© LEONARDO CENDAMO

Maurizio Ferraris : « Le monde du capital est fini »

Le Vif

De livre en livre, l’espiègle philosophe italien ausculte l’époque à sa manière. Après avoir décrypté l’aliénation du smartphone et d’Internet, il analyse la valeur philosophique de l’imbécillité qui est « le propre de l’homme ». Rencontre avec un penseur original.

Ecrire sur l’imbécillité (1), c’est prendre le risque de passer soi-même pour un idiot magistral. Vous aimez les ennuis ?

A 60 ans passés, j’ai pensé que je pouvais prendre le risque de m’exposer ! D’autant que je ne dis pas :  » Tous les autres sont des cons, sauf moi.  » Je postule, dans une tentative d’explication anthropologique, que l’on comprendrait mieux notre nature si on se rendait compte que l’imbécillité est le propre de l’homme. Etymologiquement, le mot  » imbécillité  » vient de in baculum, sans bâton. L’imbécile est un homme sans bâton, démuni. Rousseau dit que l’être humain est parfait, mais que la société le dégrade, le transforme en esclave. Je crois au contraire que l’homme à l’état de nature est l’être le plus esclave que l’on puisse imaginer : dès sa naissance, il est dépendant des autres, et il le reste.

D’où la valeur philosophique de cette imbécillité congénitale, physique et mentale ?

Absolument. Se frotter à la réalité de l’humanité et de la société est la seule manière de transformer le monde. En outre, la tentation d’échapper à l’imbécillité qui pèse comme un péché originel sur la condition humaine est à l’origine de la culture et de la science, de tout ce que l’être humain a fait de bien.

Nous admettons difficilement qu’un génie puisse avoir des « coups d’imbécillité »

Etre bête nous rendrait intelligent ?

Exactement. L’imbécillité nous oblige à penser, en nous amenant à mobiliser au plus haut degré nos ressources intellectuelles. Flaubert, par exemple, est un imbécile de naissance, comme le montre Sartre dans L’Idiot de la famille, mais qui devient un génie à travers l’autocorrection. Et comme le dit l’adage, on apprend en se trompant, ou d’autres tirent profit de nos erreurs.

On cherche toujours toutes sortes d’explications à des situations compliquées, alors que, selon vous, la crétinerie est souvent à l’origine du problème. Pourquoi nous refusons-nous à envisager cette hypothèse toute simple ?

Par orgueil. De la même façon, nous admettons volontiers que quelqu’un de normal puisse avoir un coup de génie, mais très difficilement qu’un génie puisse avoir des  » coups d’imbécillité « . Reconnaître cette  » imbécillité d’élite  » déconstruirait nos mythes et nos idéaux. Franchement, dites-moi quel besoin avait Napoléon d’aller combattre les mamelouks en Egypte, et, douze ans plus tard, de jouer son empire en Russie…

La technologie vient-elle aggraver ou corriger notre faiblesse congénitale ?

Elle la corrige. Aujourd’hui, tout le monde écrit et, grâce à Internet, les gens se documentent, discutent, font des recherches.

Pourquoi écrivez-vous, alors, que « plus la technique est présente, plus grande est l’imbécillité » ?

Ce que je veux dire, c’est qu’elle potentialise les occasions de rendre visible ce que nous sommes. Lorsque les habitants de l’île de Paques ont détruit tout leur patrimoine, provoquant le déclin de leur civilisation, ils ont apparemment fait preuve d’une bêtise crasse. Mais comme ils n’ont laissé aucun élément d’explication, personne ne peut affirmer que leur geste était idiot. A notre époque, en revanche, où tout est révélé et scruté à la loupe, les motivations apparaissent au grand jour.

L’imbécillité a-t-elle une vertu politique ?

Elle permet d’expliquer beaucoup de choses, de façon non idéologique. Quoi de plus bête que d’attaquer la Russie, tout en menant la guerre contre la Grande-Bretagne, comme l’a fait Hitler ? Comprendre l’intelligence, c’est facile. Mais comprendre l’imbécillité requiert une grande qualité humaine et politique.

Le président Donald Trump est, en matière de bêtise,
Le président Donald Trump est, en matière de bêtise,  » l’absolu de notre époque « , selon Maurizio Ferraris.© JOE RAEDLE/GETTY IMAGES

Trump vous semble-t-il un bon exemple ?

