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Les tsarines Romanov: d’ogresses à despotes éclairées

Le Vif

Belles et girondes, portées sur la bonne chère, les alcools forts et les amants fougueux, les femmes régnèrent sur la Russie du XVIIIe siècle.

De Catherine Ire, la fille à soldats devenue impératrice, à la Grande Catherine, montée sur le trône par la force de sa volonté, elles sont quatre à avoir imposé leur puissance à la tête du plus vaste Etat du monde. Ogresses ou despotes éclairées, leur histoire est un roman.

Dans la lumière blême de l’aube, l’hiver saupoudre le palais impérial de gros flocons ouateux. Aux premières heures de ce 28 janvier 1725 (selon le calendrier julien), Saint-Pétersbourg s’est arrêtée de respirer. Les couloirs déserts du palais résonnent des sanglots d’une femme amoureuse, à qui le sort vient de confisquer son impérial époux. « On ne pouvait concevoir qu’il pût se trouver tant d’eau dans le cerveau d’une femme. Quantité de gens accouraient au palais pour la voir pleurer et soupirer », note dans ses Mémoires secrets le fidèle Villebois, aide de camp du tsar mort, Pierre Ier. Catherine, la veuve éplorée, sera bientôt la première tsarine à gouverner la Russie. Son règne éphémère sera le prélude d’une succession dynastique chahutée et d’un siècle dominé par une lignée de femmes au tempérament forgé dans l’acier dont on fait les meilleurs manches de knouts. Des femmes belles et fortes, cruelles parfois, excessives toujours dans leur usage des plaisirs de la chair comme de la chère.

Cela, Catherine l’ignore encore. Pour le moment, une femme pleure un amour qui ferait passer les plus beaux contes de fées pour des bluettes. Née Marthe Skavronskaïa en 1684, dans une famille de péquenots livoniens (actuels pays Baltes) décimés par la peste, la gamine de 5 ans est placée comme boniche chez un pasteur. Adolescente, sa beauté émeut un dragon suédois, qui l’épouse. Avant de la vendre à un soldat livonien, qui la prostitue. La percée des troupes russes lui donne de l’avancement : Marthe passe dans la maisonnée de Boris Cheremetiev, commandant de l’armée russe engagée en Livonie suédoise. Puis la servante tape dans l’oeil d’Alexandre Menchikov, alter ego de Pierre Ier, qui la débauche pour la prendre à son service et la mettre dans son lit.

A 17 ans, c’est une grande et gironde créature. Lorsqu’il la voit chez son compagnon d’armes et de soûlerie Menchikov, Pierre Ier tombe à genoux. Il la lui faut. Il l’aura. Pierre est déjà marié à Eudoxie, dont l’inconsistance l’accable. Pas grave : il épouse secrètement sa chérie, baptisée Catherine en orthodoxie, avant de convoler officiellement en 1712. Le couple a déjà cinq enfants – dont la future Elisabeth Ire, qui accédera au trône en 1741, au terme d’une succession tortueuse.

Catherine n’a pas la préciosité des filles de prince nées dans la pourpre, et les champs de bataille ne lui font pas peur. Vive et chaleureuse, elle sait percer à jour les intrigants et rester à sa place face aux sang bleu. L’empereur part guerroyer ? Elle l’accompagne et chevauche à ses côtés. En 1711, elle joue même les diplomates. Son mari s’enlise alors dans le conflit russo-turc : les soldats russes affamés sont acculés par les Ottomans sur les rives du Prout, un cours d’eau moldave. Pierre s’apprête à se faire sauter la cervelle pour ne pas tomber aux mains des janissaires. Appelée sur le front, Catherine se rend chez l’ennemi pour négocier l’armistice. La paix lui coûte tous ses bijoux et deux cent mille roubles or, mais Catherine y gagne un prestige indéniable.

Les plus belles histoires ont aussi leur revers. Avec une régularité de métronome, Catherine endure douze grossesses en vingt ans et presque autant de deuils : sur six garçons et six filles, seules Anne et Elisabeth parviennent à l’âge adulte. Les enfants meurent au même rythme qu’il en naît de nouveaux. Trois Paul et trois Pierre se succèdent, dont aucun ne dépasse l’âge de 4 ans. Un mois après la mort de Pierre Ier, une rougeole emporte la seconde Nathalie, sa fille de 6 ans. Le 8 mars, ce sont deux cercueils que Catherine escorte sous une tempête de neige jusqu’à la cathédrale Pierre-et-Paul, avant que ne s’ouvre un chapitre inédit de l’histoire russe.

