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Mariage pour tous : génération « anti »

Le Vif

Ils se sont donné rendez-vous ce 26 mai, pour une nouvelle démonstration de force nationale. Mais que peuvent-ils encore espérer, après la promulgation de la loi sur le mariage homo ? Voyage dans cette France des « indignés » de droite qui entend bien continuer le combat.

Ce dimanche de mai, les essieux des vieux trains poussifs de la ligne Versailles-Chantiers – Paris-Montparnasse grincent encore plus qu’à l’ordinaire. Dans les wagons, des légions de manifestants à l’allure sage – familles nombreuses, retraités, étudiants – s’apprêtent à prendre le bitume parisien. Les portables chauffent, mais les banderoles roses restent planquées au fond des sacs. Le calme avant la tempête. Dans un coin de la rame, une mère tance son ado, pas vraiment emballé par la sauterie qui s’annonce. « Arrête de râler, c’est pour le bien commun. »

Au nom du « bien commun », de la défense de la famille traditionnelle et des droits de l’enfant, combien seront-ils, en France, le 26 mai, à manifester contre la loi autorisant le mariage et l’adoption pour les couples homosexuels ? Des milliers, voire des centaines de milliers, à l’image des rassemblements précédents ? Depuis le 17 novembre 2012, jour de la première grande manifestation nationale de ces acharnés du non (800 000 personnes, selon les organisateurs, 300 000, selon la police), une foule d’actions pas toutes pacifiques ont entretenu la flamme, des rassemblements silencieux des « veilleurs » aux lazzis contre les ministres en déplacement et aux agressions envers des personnalités « pro » réforme. Personne, ni les politiques, ni les médias, et à dire vrai, pas davantage les manifestants, n’aurait imaginé que la mobilisation s’installerait ainsi sur le long terme.

Elargir la guérilla à d’autres questions de société

A aucun des protagonistes, bien sûr, il n’a échappé que la loi a été votée. Le 23 avril, précisément. Alors, à quoi bon, aujourd’hui ressortir banderoles et slogans ? Parce que « ONLR », répliquent les manifestants sur Twitter et les réseaux sociaux. Parce que, non, « on ne lâche rien », chez ces anti qui croient encore à leur capacité de mobiliser, insensibles aux oraisons funèbres de leurs adversaires. « Cette manifestation va rassembler encore plus de participants que les autres, nous avons déjà beaucoup de trains affrétés, notre mouvement a vocation à durer », insiste Albéric Dumont, l’un des organisateurs de la Manif pour tous (LMPT), la coordination en pointe dans la contestation. Seulement, cette fois, c’est quitte ou double. Un fiasco porterait un coup, sinon fatal, du moins fâcheux, au mouvement. Un succès, en revanche, relancerait la machine et permettrait d’élargir la guérilla à d’autres questions de société, nombreuses dans l’agenda gouvernemental français, en sus des coups de griffe juridiques d’ores et déjà prévus – l’attaque des décrets d’application de la loi devant le Conseil constitutionnel en premier lieu.

Pour ce qui est de la machine, elle est en place, et bien en place. Au fil des mois, les militants ont bâti une organisation d’une efficacité redoutable, s’appuyant en partie sur les structures catholiques existantes – scouts, associations familiales, écoles privées, paroisses – mais aussi et surtout sur l’élan de contestation populaire porté par les réseaux sociaux. Un document Google commun centralise les quelque 700 000 adresses électroniques des sympathisants et des militants actifs. Partout, des bénévoles se relaient pour lancer des actions – tractage, rassemblement ; partout, des petites associations s’activent, comme En marche pour l’enfance, à Lyon ; partout, les Hommen – des mâles masqués au torse nu – ou les Spartiates – des jeunes qui aiment le coup de force – jouent la provocation dès qu’ils en ont l’occasion.

