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Mali : le cas IBK

Le Vif

Pour présider aux destinées d’un pays meurtri et déchiré, le déroutant Ibrahim Boubacar Keïta ne manque ni d’atouts ni d’habileté. Entre la Sorbonne, Bamako et Gao, enquête sur les vies d’un maître de l’équivoque qui hérite de chantiers colossaux : ceux d’un Etat à reconstruire.

Elu le 11 août président du Mali à la faveur d’un ballottage joué d’avance, Ibrahim Boubacar Keïta, alias « IBK », 68 ans, va présider aux destinées d’un pays meurtri et déchiré. Rond, massif, affable, ce Malinké natif de Koutiala (Sud) a la démarche lente, la langue agile, l’échine souple et toujours deux ou trois fers au feu. Le nouveau locataire du blanc palais de Koulouba condamna le putsch du 22 mars 2012, prélude à la déferlante djihadiste qui asservit neuf mois durant les deux tiers nord du pays, mais ménage les putschistes et « comprend » le courroux des soldats. Vieux caïman du marigot malien, il incarne la rupture. Epicurien assagi, il jouit des faveurs des caciques musulmans les plus rétrogrades. Vétéran de l’Internationale socialiste, il navigue entre libéralisme et social-démocratie. Ami de jeunesse de l’ex-chef d’Etat ivoirien Laurent Gbagbo, il courtise son tombeur et ennemi juré Alassane Ouattara. IBK l’ambigu peut fort bien se montrer hautain ou chaleureux. Tantôt onctueux, tantôt cassant. Patient le matin, emporté le soir venu. Prévenant ou condescendant. « Sa force, grince un déçu, c’est de savoir mentir les yeux dans les yeux. » Il dispose, rendons-lui cette justice, d’autres atouts. A commencer par celui-ci, décisif dans un Mali à la fierté meurtrie : tenir le discours que brûle d’entendre un électorat en mal d’Etat, écoeuré par le mépris d’élites cupides et lassé de l’unanimisme émollient de l’ère Amadou Toumani Touré. Au sortir de sa longue nuit, le pays n’avait nul besoin, à la présidence, d’un technicien austère et rigoureux, mais d’un exorciste, d’un patriote thaumaturge qui lui parle dignité, grandeur, honneur et bonheur.

Il a vécu près d’un quart de siècle en France

Ce qu’IBK fit, à coups d’affiches efficaces. Ici, grand-père débonnaire, vêtu d’un boubou clair et coiffé d’un calot crème, entouré de gamins radieux ; là, seul, en veste et cravate, le regard gravement rivé sur l’horizon. Quoi de plus naturel que de trouver les mots quand on chérit à ce point le verbe, quitte à s’écouter pérorer ? En l’espace d’une heure, le visiteur reçu en sa résidence bamakoise de Sebenikoro a droit à quatre locutions latines, une citation d’Alfred de Vigny, une référence à Pierre Loti, du passé simple à jet continu et, mutatis mutandis, une rafale d’imparfaits du subjonctif. Il faut dire que l’élu du 11 août, dont un arrière-grand-père périt à Verdun, a vécu près d’un quart de siècle en France. Lauréat à 13 ans du concours général du Soudan français – le Mali d’aujourd’hui -, le jeune Ibrahim se voit gratifié d’un voyage en « métropole ». Où, selon la légende, il croisera Charles de Gaulle et Félix Houphouët-Boigny, futur régent de la Côte d’Ivoire. Adieu donc au collège Terrasson-de-Fougères de Bamako, et cap sur le prestigieux lycée parisien Janson-de-Sailly. Plus tard, après un détour par l’université de Dakar (Sénégal), le fort en thème rallie la Sorbonne et son Institut d’histoire des relations internationales contemporaines, où il glane à l’en croire deux DEA, dont l’un préparé sous la direction de l’illustre soviétologue Hélène Carrère d’Encausse. Chargé d’un cours sur « les systèmes politiques du tiers-monde » à Tolbiac, foyer contestataire, IBK passe aussi par le centre d’analyse et de prévention du ministère français des Affaires étrangères, dirigé alors par Thierry de Montbrial, fondateur de l’Institut français des relations internationales (Ifri), et un certain Jean-Louis Gergorin, sulfureux protagoniste, trois décennies plus tard, de l’affaire Clearstream. En ce temps-là, les campus français bouillonnent sous l’effet conjugué des chimères soixante-huitardes et des utopies post- coloniales. C’est alors que l’enfant de Koutiala, gauchiste comme tout le monde, se lie avec Gbagbo.

