Les tyrans finissent mal

Le Vif

Le totalitarisme est souvent basé sur une construction bancale. C’est pourquoi la chute des despotes qui ont régné en maître peut être brutale et leurs dernières heures mythiques d’un pathétique fini. La preuve en trois exemples.

Staline cinq jours d’agonie sur un canapé

Les tyrans finissent mal
© REUTERS

Tyrannique, cruel et pervers, l’autocrate soviétique va mourir comme il a vécu : dans la solitude, rançon de la terreur qu’il inspire. La soirée se terminait immanquablement à Kountsevo, à une demi-heure du Kremlin. Depuis le début de la Grande Guerre patriotique, le vojd [guide] avait rarement dîné et dormi ailleurs, sauf pour ses vacances à Sotchi. Tard dans la nuit, tandis que ses hôtes regagnaient Moscou, il consentait à prendre du repos, parfois dans une de ses chambres, parfois sur un canapé d’une des pièces de séjour [à]. Le soleil était déjà haut en ce 1er mars et la datcha restait silencieuse. La garde attendait qu’on l’appelle. Les heures passèrent ainsi, sans qu’aucune inquiétude ne gagne qui que ce soit. Vers 22 heures, un véhicule du Kremlin apporta le courrier et des dossiers. Le chef des gardes de service, Lozgatchev, hésita encore mais finit par se résoudre à entrer dans la petite salle à manger. Une fois la porte ouverte avec précaution (le maître avait horreur d’être surpris en petite tenue), il comprit pourquoi on ne l’avait pas appelé de la journée : Staline gisait sur le tapis, en maillot de corps et son pantalon de pyjama noyé d’urine. Lozgatchev se précipita et constata qu’il était vivant, mais incapable de parler. Le colonel Starostine et la gouvernante Boutouzova furent appelés à la rescousse. On transporta le malade sur le canapé, puis sur un autre, dans la grande salle à manger, pièce plus aérée.

Même dans un moment aussi crucial, il n’était pas question d’initiative personnelle, pas même pour faire ce que tout individu normal aurait fait en pareil cas. C’est pourquoi, au lieu d’appeler un médecin – ce qui aurait pu être mal interprété en plein complot des « blouses blanches » [une bande de médecins constituant le bras armé d’un « lobby juif international » manipulé par les Etats-Unis…] -, Lozgatchev téléphona d’abord à son supérieur direct, le chef de la Sécurité d’Etat, Ignatiev. Ce dernier décida lui aussi d’agir avec précaution : tandis que Starotsine appellerait Beria et Malenkov, lui-même se couvrirait du côté de Khrouchtchev. Malenkov et Khrouchtchev contactèrent à leur tour Boulganine. Les trois hommes furent d’avis de s’en remettre à Beria. Mais on n’arrivait pas à le joindre : peut-être était-il en compagnie d’une de ses maîtresses. Ce n’est qu’une heure plus tard qu’il finit par donner ses instructions : ne rien faire avant son arrivée à Kountsevo. A 3 heures du matin, soit sans doute plus de vingt heures après le malaise de Staline, Beria et Malenkov étaient à son chevet. Il semblait dormir, ses râles pouvant passer pour des ronflements. Beria avait sans doute déjà compris que le maître de l’Union soviétique ne s’en sortirait pas si on le laissait sans soins. Or il avait mieux à faire que d’essayer de le sauver. Le pouvoir allait être vacant et mieux valait s’en préoccuper. Lui et les trois autres membres du Politburo mobile allaient passer les jours suivants en intenses tractations pour se le partager, renforcer leurs positions et tenir leurs rivaux potentiels à l’écart. Et, comme il y avait assez de quatre crocodiles dans le même marigot, les gardes et domestiques de Kountsevo se virent intimer l’ordre de ne rien révéler de ce qui se passaità et de laisser dormir tranquille le camarade Staline. Lozgatchev et ses hommes restèrent donc seuls avec leur maître agonisant. [L’équipe médicale arriva sur place le 3 mars à 7 heures du matin, quarante-huit heures après le malaise de Staline. Diagnostic : grave hémorragie de l’artère cérébrale gauche. Au matin du 5 mars 1953, Staline entra par étapes dans la nuit éternelle.]

