Emmanuel Macron © REUTERS

« Macron est la dernière cartouche du fonctionnement normal de la démocratie »

Le Vif

Le président élu Emmanuel Macron est le tenant d’un optimisme minoritaire auquel le pessimisme majoritaire veut donner sa chance, estime le philosophe français, Marcel Gauchet. Il sera jugé sur sa capacité à « mettre en scène une génération politique inédite, quel que soit le destin des idées qu’il défend ». Retour sur une folle élection.

Que vous inspire l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République ?

Elle démontre déjà une chose : la France n’est pas aussi conservatrice qu’elle est réputée l’être ! C’est un aspect très positif de cette élection, qui prouve que le système de la Ve République n’est pas aussi verrouillé qu’on le dit, que l’électorat français – supposé particulièrement routinier et ancré dans ses habitudes de vote – est finalement très ouvert à des propositions inédites et transgressives, et que le besoin de renouvellement générationnel est largement ressenti. Car c’est là, je pense, l’une des données fondamentales de la victoire d’Emmanuel Macron. J’oserais même dire qu’indépendamment des réformes qu’il mènera, sa capacité à assurer un vrai renouvellement du personnel politique en France sera l’un des éléments clés du succès ou de l’échec de son quinquennat. Ce que l’on attend du nouveau président, c’est qu’il ne limite pas le renouvellement à sa personne – pour resservir dans la foulée les vétérans qu’on ne connaît que trop, non merci ! -, mais qu’il soit capable d’inventer et de mettre en scène une génération politique inédite. C’est cela qui marquera. Quel que soit le destin des idées qu’il défend.

Marcel Gauchet.
Marcel Gauchet.© Thibault Stipal/Reporters

Est-ce à dire que la jeunesse serait une vertu en soi ?

Non, je ne suis pas en train de prétendre que les jeunes seraient par définition plus intelligents que les vieux ! Mais cette élection montre qu’il y a dans la démocratie un besoin d’alternance qui ne se réduit pas au seul jeu d’une droite et d’une gauche  » toujours les mêmes « . Car, enfin, nous venons de vivre une longue période d’alternances… où l’alternance n’en était pas une, avec la présence systématisée et théorisée d’un épouvantail à moineaux aux seconds tours (le FN), qui permettait de justifier tous les conservatismes : on ne touche à rien, on prend les mêmes, on recommence, puisqu’il faut  » faire barrage « . Par sa capacité de mouvement insoupçonnée – il y a un an, nous étions tous persuadés qu’on allait jouer le match retour entre Sarkozy et Hollande ! -, la société française vient de mettre fin à ce jeu de ping-pong-là. En ce sens, l’élection de Macron est une vraie bonne nouvelle.

Il y a urgence à refaire société. Emmanuel Macron le pourra-t-il ?

Le résultat du premier tour l’a démontré : Fillon ou Mélenchon seraient-ils arrivés en tête qu’ils auraient, eux aussi, dû compter avec un socle électoral très minoritaire. Voilà pourquoi la tâche d’un président de la République en France ne peut plus se résumer à être l’expression d’une majorité. L’humilité devant ce nouvel invariant définit désormais la fonction ! Alors, oui, le danger d’une élection  » par défaut  » est de se faire déborder et ratatiner dans l’espace de quelques mois. Néanmoins, ce scénario n’est pas écrit d’avance ! Car Emmanuel Macron est le candidat d’un optimisme minoritaire, certes, mais auquel le pessimisme majoritaire a envie, sinon de croire, au moins de donner sa chance. Les Français ont envie – et je les comprends – de sortir de ce pessimisme qui est leur pente spontanée depuis quelque temps. Il a cet atout, Emmanuel Macron. Les gens se disent  » on n’y croit pas, mais on aimerait y croire, vas-y ! « . Cela peut suffire, vous savez…

Le clivage droite – gauche est en train de se redéfinir

Assiste-t-on à la fin du clivage droite – gauche ?

Le clivage droite – gauche ne disparaît aucunement : il est en train de se redéfinir et de se transformer. D’abord, la progression des idées et des comportements démocratiques a mis fin à l’opposition frontale – tendance guerre civile froide prononcée – qui a longtemps prévalu en France. L’époque est révolue où la droite pouvait rêver d’une disparition de la gauche – soit par élimination soit par conversion aux vraies lumières de la raison – et où la gauche poursuivait l’idée qu’on allait un jour zigouiller tous les patrons et leurs affidés pour instaurer, enfin, la fraternité des dépourvus. Tout cela est terminé, et c’est tant mieux ! Cela veut dire que l’on va gérer autrement le clivage entre la droite et la gauche : désormais, elles peuvent se parler et savent qu’elles sont obligées de coexister. On arrive, oui, dans un nouvel âge du dialogue démocratique, où une certaine civilité est de mise. Au passage, Jean-Luc Mélenchon l’a très bien compris qui, en cinq ans, est passé de  » Vociférator  » à une sorte de bon bougre, certes véhément, mais cordial et respectueux de ses adversaires. Il a compris le film !

