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Mladic : « Il faut aussi juger les exécutants »

Pour Céline Bardet, juriste internationale spécialisée dans les Balkans, « beaucoup de criminels de guerre se baladent encore en toute impunité ». La communauté internationale doit davantage aider les juridictions nationales. L’arrestation de Mladic signe la fin de l’impunité des hauts responsables.

Ratko Mladic a été transféré mardi à La Haye où il comparaîtra devant le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie qui l’a inculpé de « génocide, crimes contre l’humanité et violations des lois ou coutumes de la guerre » pour des actes commis pendant la guerre de Bosnie (1992-1995, plus de 96 000 morts). Auteur de « Zones sensibles, Une femme contre les criminels de guerre » (1), Céline Bardet, juriste internationale ayant mené plusieurs missions dans les Balkans et auprès du TPIY, juge que la réconciliation entre les peuples des Balkans est encore loin d’être acquise. Elle est aujourd’hui conseiller du gouvernement serbe pour les questions de corruption dans le cadre d’un projet de l’Union européenne. Ayant aussi travaillé auprès des victimes du massacre de Srebrenica en Bosnie, elle est donc particulièrement bien placée pour jauger l’impact de l’arrestation, après seize ans de cavale, du « bourreau de Srebrenica ».

Le Vif/L’Express : faut-il voir dans l’arrestation de Ratko Mladic maintenant des raisons objectives ou le fruit du hasard ?
Céline Bardet : Il y a des raisons objectives. La Serbie est le dos au mur par rapport à sa demande d’adhésion à l’Union européenne, qui doit être décidée en décembre. Pourquoi l’arrestation a-t-elle eu lieu le 26 mai alors que Mladic avait été localisé il y a deux ans déjà à peu près au même endroit ? Il est beaucoup plus difficile d’y répondre. La volonté politique du président serbe Boris Tadic existait. Il n’empêche, l’arrestation a étonné tout le monde.

Certaines sources ont évoqué une « trahison ». Avez-vous des éléments pour accréditer cette thèse ?
Il est vrai qu’il y avait une prime pour toute information qui amènerait à la capture de Mladic. Elle était passée à 10 millions d’euros, récemment. Cela dit, y a-t-il eu dénonciation ? Je ne sais pas. Il faut aussi prendre en compte le contexte des Balkans : beaucoup de rumeurs circulent.

Par votre travail, vous avez été souvent en contact avec des victimes des guerres des Balkans. Que peut représenter pour les Musulmans de Bosnie l’arrestation de Ratko Mladic ?
Quand l’arrestation de Mladic a été annoncée, j’ai immédiatement eu des coups de téléphone de victimes en Bosnie avec lesquelles j’ai travaillé. C’était très émouvant. Il faut remarquer cependant qu’il n’y a pas eu d’explosion de joie en Bosnie. Il y a une dichotomie. Pour les victimes, que Radovan Karadzic et Ratko Mladic soient jugés est très important parce que c’est la fin de l’impunité des personnes haut placées. Mais La Haye, c’est aussi très loin des victimes. Les procès durent longtemps, quand ils arrivent à leur terme… Milosevic est mort en prison ; Mladic, visiblement, a des problèmes de santé. Quid des exécutants ? Il y a encore beaucoup de criminels de guerre qui se baladent en toute impunité, qui côtoient les victimes. Elles attendent aussi beaucoup de la communauté internationale pour qu’on vienne en aide aux institutions locales dans le jugement des crimes de guerre. L’arrestation de Mladic, c’est très bien. Mais ce n’est qu’une partie du puzzle qui conduit à la réconciliation.

Comment percevez-vous le sentiment à Belgrade ? Dans votre livre, vous écrivez : « Il existe une vraie difficulté à admettre la réalité des massacres. Le déni, qui frôle parfois le négationnisme, est aussi dans les mentalités, particulièrement chez les Serbes.
Il y a eu des manifestations, à Belgrade et à Novi Sad. Le président Tadic a été très clair : tout acte de violence sera réprimé immédiatement. Il est intéressant d’observer que, dans les manifestants, il y a beaucoup de jeunes, de 20 ou 25 ans, qui n’ont pas connu la guerre. Il y a un problème d’identité en Serbie. Le nationalisme y est encore très vivace… Il y a trois semaines, à la question dans un sondage « Pensez-vous que Ratko Mladic devrait être arrêté ? », plus de 50 % des Serbes avaient répondu « non ». En revanche, des médias ont formulé des excuses publiques en reconnaissant que pendant la guerre, ils avaient été un outil de propagande…

