Carte blanche

Maman de « djihadiste », je m’appelle Saliha Ben Ali Refla et je l’assume

Mon nom est Saliha Ben Ali, et je suis mariée avec Larbi Refla, le père de nos enfants. Je suis marié avec lui depuis trente ans et il n’y a pas de raison que cela change. Et ce malgré de terribles épreuves. S’il est mon époux, il est aussi le père de nos quatre enfants.

Par Saliha Ben Ali [1] et Larbi Refla

En 2013, un de mes fils, Sabri, 19 ans s’est retrouvé recruté par Al nosra et au nom d’un idéal humanitaire il est parti en Syrie d’où il n’est jamais revenu. Depuis, nous portons notre croix et sommes rappelés quotidiennement à notre malheur. Comme si nous devions payer à vie l’erreur de notre fils, qui reste Notre fils n’en déplaise à certains, mais qui a été condamné par la justice belge à cinq ans de prison, 18 000 euros d’amende, et un mandat d’arrêt international. Je dirai qu’il a déjà purgé la pire des peines : la mort.

Son nom « Refla » est devenu celui d’un paria. Parce que pourtant présumé mort, puisqu’on ne retrouvera hélas jamais son corps, les autorités du monde entier nous rappellent ce que nous ne parvenons pas à oublier, mais ce que nous avons essayé d’apprendre : vivre sans, mais vivre avec sans parvenir à faire véritablement le deuil. Nous avons été victimes de la triple peine : perte de l’enfant, perte de nos emplois, et perte de reconnaissance et de confiance de la part des autorités. Surtout mon mari. Nous revivons nos débuts d’immigrés.

Depuis trois ans, j’ai créé SAVE BELGIUM [2], et mon mari est membre du conseil d’administration. SAVE est une association de prévention de la radicalisation menant à la violence, soutenue par des fondations belges, la Communauté française, la ville de Bruxelles et son service de Prévention Sécurité. Depuis trois ans, je parcours la Belgique, la France, et le monde, pour ouvrir des ateliers de parentalité, mais également faire des animations de sensibilisation dans les écoles et les collèges. Régulièrement invitée dans les médias, auteur d’un livre récemment et d’un documentaire précédemment[3], je suis entourée de nombreuses Mamans qui comme moi ont souffert dans leur chair et essaient de sublimer leur souffrance en aidant d’autres familles en difficultés. Dans le même temps, j’ai le sentiment que jamais rien n’y fera : la perte d’un enfant est probablement ce qu’une mère peut subir de plus tragique, mais quand l’on y ajoute l’humiliation dans ses propres déplacements professionnels justement pour témoigner auprès de publics divers et éviter que d’autres familles soient endeuillées, c’en est parfois trop. Pour mon mari, la confiance s’arrête à chaque nouveau franchissement de frontières.

Fin octobre dernier, nous étions invités mon mari Larbi et moi, à San Francisco, aux Etats-Unis, pour partager notre expérience avec des dizaines de familles concernées du monde entier. Ce devait être un moment de chaleur, de convivialité, de compassion et de bienveillance où nous pourrions tous échanger dans un cadre associatif. A ce jour, j’ai été invité plusieurs fois par l’Ambassade américaine de Belgique en Afghanistan, au Bangladesh afin de témoigner, mais également au Canada pour y ouvrir des groupes de dialogue de parents concernés par la question de la radicalisation djihadiste.

Le 23 octobre dernier, nous avons donc embarqué en direction de Dublin pour nous rendre outre-atlantique avec beaucoup d’émotions, car c’était le premier grand voyage que nous faisions tous les deux, moi qui suis épuisée de voyager désormais seule pour témoigner de notre vie. Arrivés à Dublin, les choses ont été très vite : nous avons été refoulés en zone de transit par les services d’immigration, car les autorités irlandaises avaient reçu l’instruction de Washington de ne pas laisser passer Larbi vers les USA.

Ce nom « Refla » est devenu un motif de refoulement, un piège sans issue, une honte, un cadenas dans la tête des administrations étrangères. Le fait d’être né à Casablanca, en 1969 bien que vivant en Belgique depuis ses deux ans, est devenu désormais aussi un motif d’interdiction d’entrer sur le sol américain. Mon mari devait rester là et moi continuer mon chemin en solo vers ce grand évènement à San Francisco. J’ai refusé. Nous avions effectué les formalités habituelles d’ESTA, qui n’avaient posé aucun problème. Il eût été simple de nous refouler dès la demande préalable. Nous aurions préféré qu’elle soit rejetée et ne jamais partir de Bruxelles. Cela aurait été clair sur la suspicion à vie de mon mari et ses chances d’être « réhabilité ».

Mais au lieu de cela, on nous a laissé embarquer sur Aer Lingus pour nous parquer sitôt arrivée dans la capitale irlandaise dans cette zone de transit inhumaine.

Comment, alors que nous étions dans le cadre du travail et de mon association, peut-on se faire renvoyer en pleine face la faute éternelle de notre fils de la sorte, alors que nous essayons de lutter chaque jour justement contre l’obscurantisme et la radicalisation ? Pendant 12 heures à refaire le monde, nous avons pris conscience que quoi que l’on fasse, jamais des pays qui pourtant soutiennent notre action comme l’ont fait les USA ne nous feront totalement confiance. J’ai été triste pour nous, pour mon pays, mais aussi pour ce pays des Libertés, qui n’en a plus que le nom.

Doit-on changer de nom ? Nous ferons tout pour le réhabiliter. Car cette identité est la nôtre. Il est déjà bien assez difficile de s’en créer ou de s’en choisir une. Le pire est que nous ne sommes pas assez de Mamans pour parler et prévenir de la radicalisation dans le monde. A l’heure où les pères commencent enfin à parler, et l’on sait au combien c’est encore plus dur pour eux, c’est ainsi, ils se retrouvent privés de voix. La chose dont je suis la plus fière malgré tout ? Je m’appelle Saliha Ben Ali Refla pour un jour, d’être la maman de Sabri Refla pour toujours et l’épouse de Larbi Refla. Mais surtout de ne pas l’avoir laissé seul ce jour-là à l’aéroport de Dublin : mon coeur voulait y rester, ma tête en partir. L’amour je l’espère triomphera toujours.

[1] Auteur de « Maman, entends-tu le vent ? Daech m’a volé mon fils », L’Archipel, Paris, 2018.

[2] Society Against Violent Extremism.

[3] « La Chambre vide », diffusé sur Arte.

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