Trujillo le césar des tropiques transformé en passoire

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© wikipedia

Après trente ans d’un règne sans partage, le « Bouc » quitte la scène politique comme il y est entré : par la violence. Saint-Domingue, République dominicaine, 30 mai 1961. Il est 22 heures. Deux voitures se poursuivent à vive allure sur une route côtière. Dans la première – une imposante Chevrolet Bel Air noire -, Rafael Leónidas Trujillo, 69 ans, dictateur de l’île depuis trente et un ans. Dans la seconde, quatre conjurés décidés à prendre tous les risques pour l’avenir de la patrie. Ce soir-là, par chance, la voiture du dictateur est sans escorte. La partie est serrée. Très vite, le véhicule des poursuivants rattrape celui de Trujillo. A 22 h 20, les premiers coups de feu éclatent. Tirs en rafale ; la Chevrolet du dictateur finit par s’arrêter. A un contre quatre, le chauffeur et garde du corps Zacarías sort et se défend comme un diable. Blessé, il se cache derrière un bosquet. Le Benefactor (« Bienfaiteur ») Trujillo, quant à lui, touché au flanc, s’éloigne difficilement et s’écroule. Rattrapé par le plus virulent des « libérateurs de la patrie », Antonio de la Maza, le tyran, l’£il hagard et tremblant, est tué à bout portant. Bien qu’on ait prétendu le contraire, Trujillo ne semble même pas avoir pu se servir de son calibre 38. Fin pitoyable pour le « Généralissime » des armées dominicaines.

Trujillo, c’est d’abord l’histoire d’une revanche sociale et d’une soif de reconnaissance sans borne.(…) Télégraphiste puis petit voyou, Trujillo devient gardien d’une plantation sucrière. Il y découvre les bienfaits de l’ordre et de la violence pour conserver les richesses. Mais c’est le débarquement des marines américains dans l’île en 1916 qui le transforme définitivement.

Soldat de la garde nationale, il se montre un « collaborateur » zélé, particulièrement impitoyable envers ses compatriotes qui résistent à l’occupation yankee. Remarqué par les Américains, il gravit tous les échelons de cette garde qui va devenir la nouvelle armée du pays. Trujillo sera marqué à vie par sa formation auprès des troupes américaines. (…) Le rêve d’une nation transformée en une immense caserne sous son commandement naît au cours de ces années-là. »

Kadhafi la folle cavalcade d’un bédouin égaré.

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Le 20 octobre 2011, un convoi d’une quarantaine de 4 x 4, à Syrte, est stoppé par un drone et deux bombes à guidage laser lâchées par un Mirage français. Kadhafi, touché à la tête, se réfugie dans une canalisation. Dénoncé, il est arrêté par un étudiant de Misrata.

La suite ? Un lent et long hallali que racontent les séquences vidéo chaotiques et saccadées captées par un arsenal de téléphones portables. L’heure de la curée a sonné. Mohamed, le patron de la brigade, tente de protéger le prisonnier. Peine perdue. Les coups pleuvent dru. « Ça va, ça va. Que me voulez-vous ? » implore Kadhafi, tentant d’un bras meurtri de parer les horions. Ensanglanté, le « Vieux Frisé » – sobriquet moqueur inspiré par sa tignasse de jais aux boucles insolites – perd dans la cohue des touffes de cheveux qu’arrachent des mains avides. Pis, il sera brièvement sodomisé au moyen d’une barre de fer. « Mes fils ! Mes fils ! couine le supplicié. Ne faites-vous pas la différence entre le Bien et le Mal ? » Si, ils la font. Eux sont les justes ; lui incarne le péché. Nouvelle raclée à coups de rangers. A genoux, le despote déchu vomit des caillots rouge sang. A cet instant, on aperçoit un revolver braqué sur le visage tuméfié. Puis plus rien. Sur le plan suivant de ce film gore à ellipses, un corps étendu à même le sol et une tête aux yeux mi-clos sur un regard éteint qui semble dodeliner. Le quasi-cadavre sera jeté sur le plancher métallique d’une ambulance.

Ambulance et corbillard. La camionnette ne s’arrête ni au dispensaire voisin ni à l’hôpital. Elle file jusqu’aux faubourgs de Misrata, bien plus à l’ouest. Le médecin légiste sera formel : deux balles, dont aucune n’était visible à l’heure de la capture. Une dans la tempe gauche, une autre entre la poitrine et l’abdomen. D’ailleurs, plus d’un thuwar – insurgé – se vantera d’avoir infligé au Frisé le coup de grâce. A compter du vendredi 21, la dépouille de Kadhafi repose dans la chambre froide d’un entrepôt à viande du marché de gros de Misrata. Posée sur un matelas souillé de sang, entre le corps de son fils Moatassim, arrêté puis exécuté d’une balle dans la nuque, et celui de Jaber, le garde du corps en chef.

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