Mais, sur le fond, vous dites que le clivage gauche – droite demeure…

Oui, mais il se recompose, notamment parce que la gauche a changé du tout au tout. Elle a perdu son programme fondamental, lequel – sous des formes plus ou moins dures – consistait à prôner le contrôle de l’économie par la politique, au prétexte que la gestion publique serait par essence plus rationnelle et plus juste que la gestion privée. Cette idée n’a plus cours, donc la  » gauche classique  » n’existe plus, sinon à l’état fossile (avec marionnettes surgissant tous les cinq ans pour rejouer quelques simagrées amusantes mais parfaitement inutiles). Mais cela ne veut dire en aucun cas qu’il ne resterait plus que la droite ! Parce qu’il y a évidemment, dans la manière de gérer socialement l’économie, deux visions profondément incompatibles qui demeurent et s’opposent. L’une tend vers l’idée d’une économie au service de la population ; l’autre pense que plus l’économie est libre, mieux c’est. C’est pourquoi je ne crois pas du tout à la disparition de ce clivage. Sa transformation provoque, certes, une confusion dans les esprits, et l’on pourrait décrire, à droite comme à gauche, le spectre des vieilles et des nouvelles idées qui s’entrechoquent dans un brouillard où les gens ne se retrouvent pas trop. Mais c’est en train de se décanter.

« Nouvel âge du dialogue démocratique : une certaine civilité est de mise. »© P. KOVARIK/POOL NEW/REUTERS

L’élimination au premier tour des deux grands partis de gouvernement a fait l’effet d’un séisme. Peut-on pour autant renvoyer dos à dos l’état du PS et celui des Républicains ? Le premier ne vit-il pas une crise plus fondamentale ?

Entièrement d’accord : les situations ne sont pas du tout comparables. Les circonstances créent la symétrie, mais François Fillon aurait eu toutes les chances d’être au second tour à la place d’Emmanuel Macron, n’était l’accident industriel des affaires à répétition qui l’ont plombé. La droite française est divisée, certes, et la concurrence du FN lui pose un sérieux problème politique, mais son existence n’est pas radicalement remise en question. Alors que, dans le camp d’en face… En faisant l’addition générale de toutes ses forces, la gauche de gouvernement représente aujourd’hui, en France, un tiers de l’électorat au maximum. Etant entendu que, ces dernières décennies, elle n’a absolument pas su gérer les questions de l’Europe – le point fort de Mélenchon -, de la nation et de l’immigration, et que cela lui a fait perdre le vote populaire. Or,  » la gauche sans le peuple « , pour reprendre l’expression d’Eric Conan, n’a aucun sens, si ce n’est d’entretenir la bonne image que les bobos ont d’eux-mêmes ! Cette gauche-là ne peut pas gouverner. Et, pour compléter le tableau, si Macron réussit – après tout, pourquoi en exclure l’hypothèse ? -, je ne vois pas comment elle va pouvoir se recomposer dans les cinq ans qui viennent.

Vous dites que le clivage droite – gauche est en train de se recomposer. Mais si les choses n’arrivent pas à se cristalliser, le danger n’est-il pas qu’à ce clivage horizontal se substitue un clivage vertical entre les élites et le peuple ?

C’est même une course de vitesse entre les deux formules. Car il est important de noter que si Marine Le Pen a perdu politiquement, elle a gagné idéologiquement. C’est-à-dire qu’elle a réussi à imposer sa grille de lecture du débat français : il y a d’un côté la France officielle et de l’autre la France antisystème dont elle est la porte-parole. Ce qui m’étonne, d’ailleurs, c’est l’entrain qu’on a mis à tomber dans le piège de cette grille de lecture, répétant en boucle à l’électorat du FN :  » Vous êtes des bouseux indignes, et nous, les gens bien.  » C’était le piège à éviter. A certains égards, Emmanuel Macron est la dernière cartouche du fonctionnement normal de la démocratie, avant le saut dans l’anormalité pour de bon. Ou bien le  » système  » est capable de traiter autrement les problèmes que soulève la candidate frontiste – qui gonflent les voiles de son électorat depuis des décennies -, et alors l’élection de Macron marquera le début de la fin d’un cycle dont Marine Le Pen aura représenté le haut de la vague ; ou bien ce système institutionnel, culturel et politique n’est pas capable de les traiter, et en 2022 ce sera elle la candidate la plus plausible. A Macron revient donc la tâche historique d’inventer une autre grille de lecture que celle du FN, et de montrer qu’elle fonctionne !

Propos recueillis par Anne Rosencher.

Bio Express

1946 : Naissance à Poilley, commune de Normandie.

1980 : Publie son premier livre avec Gladys Swain, La pratique de l’esprit humain (Gallimard).

1980 : Fondation de la revue Le Débat.

1985 : Le désenchantement du monde, une histoire politique de la religion (Gallimard).

2007 : L’Avènement de la démocratie, oeuvre dont le 4e tome paraît en 2017.

2016 : Comprendre le malheur français (Stock).

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