En 1722, Pierre avait décrété que l’empereur pourrait désormais choisir son héritier, sans plus se soucier de son sexe ni de l’ordre dynastique. En 1723, il a fait solennellement couronner Catherine impératrice, sans lésiner sur les breloques : 2 564 perles, diamants et pierres précieuses ornent la couronne, que surmonte un rubis gros comme un oeuf de pigeon. Le manteau impérial, fabriqué à Paris et brodé d’innombrables aigles bicéphales en or, pèse le poids d’un âne mort. On régale la plèbe de boeufs rôtis et des fontaines de vin coulent à flots. Pierre a réussi son coup : Catherine est adoubée.

En 1725, la jolie Livonienne a laissé place à une dondon replète. Le fidèle Menchikov, ancien alter ego du tsar, fait son retour en cour. Catherine et lui ne sont plus amants, chacun préférant à l’autre de plus jeunes et fougueux partis, mais il la conseille étroitement – surtout en ce qui sert ses propres intérêts. La santé déclinante de Catherine lui laisse juste le temps de créer une académie des sciences, de poursuivre l’embellissement de Saint-Pétersbourg et le creusement du canal de Ladoga et d’envoyer Bering explorer le Kamtchatka. Le récit de ses frasques et beuveries formidables laisse davantage de traces. Pour plaire à un bellâtre, elle soumet son impériale opulence à un régime qui lui coûte son coeur. Elle s’éteint deux ans après son mari, d’excès de tout, les jambes gonflées d’oedèmes. Avant d’expirer, elle a désigné ses successeurs : en troisième, sa fille cadette Elisabeth ; en deuxième, sa fille Anne ; en premier, le tsarévitch Pierre, petit-fils de Pierre le Grand et d’Eudoxie la répudiée, fils de l’infortuné Alexis, dont Pierre Ier éplucha le dos à coups de knout pour lui faire avouer une trahison imaginaire qu’il paya de sa vie.

Pierre II monte sur le trône, puis trépasse de petite vérole à l’âge de 15 ans. Et c’est d’une autre plaie que va hériter la Russie : par un calcul politique fumeux, le Haut Conseil secret désigne Anna, une nièce de Pierre Ier, en échange de sa totale obéissance – avec en ligne de mire la fondation d’un régime constitutionnel.

Anna : un règne bête et brutal

Anna Ivanovna, vaste matrone de 37 ans, fille d’un débile léger, promet tout ce qu’on veut – y compris de laisser en Courlande (l’est de la Lettonie), où elle réside, son cher amant Biron, un ancien palefrenier d’une plouquerie insoutenable. Sur le chemin de Moscou, la garde, à la solde des conservateurs, se charge d’aiguiser ses ambitions : pourquoi se laisserait-elle dicter sa conduite par le Haut Conseil, ces ambitieux qui veulent la déposséder du pouvoir ? Arrivée au Kremlin, la femme de paille déchire les « conditions », inaugurant un règne bête et brutal, dominé par le favoritisme et les intrigues, qui va durer dix ans. Le Haut Conseil avait misé sur une brebis ; il hérite d’une ogresse.

Anna Ivanovna fait disposer des fusils chargés dans toutes les pièces du palais d’Hiver pour, en cas d’envie subite, n’avoir qu’à ouvrir une fenêtre pour abattre un oiseau en vol. Elle aime les toilettes françaises mais n’use pas de parfum, lui préférant le beurre fondu, avec lequel elle nettoie sa peau. L’amant Biron entre en cour avec la troupe de toutous pékinois dont la souveraine raffole. Cupide et manoeuvrier, il prend le pouvoir : aux affaires publiques, Anna préfère l’organisation de spectacles de nains et d’estropiés, qu’elle collectionne comme d’autres les tabatières en or. Elle laisse à l’histoire russe une anecdote charmante : pour punir l’un de ses bouffons de haut lignage, Anna le maria à sa vieille conteuse kalmouke, naine d’une laideur proverbiale, avant de promener les époux en cage à dos d’éléphant, suivis d’une procession de porcs et d’ours ; puis l’impératrice les fit enfermer sous bonne garde dans un somptueux palais de glace. On dit qu’ils vécurent heureux et eurent des enfants – il est permis d’en douter.

