Airlines à Vienne. Je lui donnai en outre une nouvelle paire de sandales tout-terrain pour Awlaki et un dictionnaire électronique arabe de poche fourni par la CIA, bien évidemment équipé d’un mouchard. […]

Au terme d’une attente qui me parut interminable, fin juin, je reçus des messages cryptés d’Awlaki et Aminah. Elle avait réussi à le rejoindre dans les zones tribales.

« Alhamdulillah, je suis saine et sauve, écrivit-elle. Tout s’est passé au mieux, conformément au plan. » Et là, le coup de massue. « J’ai dû laisser ma valise, il me manque donc la plupart de mes affaires. » Je fixai l’écran, comme si ce simple regard aurait pu changer ces mots. Elle avait rejoint les zones tribales sans le moindre mouchard. Al-Qaïda lui avait dit de mettre tous ses effets personnels dans un sac plastique et de laisser derrière elle tout objet électronique. Les Américains vérifièrent cette information en envoyant un informateur sur son lieu de résidence à Sanaa. Le fait que leur piège ait été déjoué par un agent consciencieux d’Al-Qaïda les rendit fous furieux.

R. Ro.

Agent au coeur d’Al-Qaïda, par Morten Storm, avec Paul Cruiskshank et Tim Lister. Le Cherche Midi, 504 p. Parution le 26 février.

Retrouvez l’intégralité des extraits du livre dans Le Vif/L’Express de cette semaine : « Au Yémen, dans une école coranique », « Awlaki échappe à la mort » et « Dans l’antre d’Aqpa ».

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