De cette constellation de la colère que restera-t-il au-delà du 26 mai ? Loin des médias qu’ils accusent de dénigrement systématique, les militants tentent de se construire un avenir commun. Les idées fusent : « Pourquoi pas des chaînes humaines ! » glisse un jeune. « On peut bloquer le périph avec quelques voitures, imaginez avec 200 ! » enchaîne un autre. « Le mois de juin sera ponctué de happenings, de minirassemblements ; il y aura une caravane des plages, des conférences sur les places », énumère Albéric Dumont, de LMPT. Dans le sillage de Frigide Barjot, on annonce, mezza voce, une université d’été, en septembre prochain. Une charte devrait être rédigée. Enfin, si, d’ici là, les fractures internes n’ont pas eu raison du mouvement…

La salle est pleine, l’entrée du bar, embouteillée. Ce soir du 7 mai, le comité de rédaction du site très droitier Nouvelles de France planche sur la meilleure façon de « continuer la mobilisation », en présence de Béatrice Bourges, l’autre égérie du mouvement avec Frigide Barjot. La blonde catho-pop, elle-même très critiquée, a traité la dame et ses amis de « fachos ». Depuis, « BB » a largué la Manif pour tous, fondé son propre groupe, le Printemps français (PF), et s’active pour creuser un sillon entre le FN et l’UMP, tentant de faire cohabiter anarcho-royalistes, libéraux conservateurs, antiparlementaristes et déçus de la droite classique. De la haute voltige, avec les ultracathos de Civitas en orbite. « Un peuple s’est levé […], un peuple qui devient fier, lance l’oratrice de la soirée, devant un public de jeunes et de retraités attablés autour d’une bière pression et d’une assiette de charcuterie. A partir du moment où une loi n’est pas légitime, on a le devoir de la transgresser. » Applaudissements. « L’esprit Printemps français, c’est l’esprit de résistance non violente transgressive. » Un petit vieux demande : « Une tomate lancée, est-ce de la violence ? » Réponse de Béatrice Bourges : « Le PF est horriblement diabolisé par les médias, ils n’attendent que ça, la tomate. Nous ne devons pas ternir notre image. » « Mais on s’en fout, de l’image ! réagit un autre participant. On devrait foutre à la poubelle les 20 Minutes et Metro et les remplacer par Présent ! »

Graves comme des sinistrés plombés par la montée des eaux
Non, rien n’est simple. De la même manière que ces militants sont parfois difficiles à suivre – ils peuvent naviguer entre les deux factions, manifestant un jour au côté de la Manif pour tous, puis cogitant le lendemain au côté de la nébuleuse du PF -, la contestation, elle aussi, est complexe. A ceux qui n’y voient qu’un simple prurit conservateur, vite cautérisé, l’historienne Danielle Tartakowsky (1) rappelle : « Dès l’instant où l’assise d’une mobilisation dépasse l’assise militante organisée et la dimension stratégique initiale, on peut parler de mouvement social. Dans le cas de la droite, les grands mouvements de rue ont toujours eu pour soubassement l’écosystème catholique. Lors des manifestations continues qui ont eu lieu jusqu’en 1934, les grandes organisations qui ont mis des dizaines et des dizaines de milliers de personnes sur le pavé étaient catholiques. Après une longue parenthèse, qui tient aux conséquences de 1934 et de la Libération, la droite est redescendue dans la rue en 1983-1984, pour la défense de l’école libre, dans une relation toujours organique avec le monde catholique, même si le rapport à la hiérarchie s’est distendu. »