Pour écarter de la succession dynastique la fille honnie de Pierre Ier, sa cousine Elisabeth, Anna a adopté une nièce, Anna Leopoldovna. Laquelle, vite mariée à un jeune prince prussien, brave et mou, est sommée de donner naissance à un tsarévitch, Ivan VI. Biron se fait nommer régent, Anna Ivanovna peut mourir. Comme on est en Russie, rien ne va se passer comme prévu. Anna Leopoldovna et son époux font arrêter Biron et l’expédient en Sibérie casser du caillou. Anna est proclamée régente, des Prussiens la conseillent : tout change et rien ne change.

Le temps d’Elisabeth est venu. Les « vrais » Russes et la garde, alliés aux Français, poussent la fille de Pierre le Grand et de Catherine Ire à reprendre sa place. Entre la France et la fille préférée de Pierre, c’est une vieille histoire d’amour contrariée. Sa mère, Catherine, s’est évertuée vingt ans plus tôt à la fiancer au jeune Louis XV. Campredon, ambassadeur de France à la cour de Russie, avait vanté l’adolescente blonde et gracieuse, « très aimable et très bien faite ». La maison de France lui préféra Marie Leszczynska, ruinant les espoirs d’une alliance hautement diplomatique. Mais la tsarevna a appris le français, danse le menuet, et garde un faible pour le lointain royaume. Note d’un persifleur agent saxon : « Il semblait qu’elle fût née pour la France, n’aimant que le faux brillant. »

Le 25 novembre 1741, Elisabeth réussit un coup d’Etat exemplaire, sans verser une goutte de sang – elle se contente d’enfermer au secret le tsarévitch, masque de fer local qui mourra en forteresse à l’âge de 23 ans. Son couronnement aura lieu à Moscou, et le voyage depuis Saint-Pétersbourg dure un mois, en grand équipage : 20 000 chevaux, 30 000 passagers, des chariots remplis jusqu’à la gueule de vaisselle, de meubles, de victuailles pour la route et de vêtements pour les fêtes ; un énorme carrosse équipé d’un poêle, de sofas douillets et d’une table de jeu, tiré par douze chevaux, transporte la tsarine à travers la Russie qu’éclairent, la nuit, des milliers de flambeaux disposés sur sa route.

« Un despotisme tempéré par la strangulation »

Trentenaire, belle, grande et dodue, Elisabeth en impose – même si La Chétardie, ambassadeur français qui ne dédaigne pourtant pas son lit, moque dans ses dépêches au roi de France « ses hanches de cuisinière polonaise » et le fait « qu’elle n’aime pas se laver souvent ». Fiancée malheureuse – son second promis mourut avant le mariage -, la nouvelle tsarine reste célibataire, pour conserver intacte son aura virginale. Virginale, façon de parler : en secret, elle épouse un beau cosaque brun, Alexis Razoumovski. Comme sa mère, Elisabeth a la réputation d’avoir la cuisse grassouillette mais légère. Comme son père, elle aime les blinis, le koulibiac et la kacha, qu’elle fait glisser à grandes lampées de vodka.

Elisabeth règne vingt ans. Humaniste, elle abolit la peine de mort pour les mineurs et exerce son droit de grâce – le temps de son règne, personne ne laissera sa tête sur le billot. De son bel amant Chouvalov, elle admire l’érudition, elle qui ne lit guère. A 23 ans, Chouvalov correspond avec Voltaire. Il suggère à la tsarine de fonder une université à Moscou et une Académie des beaux-arts à Saint-Pétersbourg. Prodigue, elle claque pour récompenser ses galants, payer ses toilettes innombrables – elle ne les porte jamais deux fois et en change souvent, suant abondamment dans ses froufrous – mais aussi pour faire de Tsarskoïe Selo, la demeure campagnarde offerte par sa mère à son père, un somptueux palais d’été inspiré de Versailles. Longtemps, elle entretient une correspondance amicale avec son ancien fiancé Louis XV, qui lui envoie son chirurgien lorsque des plaies aux jambes la clouent au lit.