Un rapprochement avec l’Union européenne pourrait-il convaincre une partie de ces Serbes de renoncer à leurs idéaux nationalistes ?
Oui, c’est important. Les Serbes ont besoin de cette ouverture sur l’Europe. Mais l’ouverture et la reconnaissance font partie d’un processus long. Je travaille actuellement sur les questions de corruption en Serbie, c’est un autre dossier. L’arrestation de Mladic est certes un pas vers l’Union européenne. Mais elle ne donne pas nécessairement à la Serbie un statut de candidat à l’UE.

Les relations entre Etats issus de l’ancienne Yougoslavie en seront-elles améliorées ? La paralysie de la situation politique en Bosnie n’est-elle pas à cet égard inquiétante ?
A propos de la Serbie, il y aussi la question du Kosovo avec l’ouverture du dialogue entre Belgrade et Pristina. C’est un pas en avant. Je suis plus pessimiste pour la Bosnie. Elle a été mise sous supervision internationale à la suite des Accords de Dayton. La Bosnie a un système constitutionnel et institutionnel qui ne peut pas fonctionner. Au moment des accords, c’était nécessaire. Dayton a été une bonne chose. Cela a arrêté les massacres. Aujourd’hui, la position de la République serbe de Bosnie est très ambiguë. Le président Milorad Dodik joue beaucoup sur le populisme : il a encore affirmé récemment que Srebrenica n’avait pas été un génocide.

Comment analysez-vous le travail du Tribunal pénal international sur l’ex-Yougoslavie ?
J’ai travaillé au TPIY sous Louise Arbour et Carla Del Ponte. Je trouve que Serge Brammertz est très bien parce qu’il ne s’épanche pas dans les médias et fait son travail de manière très rigoureuse. Maintenant, le résultat est une accumulation du travail des procureurs successifs. Le tribunal remplit son mandat de juger les personnalités responsables des crimes les plus graves. Mais dans ce mandat, il était aussi clairement stipulé que le Tribunal doit participer à la réconciliation de la région. C’est la seule chose que je regrette à propos du TPIY : il a réagi trop tardivement, en 2010 seulement, pour être présent sur le terrain. J’ai travaillé trois ans avec les procureurs à Brcko en Bosnie quand j’ai créé une unité de crimes de guerre. Eh bien, les procureurs n’avaient pas accès aux informations du TPIY… Il a fallu attendre fin 2010 pour que le TPIY traduise en langue locale les documents du tribunal, jusqu’alors soit en anglais, soit en français. Le tribunal aurait pu soutenir mieux et plus tôt les juridictions locales. Il commence à le faire. C’est bien. Il faut maintenant que la communauté internationale s’engage à déployer des gens sur le terrain pour aider ces procureurs.

Est-il hâtif de dire que l’arrestation de Mladic tourne la page de la guerre des Balkans ?
La page de la guerre des Balkans sera tournée quand le processus de justice sera complété et que toutes les personnes qui ont été victimes de cette guerre auront le sentiment d’une certaine reconnaissance et d’une certaine réparation, aussi bien du côté bosniaque musulman que du côté serbe. Prenez l’exemple du présumé trafic d’organes au Kosovo. Les Serbes le vivent très, très mal parce qu’ils ne comprennent pas qu’il n’y a pas d’enquête. Qu’est ce qui fait que, à un moment, la politique a pris le pas sur la justice ? Je ne suis pas en mesure de dire s’il y a eu un énorme trafic d’organes ou non. Mais il faut une enquête. L’arrestation de Mladic renvoie aussi aux Serbes l’image du bourreau. Il faut les aider à sortir de cela. Tout le monde a droit à la justice. Des crimes de guerre ont aussi été commis à l’encontre des Serbes.

La Serbie a officiellement demandé à Carla Del Ponte de mener l’enquête, alors qu’elle a été longtemps perçue comme l’ennemie des Serbes. C’est énorme. Cela démontre que la justice doit être abordée de façon juridique, technique, pas politique.

ENTRETIEN : GERALD PAPY

(*) Ed. du Toucan, Paris 2011, 247 pp.

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