Trump est, en la matière, l’absolu de notre époque !

Votre précédent livre (2) traitait de notre addiction au téléphone portable. Diriez-vous que ce concentré de technologie est devenu notre « bâton » universel ?

Plus que cela. C’est une espèce d’objet total, une immense machine connectée, pleine de mémoire, qui dispose d’une fabuleuse capacité de stockage, de production et d’enregistrement de documents. Le portable fait apparaître au grand jour le caractère fondamental de la réalité sociale : la  » documentalité « . Dès notre naissance, nous existons au travers d’un document, celui qui marque notre inscription à l’état civil. Le portable est à la fois récepteur et producteur de documents. C’est inouï ! Mes élèves de philosophie ont toujours eu un peu de difficulté à comprendre ce qu’était une  » monade « , dans la pensée de Leibniz (NDLR : philosophe et scientifique allemand, 1646 – 1716). Eh bien, cette entité, sans portes ni fenêtres, qui représente tout le monde, c’est le type sur le Web – vous, moi – qui dialogue avec n’importe qui et se forme son opinion sur l’univers à partir de son PC et de sa propre perspective. Nous vivons une  » monadisation  » de la société.

Cette révolution rend caduque la critique du système capitaliste, écrivez-vous…

S’en tenir à la contestation du capitalisme, c’est comme attribuer à Jules César la responsabilité de l’attaque des tours jumelles ! Il y a une forme d’anachronisme là-dedans. Nous concevons encore notre monde comme celui du capital, alors que ce monde est fini. Nous sommes désormais détenteurs et payeurs de notre outil de production. Et la véritable  » marchandise  » aujourd’hui, c’est la masse de données que nous produisons et accumulons. Dans le domaine politique, la montée en puissance des populismes n’aurait jamais pu se produire dans une situation foncièrement capitaliste, puisque celle-ci suppose des classes homogènes emmenées par des leaders. L’idéologie populiste est très liée à une logique du  » un contre un « , à une horizontalité qui est celle d’Internet et le produit de la profusion documentaire dont le portable est le premier instrument.

Les grandes entreprises qui déterminent notre vie ringardisent nos représentations traditionnelles de la politique

Nous sommes donc au-delà d’une contestation classique de la politique ?

Il est en train de se passer ce que deux philosophes français avaient imaginé dans les années 1970. Jacques Derrida prédisait l’explosion de l’écriture – nous la voyons aujourd’hui -, et Michel Foucault, la  » microphysique du pouvoir « , un système de micropouvoirs qui se heurtent et se gèrent les uns en relation avec les autres, et qui mettent fin à la verticalité de l’autorité. Les grandes entreprises qui déterminent désormais notre vie font aussi vieillir d’une manière incroyable nos représentations traditionnelles de la politique. Nous avons d’un côté des réalités dont nous ne savons presque rien – les innovations de la Silicon Valley – et, de l’autre, des Trump et son rival coréen, Kim Jong-un, qui semblent sortir d’une vieille comédie affreusement datée. Mais c’est un grand moment pour la philosophie et les savoirs humanistes. Ceux qui sont capables d’avoir une pensée  » latérale  » pour comprendre le présent sont précieux.

Vous qui aimez pratiquer l’humour, trouvez-vous la philosophie trop sérieuse ?

En un sens, oui. Sans doute s’imagine-t-on que la philosophie ne peut pas se permettre d’être ludique, sous peine de s’apparenter à un sous-genre, comme l’est aux yeux de beaucoup la littérature comique. Alors que concevoir une oeuvre à la fois profonde et amusante est très difficile. Mais je ne dis pas qu’il faille absolument faire rire en philosophant. Moi-même, j’ai écrit des livres académiques très soporifiques !

Par Claire Chartier.

(1) L’imbécillité est une chose sérieuse, PUF.

(2) Mobilisation totale : l’appel du portable, PUF.

Bio express

1956 : Naissance, le 7 février, à Turin.

1979 : Diplôme de philosophie à l’université de Turin.

1995 : Professeur titulaire à l’université de Turin.

1998-2004 : Directeur de programme au Collège international de philosophie à Paris.

2006 : Publication en français de T’es où : ontologie du téléphone mobile (Albin Michel).

2016 : Mobilisation totale : l’appel du portable (PUF).

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