Pour héritier, elle a choisi son neveu Pierre, élevé en Prusse par un père tyrannique. On lui déniche une épouse : Sophie d’Anhalt-Zerbst, jolie princesse prussienne de 15 ans fine et cultivée, qui parle l’allemand et le français. On la baptise Catherine avant de l’unir au futur tsar, en août 1745. Catherine s’ennuie ferme auprès de son pénible mari, qui préfère torturer des chats que d’honorer son lit. La tsarine Elisabeth, qui ne se fait pas d’illusion sur Pierre et veut sécuriser sa succession, s’impatiente : elle fournit un bel étalon à la jeune femme, qui accouche d’un fils, le futur Paul Ier, après… neuf ans de mariage. Elisabeth lui confisque l’héritier pour l’élever à sa façon, tandis que Catherine ronge son frein dans les bras de ses amants, lit Plutarque, Montesquieu et Voltaire, et parcourt la campagne au grand galop pour tromper son ennui et sa frustration.

Lorsque Elisabeth meurt, Pierre III, qui déteste la Russie, se révèle aussi nul que prévu : en l’espace de six mois, il interrompt une guerre gagnée d’avance et restitue les terres conquises, oblige son armée à revêtir l’uniforme prussien, force les popes à se raser la barbe, les déguise en pasteurs, interdit les icônes et confisque les biens de l’Eglise orthodoxe. Pour parachever le tableau, il envisage de répudier son épouse pour épouser sa maîtresse, Elisabeth Vorontsova.

La Russie étant, selon les mots de Mme de Staël, « un despotisme tempéré par la strangulation », Catherine craint pour sa vie. Elle-même a des alliés, de l’audace et un sens politique aigu qui ne se démentira pas : elle renverse Pierre III et annonce son trépas d’une crise d’hémorroïdes, ce qui amusera beaucoup Voltaire. Catherine monte sur le trône de Russie avec pour seul viatique la légitimité qu’elle s’octroie : contrairement à Catherine Ire ou à Elisabeth, aucun lien familial ne la rattache à Pierre le Grand, et elle ne possède pas une goutte de sang Romanov. Mère du tsarévitch Paul, elle pourrait au mieux prétendre à la régence. Mais la régence ne l’intéresse pas : ses devanciers ont mal fini. A 33 ans, elle est russe depuis vingt ans. Ce pays, elle l’a fait sien. Elle a un dessein, et un destin. Catherine II se fait couronner le 12 septembre 1762, son règne durera trente-quatre ans. Ses portraits tardifs figurent une bonhomie balladurienne qui ne dit rien de sa grandeur. Sagement conseillée par l’un de ses amants, Stanislas Poniatowski, elle étend l’empire en annexant la Pologne et la Crimée, traite avec les Ottomans pour s’ouvrir un débouché en mer Noire, affermit l’influence russe au Moyen-Orient. Avec elle, l’empire a gagné 518 000 kilomètres carrés. Elle réorganise l’administration, modernise l’industrie et fait de la Russie le premier producteur mondial de fer, de fonte et de cuivre, en même temps que la valeur du commerce extérieur et intérieur triple. En intellectuelle accomplie, amoureuse des arts, des sciences et de la littérature, elle fonde un système scolaire, fait éduquer les jeunes filles et former à l’école des cadets les futurs hommes politiques russes, pour affranchir le pays des influences étrangères

Eclairée par la pensée des Lumières, la Grande Catherine échoue pourtant à sortir la Russie de son féodalisme crasse. On raconte que les gouverneurs de province font bâtir de faux villages modèles le long des routes pour qu’elle ne se doute pas de l’état de misère extrême dans lequel survivent les serfs – les « villages Potemkine », ainsi nommés du nom de son amant et grand stratège. Elle collectionne les favoris mais n’en épouse aucun – sauf peut-être Potemkine, en cachette -, a deux enfants, qu’elle aime peu. Elle néglige son fils et s’en fait un ennemi, lui préférant son petit-fils, escamoté pour le préparer à devenir le futur tsar Alexandre Ier – lequel ne fut pas le moindre des souverains russes. Elle meurt d’une crise cardiaque à l’âge de 67 ans. Sa vie fut un roman, dont le récit ne tiendrait pas en mille pages.

Sources : Les Romanov, par Hélène Carrère d’Encausse, Fayard. La Saga des Romanov, par Jean des Cars, Plon. Les Tsarines, par Vladimir Fédorovski, Le Livre de Poche. Terribles Tsarines, par Henri Troyat, Le Livre de poche.

Par Marion Festraëts

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