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Montasser AlDe’emeh à propos du jihad: « Ils se rapprochent de leur but final : Jérusalem »

Jan Lippens Journaliste free-lance.

Autour du Nouvel An, l’expert en jihad Montasser AlDe’emeh s’est rendu sur le front en Irak, où l’EI et les combattants kurdes se mitraillent. Pour lui, l’EI n’est que de la petite bière comparée à ce qui attend le Moyen-Orient et l’Europe les dix à quinze prochaines années.

Montasser AlDe’emeh a effectué des recherches en Irak pour son doctorat sur le jihadisme. Il souhaitait voir de ses propres yeux comment l’EI défend les frontières de son califat rétrécissant, mais surtout aussi le vécu des Kurdes et leur regard sur l’avenir de leur région. « Trop peu d’experts se rendent sur le front, alors que ce qu’on entend et voit là-bas est essentiel pour affiner son analyse de la situation. On ne fait pas ça derrière son bureau. »

AlDe’emeh a été présenté au plus haut commandant militaire, le général Wasta Rasul, via ses contacts belges dans la communauté kurde. « Les Kurdes savent que je connais les jihadistes belges et que j’ai étudié leur radicalisation. Ils souhaitaient que je leur explique les motivations de jeunes occidentaux à aller combattre là-bas. Ils sont vraiment stupéfaits du nombre de jeunes qui ont rejoint l’EI. »

À Mossoul, les soldats irakiens, les milices chiites, et les combattants kurdes ont reconquis la partie est de la ville sur l’EI. On diffuse des bulletins de victoire sur l’expulsion de l’EI de Mossoul, mais AlDe’emeh relativise fortement ces rumeurs.

« Quand vous parlez à ces jihadistes, ils disent ‘Notre sang n’est pas de l’eau' ». Ils veulent dire qu’ils ne veulent pas mourir pour la reconquête de Mossoul, un nid de guêpes où se battent tant les soldats irakiens que les milices chiites soutenues par l’Iran contre l’EI. La population locale ne voit pas ces différents groupes comme des libérateurs, mais comme d’autres occupants de leur ville. C’est ce qui rend les choses si difficiles. Même si l’EI est tout à fait expulsé de Mossoul, on ignore qui reprendra la ville. L’armée irakienne ? Les milices chiites ? La Turquie ? La partie occidentale de la ville est d’ailleurs toujours solidement aux mains de l’EI et ils se cachent parmi la population locale. C’est un problème qu’on ne résout pas à coup de bombardements. Plus d’un million de personnes sont coincées là-bas et ont peur, y compris pour l’avenir après l’EI. La libération de tout Mossoul sonnera peut-être le début de conflits violents entre les prétendus libérateurs.

Manque criant de moyens

À Kirkouk, l’autre ville importante située sur le front, AlDe’emeh s’est entretenu avec des sunnites issus de villes irakiennes du centre telles que Falloujah et Tikrit et les villages autour qui ont fui la terreur de l’EI, mais aussi les milices chiites. D’après AlDe’emeh, l’Occident sous-estime l’impact sur ces réfugiés.

« J’ai passé quelques jours en compagnie d’un chef de tribu sunnite qui a fui Tikrit pour entendre son histoire. L’homme dormait par terre. Il n’avait plus rien. Sous Saddam Hussein, il jouissait de pouvoir et de considération. Sa ville est pratiquement rasée et il est réfugié dans son pays. Tout comme son peuple, cet homme se sent marginalisé. Comment ces gens vont-ils réagir si le pays se délite davantage ? Ces réfugiés aussi sont une bombe à retardement. Ils sont relativement bien accueillis par les Kurdes, mais ces derniers souffrent d’un manque criant de moyens. Les Kurdes comptent sur l’Occident pour l’argent et le matériel et aussi pour de meilleures armes pour lutter contre l’EI. N’oubliez pas que ce front mesure certainement cent kilomètres de long. Pour le contrôler, il ne faut pas seulement des hommes, mais aussi de l’eau, de l’électricité, du ravitaillement, de l’infrastructure militaire et toutes sortes de logistique. Cela coûte de l’argent et il n’y en a pas assez. Cela frustre les Kurdes. Ils n’ont pas l’intention d’aider à reconquérir des territoires de l’EI, à moins que ce soit pour sécuriser leur propre terrain.