C’est alors aussi qu’il s’initie au militantisme. A la tête du chapitre malien de la Fédération des étudiants africains de France, que préside son cher « grand frère » Alpha Condé, actuel chef d’Etat de la Guinée-Conakry ; comme au sein d’un comité de défense des libertés démocratiques, mobilisé contre le despote national Moussa Traoré.

« Si IBK est socialiste, je suis le pape François »

« A l’époque, s’amuse Bah Boubacar, aujourd’hui maire d’une des communes de Bamako, le grand historien Pierre Vidal-Naquet, notre maître, nous traitait d’affreux bavards. » Bavards et suspects. Privé de bourse, le dissident expatrié enchaîne les petits boulots : il y aura les vacations dans un collège de l’Essonne (sud de Paris), les ateliers Citroën du quai de Javel et les halles de Rungis. « Là, confie-t-il, je charriais des carcasses de viande. Chez Citroën, j’ai bossé six mois comme « jockey ». En clair, je convoyais en plein hiver les camionnettes sorties des chaînes jusqu’aux aires de garage. Malgré ma tenue d’Esquimau, manteau polonais et chapka, je grelottais de froid. » C’est à un ancien repris de justice, surnommé Franconville, que l’intérimaire à la peau d’ébène devra de tâter du volant de modèles plus nobles, DS ou SM…

A quoi bon enluminer cette pittoresque saga ? Un conseiller d’IBK jure que, adolescent, celui-ci côtoya la dirigeante socialiste française Martine Aubry. « Archifaux, objecte la maire de Lille, familière du Mali depuis des lustres. Je n’ai fait sa connaissance que bien après, via l’Internationale socialiste. » Forum rêvé pour garnir un carnet d’adresses où figure François Hollande, que Lionel Jospin présente à son camarade sahélien en 1997. Nullement sectaire, le « Kankelentigui » – en langue bambara, l’homme qui n’a qu’une parole – revendique à droite des liens privilégiés avec l’ancien Premier ministre français de droite Jean-Pierre Raffarin. « Si IBK est socialiste, ironise un ancien ministre malien, je suis le pape François. »

Même éclectisme à l’échelle africaine. Au-delà des copains « socialos », tels Alpha Condé et le Nigérien Mahamadou Issoufou, IBK a pu miser sur la bienveillance – voire, à l’heure de financer son aventure électorale, les largesses – d’Ali Bongo Ondimba (Gabon), de Denis Sassou-Nguesso (Congo-Brazzaville), de Faure Gnassingbé (Togo) ou d’Alassane Ouattara (Côte d’Ivoire). Lequel, non content de lui vanter les mérites de l’agence de communication Voodoo, aurait réglé les factures. L’historien lettré a bien sûr étoffé ses réseaux au fil d’une riche carrière amorcée en 1992 sous la houlette de son mentor Alpha Oumar Konaré, élu à la magistrature suprême un an après la chute du tyran Traoré. Le voici tour à tour directeur adjoint de campagne, conseiller diplomatique, ambassadeur, ministre des Affaires étrangères, puis, de 1994 à 2000, chef du gouvernement. Parcours enrichi, entre deux vaines candidatures à la présidence, par un quinquennat au perchoir de l’Assemblée nationale. C’est à la primature qu’IBK se forge l’image, usurpée selon ses détracteurs, d’un homme de décision, adepte de la fermeté. « Il débarque en pleine chienlit, témoigne son ancien directeur de cabinet Moussa Guindo. Le pouvoir est dans la rue et le président Konaré se cache.

Lui fait face et rétablit l’ordre, quitte à embastiller les meneurs des émeutes étudiantes, à fermer les universités et à jouer les briseurs de grève. Passé les années de braises, le chef de l’Etat reprend la main, ce qui contraint Ibrahim, subordonné loyal, à s’effacer de l’avant-scène. D’où le procès en dilettantisme, injuste à mon sens, qui le poursuit. » De fait, IBK traîne une réputation de piètre bosseur, dandy, noceur, amateur de cigares et de vins fins, lève-tard au point d’avoir différé à 10 heures – au lieu de 9 – le Conseil des ministres. Que répond l’accusé, « musulman cartésien », pour sa défense ? Qu’il a passé l’âge de fréquenter les night-clubs et que ses états de service plaident en sa faveur. Quelques témoins à décharge pourraient faire de même.