Au-delà de l’opposition au mariage gay, c’est donc bien d’une confrontation idéologique qu’il s’agit, une confrontation qui met en concurrence deux conceptions de l’humain et de la société : « Le clivage de valeurs, que Nicolas Sarkozy avait amorcé avec sa dénonciation de Mai 68, s’amplifie, confirme François Miquet-Marty, fondateur de l’institut de sondages Viavoice. Deux visions de soi, de la famille s’opposent, avec, d’un côté, la promotion de l’ouverture et de la tolérance ; de l’autre, la défense des repères traditionnels – autorité, hiérarchie. » Des thèmes auxquels les jeunes d’aujourd’hui, confrontés à la crise et aux fractures familiales, sont plus sensibles que ceux de la génération antérieure, comme l’atteste une récente enquête de l’institut. « Contre le marché aux enfants », « Un père, une mère, c’est héréditaire », « Protection de la nature humaine », « La démocratie par le peuple », scandent les manifestants… Pour l’un des blogueurs phares du camp des « anti », le prof de philo François-Xavier Bellamy, la loi Taubira « est perçue comme le dernier acte d’une génération qui a organisé le monde en fonction de ses désirs, à court terme ». Louis, le militant de la première heure, en est convaincu : « Une vision de l’homme s’est réveillée. Nous rassemblons des gens qui ne sont pas d’accord avec ce qui se fait et se dit depuis une trentaine d’années – recherche sur l’embryon, avortement, Mai 68, mais qui, jusque-là, gardaient leurs réflexions pour le cadre familial. » Et voilà comment, par ce soulèvement à la fois éthique et identitaire, des « indignés » de droite ont réussi là où des « indignés » de gauche, pourtant porteurs du label, ont échoué il y a deux ans, en dépit d’une connaissance tout aussi aiguisée des réseaux sociaux.

Les travaux d’approche auront pris du temps, mais les voici, enfin, dans ce bar d’un quartier étudiant parisien : Axel et Madeleine, la quarantaine à eux deux. Elle est étudiante en lettres classiques, lui est relieur et a fondé le réseau des « veilleurs », présent dans une centaine de villes. Les gens sont invités à se rassembler autour d’une bougie, à lire des auteurs – Aragon, Victor Hugo. « Aujourd’hui, on marche sur la tête, explique le garçon. L’altérité homme-femme est niée, l’idéal de l’individualisme a triomphé ; nous voulons restaurer le lien social. » Madeleine : « Nous dénonçons une situation – le monde que la génération antérieure nous a laissé – pas le gouvernement. » Très loin de la jubilation d’un Mai 68 porté par l’espoir d’une autre société, les insurgés du printemps de 2013 ont la mine grave des sinistrés plombés par la montée des eaux. Et ils brassent large, à l’instar de Gaultier, 24 ans, doctorant en lettres modernes à Lyon – la ville la plus mobilisée -, qui veut « faire le lien » avec les milieux altermondialistes. « Certains viennent à nos événements et, moi, je soutiens le combat contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes à Nantes, dit-il. Défense du mariage, défense du bocage, ce n’est pas si différent. L’homme doit prendre soin de tous les équilibres, y compris écologiques. »

Les partis politiques leur font des appels du pied

Cette jeunesse-là a déjà les souvenirs qui soudent une génération : les face-à-face avec les CRS, la fièvre des manifs réussies, les partiels ratés – difficile de courir deux lièvres à la fois… Certains ont perdu des copains en route, beaucoup s’en sont faits de nouveaux. Ils conspuent les dirigeants politiques, mais se passionnent pour la politique. Les formations classiques le savent, qui leur font des appels du pied. « Des élus de tous bords nous demandent d’assister à leurs réunions, nous sommes clairement dragués, s’amuse Anne Lorne, une mère lyonnaise de quatre enfants qui a prolongé d’un an son congé parental pour devenir la porte- parole du collectif En marche pour l’enfance. Mais ça n’est pas acquis pour eux, et ils s’en agacent ! » L’UMP se verrait bien enrôler sur ses listes, aux prochaines municipales, ces leaders de demain ; le FN s’affiche comme « le parti le mieux à même de représenter les idées du mouvement ». Les piliers de la Manif pour tous, eux, veulent « changer la politique, de l’intérieur », devenir un « mouvement contestataire de réflexion au sein de la droite ».

(1) Auteur, avec Michel Pigenet, d’une Histoire des mouvements sociaux en France de 1814 à nos jours (La Découverte).

PAR CLAIRE CHARTIER ET MARION GUÉRIN, AVEC BÉNÉVENT TOSSARI À LYON ET ANTOINE GAZEAU À NANTES

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