« Un commandant de l’armée m’a dit que les Kurdes seraient probablement restés à l’écart si l’EI ne les avait pas attaqués (en été 2014, la ville kurde de Sinjar a été attaquée par l’EI. Les femmes kurdes ont été réduites à l’esclavage et des milliers d’hommes assassinés, NLDR). Si l’EI était parti à Bagdad vers le Sud, il aurait peut-être pris la capitale irakienne et la situation aurait évolué de façon tout à fait différente. L’EI a commis une bévue en impliquant les Kurdes dans la lutte. Ils n’avaient pas d’autre choix que de se défendre, déclare leur commandant. Leur but principal est toujours de mettre leurs propres régions à l’abri. »

Embryon

Au nord de l’Irak, il y a ledit Kurdistan irakien près de la frontière turque. Cette région, dont Arbil est la capitale, s’est transformée en région indépendante, même si juridiquement c’est toujours resté une partie de l’Irak. Après la montée en 2014 de l’EI dans de grandes parties de l’Irak, un afflux de réfugiés s’est mis en route vers cette région kurde : de grands groupes de sunnites, de chiites et aussi de yézidis kurdes y sont coincés. Outre le Kurdistan irakien, les Kurdes possèdent trois régions plus petites au nord de la Syrie. D’après AlDe’emeh, toutes ces régions forment l’embryon d’un état kurde indépendant. Mais cela non plus ne se fera pas sans coup férir.

« Les Kurdes veulent faire la paix avec tout le monde, ils ne cherchent pas la guerre. Le traité qui leur a promis un Etat après la Première Guerre mondiale, lorsque l’Empire ottoman a été divisé, n’est jamais entré en vigueur à cause de l’arrivée au pouvoir d’Atatürk. Si vous regardez une carte d’aujourd’hui, vous voyez que les Kurdes sont littéralement coincés entre les Iraniens, les Arabes et les Turcs. Ce sont trois peuples aux tendances impérialistes, qui veulent plus de territoire. Donc même à l’ère post-EI, cela restera un foyer de tensions. Aucun pays de la région ne concédera leur état indépendant aux Kurdes. Les Turcs craignent qu’un état kurde qui va du nord de l’Irak au nord de la Syrie, inspire les Kurdes en Turquie à le rejoindre. La Turquie ne veut absolument pas perdre de territoire. L’ambition du président Erdogan est exactement l’inverse. Il souhaite agrandir son territoire ou au moins étendre sa sphère d’influence politique dans toute la région. Les Turcs en Belgique par exemple reçoivent des e-mails avec le message que l’état turc compte sur eux. Si la Turquie avait des problèmes, il est fort probable que des milliers de Turcs européens partiront en Turquie pour aider à défendre la patrie.

« En outre, l’EI contrôle encore pas mal de régions. Plus elle les contrôle longtemps, plus la nouvelle génération de jihadistes sera grande. En Syrie et en Irak, l’EI prépare des enfants, même très jeunes, à la lutte armée. Des enfants qui n’ont jamais rien connu d’autre que la guerre. Supposez que l’EI en Syrie ne contrôle plus de territoire du tout, ils entreront dans la clandestinité ou retourneront en Europe. Que vont faire les Tchétchènes par exemple ? Eux aussi se battent en Syrie et en Irak. Ils retourneront probablement en Tchétchénie pour essayer d’installer un état purement islamique dans le Caucase. C’est pareil pour les jihadistes albanais et kosovars. C’est pourquoi je pense que l’EI n’est que le début de la misère, même si le groupement terroriste sera prétendument détruit. »