Le « sudiste » devra s’atteler à la pacification du Nord

A commencer par Didier Rocque, responsable Mali de Terre des hommes, quand, en 1987, l’ONG recruta un jeune quadra, consultant du Fonds de développement européen, pour lui confier la conduite d’un programme de sécurité alimentaire dans le secteur de Bourem, au nord de Gao. « Il s’agissait, par un jeu de digues et d’entrées d’eau, de protéger les rizières, précise cet enseignant tourangeau. Et IBK a accompli un excellent travail. Je garde le souvenir d’un partenaire structuré, persévérant, vraiment au service des démunis. » « Bien peu de Bamakois auraient accepté son mode de vie, plutôt spartiate, renchérit Adam Thiam, un de ses compagnons maliens d’alors. La nuit, sur la dune, il évoquait la politique et les romans de Milan Kundera. Le jour, il visitait en pirogue les villages isolés. Autant dire qu’il connaît les recoins de la région. » Expérience précieuse pour ce « sudiste », appelé à s’atteler sans tarder à l’épineux dossier de la pacification d’un Grand Nord longtemps délaissé et secoué par les rébellions récurrentes de la minorité touarègue. « L’ennui, c’est qu’il n’a pas la moindre idée de ce qu’il faut faire », s’insurge l’un des artisans des laborieux accords signés en juin à Ouagadougou (Burkina Faso) par les autorités de transition et les insurgés. IBK dispose pourtant sur ce front d’un atout intime : son épouse, Aminata Maïga, fille d’une grande famille songhaï de Gao, connue par ailleurs pour son engagement environnemental et caritatif, sinon pour son statut de présidente d’honneur de la Fédération malienne de bras de fer sportif. Si, ça existe. La « moitié » de l’homme à poigne a donc du répondant.
D’autres chantiers, tout aussi piégés, guettent le nouveau maître de Koulouba. Favori des casernes et des mosquées, il lui faut apurer les dettes contractées envers d’encombrants alliés. D’abord, les cadors de l’ex-junte du capitaine Amadou Sanogo, aussi déférente à son égard qu’elle fut féroce envers son challenger malheureux, Soumaïla Cissé. « Les putschistes ont pris goût au confort, au pouvoir et à ses prébendes, relève un initié. Nul doute qu’ils attendent un renvoi d’ascenseur, sous forme de grades ou d’argent. Et espèrent échapper aux poursuites, ici comme à la Cour pénale internationale. » Même topo du côté des influents notables religieux, tels Mahmoud Dicko, président du Haut Conseil islamique, ses jeunes disciples radicaux du mouvement Sabati 2012, ou le très prospère chérif de Nioro. Eux espèrent garnir les caisses des écoles coraniques et doper à la charia la loi, qu’elle porte sur l’alcool, le vol ou l’adultère. « Ce scrutin, prédit un fidèle du vaincu, ouvre un boulevard à l’islamisme. » « IBK ne sera l’otage de personne, rétorque un de ses confidents. Ni de Sanogo ni des cheikhs, dont l’étoile a d’ailleurs pâli depuis la sinistre épopée des fous d’Allah. Il n’a rien signé. Pas plus qu’il n’a promis quoi que ce soit aux candidats ralliés lors de l’entre-deux-tours. »

Santé, éducation, jeunesse, emploi, armée, police, corruption, clientélisme : IBK aura pour mission de jongler avec les urgences et de ressusciter un appareil d’Etat à l’agonie. Enclin à se mettre en scène à la troisième personne, il exalte volontiers sa probité. Las ! un rapport de l’Inspection générale des finances, rédigé en novembre 2000, ternit quelque peu cet autoportrait. Exhumé voilà peu par l’hebdomadaire Le Sphinx, le document épingle les travers d’une gestion laxiste et dispendieuse des deniers de la primature. Réquisitoire balayé par l’ex-« dircab » du « bourgeois de Sebenikoro ». « A ma connaissance, IBK ne s’est jamais constitué de patrimoine personnel. Quoi qu’il fasse, ce gros coeur distribue ce qu’il gagne. La souffrance et la misère le désarment ou le révoltent. » Louée par tous, y compris ses procureurs les plus implacables, cette générosité ne va pas jusqu’au partage des commandes. « Dans mon bateau, martèle l’élu, il n’y aura qu’un capitaine. » Fort bien. Reste à lui trouver un équipage solide, un gouvernail robuste et une boussole fiable.

De notre envoyé spécial Vincent Hugeux, avec Dorothée Thiénot

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