Six étapes vers un monde islamique

D’après AlDe’emeh, nous nous méprenons autant sur l’EI que sur Al-Qaïda. « L’EI n’est qu’une petite fraction d’événements beaucoup plus menaçants qui auront un impact mondial. Et Al-Qaïda est non seulement un groupement terroriste, mais surtout une idéologie largement répandue aux objectifs très clairs. Le Syrien Abou Moussab al-Souri est l’un des principaux idéologues. En 2004, il a publié un livre de 1600 pages intitulé ‘Appel à la résistance islamique mondiale’. Dans ce livre, il expose un plan en six étapes destiné à établir un nouveau monde islamique pur. »

Selon AlDe’emeh, ce plan est en train de réussir. Voici un résumé : Un : des jihadistes individuels doivent commettre des attentats aux États-Unis pour provoquer les Américains et les inciter à contre-attaquer. C’était le 11 septembre. Deux : il faut attirer les États-Unis dans le monde arabe, plus particulièrement en Irak et en Afghanistan. Le président Bush a déclenché la guerre en Irak après le 11 septembre. Trois : Al-Qaïda avait une base solide en Afghanistan et a créé l’anarchie afin de reprendre le pouvoir. Pour al-Souri, une même base doit être créée en Irak pour y semer le même chaos qu’en Afghanistan et étendre le territoire d’Al-Qaïda. Al-Zarqaoui, le chef d’Al-Qaïda tué depuis, s’en est occupé. Quatre : un élargissement du conflit vers la Syrie, qui jouxte Israël. Cinq : effectuer des attaques systématiques depuis des pays comme la Syrie et l’Égypte contre Israël, afin de l’entraîner activement dans le conflit. Six : la destruction d’Israël et la conquête de Jérusalem comme phase finale.

« Tout cela est décrit en détails dans des pamphlets et textes qui datent de bien avant la montée de l’EI », précise AlDe’emeh. « Si on étudie ce projet, nous sommes au-delà de la phase quatre. Aujourd’hui, les jihadistes sont près de la frontière israélienne. Il y a des combattants d’Al-Qaïda et des jihadistes d’autres milices à Deraa au sud de la Syrie, à la frontière jordanienne et sur le plateau du Golan. Ils sont également très actifs dans le désert du Sinaï. Je constate donc que les jihadistes s’approchent de leur but ultime. N’oubliez surtout pas que nous avons affaire à des groupes qui se soucient comme d’une guigne de la vie humaine, y compris de la leur. Soit ils remportent leur prétendue lutte sacrée et ils peuvent vivre dans leur état islamique pur, soit ils périssent et deviennent martyrs. Ils gagnent donc toujours. Comment lutter contre ce genre de combattants ? Que se passera-t-il si ces milliers de jihadistes postés aux frontières d’Israël se mettent à envoyer des missiles ? Israël ne manquera pas de réagir sur le plan militaire. C’est ce que veulent les jihadistes, car ils espèrent que les dizaines de milliers de Palestiniens qui vivent une vie sans issue dans les camps de réfugiés en territoire palestinien, en Syrie, en Jordanie et au Liban se mettent en mouvement. N’oubliez pas que dans ces camps ils sont armés. Israël est donc la prochaine étape. Que disent tous les jihadistes, qu’ils soient d’Al-Qaïda ou de l’EI ? « Nous nous battons les yeux tournés vers Jérusalem. » Les jihadistes belges aussi prononcent cette phrase en permanence. Le message sous-jacent, c’est qu’il faut détruire Israël, de toutes les façons possibles. S’ils font ça, c’est la moitié du monde qui s’enflamme. »

Selon AlDe’emeh, nous ne devons donc pas espérer que la paix vienne rapidement après la défaite définitive de l’EI. « La situation au Moyen-Orient ne fera que se dégrader suite aux frontières mouvantes, les nouveaux sentiments nationalistes qui prennent le dessus, tous ces groupes armés qui s’entretuent et le flux de réfugiés qui continuera à grossir. Même un pays prétendument stable comme l’Arabie saoudite a peur de cet avenir. L’Occident doit se préparer à la prochaine génération de jihadistes qui va frapper encore dix fois plus fort que la précédente. La génération préparée aujourd’hui en Syrie essaiera de séduire et de radicaliser les jeunes d’ici. Vous pouvez me rappeler ces paroles dans dix ou quinze ans. »

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