"Une de mes amies en short dans un bus à Lyon a été prise à partie par un groupe de filles" - Pauline Roman, Lyonnaise, étudiante à Montpellier. © J.-L. BERTINI/PASCO AND CO POUR LE VIF/L'EXPRESS

Les territoires perdus de la jupe, ou quand les femmes sont victimes de regards réprobateurs et de quolibets

Le Vif

De plus en plus de Françaises – de toutes origines – en font le constat : afficher sa féminité dans les lieux publics expose aux regards réprobateurs ou aux quolibets. Un sujet douloureux, miné par les tentatives de récupération et le déni…

On la regarde souvent de travers mais elle s’en moque. Quand Pauline Roman, 19 ans, ne met pas de minijupe, elle enfile un short, ou l’inverse. Eté comme hiver. A Montpellier, où elle fait ses études, comme à Vaulx-en-Velin, près de Lyon, où vit sa famille. Anne, 40 ans, institutrice aux Allagniers, à Rillieux-la-Pape (également dans la métropole lyonnaise), porte volontiers la jupe, elle aussi, dans ce quartier où les femmes sont presque toutes voilées.  » Parce tout le monde, parents et enfants, me connaît et me respecte, dit-elle. Et parce que je ne veux pas me laisser intimider par qui que ce soit.  » Le coeur de Lydia Guirous, 32 ans, auteur de #JeSuisMarianne (Grasset), un temps porte-parole du parti les Républicains, balance chaque matin entre jupe et robe.  » La coquetterie et la féminité sont redevenues un combat politique, assure cette Roubaisienne émigrée à Paris. Ce n’est pas politiquement correct de le dire, mais il y a des rues, des places, des cafés, des marchés et des commerces où les femmes, aujourd’hui, se sentent mal à l’aise, en jupe et tête nue.  »

« Les filles ont le droit de circuler librement. Le droit doit primer sur les traditions » – Nicole Pradalier, de l’association toulousaine les Femmes d’AB © Guillaume Rivière

Andreea, 21 ans, en sait quelque chose. Elle préfère laisser sa jupe au placard, elle. L’an dernier, elle l’a portée une fois, une seule, pour aller travailler au collège de Nanterre (Hauts-de-Seine, à l’ouest de Paris), où elle était assistante pédagogique.  » J’ai senti le poids de la misogynie gratuite qui règne dans cet établissement où les filles ne quittent pas pantalons larges et tuniques longues pour cacher leurs formes, se souvient cette étudiante en droit d’origine roumaine. D’ailleurs, celles qui n’adoptent pas cette tenue sont estampillées « salopes ».  » Pas question, non plus, de déambuler court vêtue dans les rues d’Aubervilliers (nord-est de Paris), où elle vivait alors.  » Les rares fois où cela m’est arrivé, j’ai eu l’impression d’être un morceau de chair dans le regard des hommes qui occupent les trottoirs et ne font pas la différence entre flatterie et harcèlement « , affirme Andreea.

Le short, nouveau baromètre de la liberté des filles

Parfois, la réprobation muette tourne à l’agressivité vociférante.  » Cet été, une de mes amies, en short dans un bus lyonnais, a été suivie à sa descente par un groupe de filles qui l’a prise à partie « , raconte Pauline. Une jeune Toulonnaise de 18 ans, Maud Vallet, a vécu la même mésaventure en juin. Sur Facebook, elle a posté un long cri de colère :  » Nous sommes en 2016 et un groupe de 5 FILLES m’a insultée, menacée, craché dessus […]. Nous sommes en 2016, et je tremble de rage : à la question « Pourquoi vous me traitez de pute parce que je porte un short alors qu’un homme peut se balader torse nu en plein centre-ville sans que personne n’y trouve rien à redire ? », elles m’ont répondu dans la seconde, les yeux écarquillés, comme si c’était l’évidence absolue : « Ben parce que t’es une femme, faut se respecter, sale conne. »  » A Juvisy-sur-Orge (Essonne, au sud de Paris), le 20 juillet, une mère de famille s’est fait insulter, dans la rue, pour une robe d’été jugée trop courte. Pas de chance pour l’agresseur : elle l’a pris en photo avant de déposer une main courante. L’homme, un intérimaire employé par la mairie, a été licencié.

Le short, nouveau baromètre de la liberté des filles ? La jupe, étendard du féminisme version 2017 ? L’écrivaine Abnousse Shalmani, née à Téhéran deux ans avant la révolution des mollahs, en est convaincue.  » Le regard porté sur le corps des femmes est un excellent indicateur de l’évolution d’une société, pointe-t-elle. Ce n’est pas un hasard si l’apparition de la minijupe, dans les années 1960, est concomitante avec l’accession des femmes au droit de travailler, d’ouvrir un compte bancaire et de prendre la pilule.  » Pour elle, c’est une évidence :  » Nous sommes dans une période de régression. Or, les territoires perdus de la jupe sont aussi ceux de la République.  »

« En France, des femmes se font virer d’un café et aucun politique ne leur apporte son soutien » – Nadia Remadna, fondatrice de la Brigade des mères © J.-L. BERTINI/PASCO AND CO POUR LE VIF/L’EXPRESS

La reconquête s’organise, çà et là. Plusieurs opérateurs de transports publics, dont la RATP et la SNCF, s’efforcent de mettre un terme au harcèlement subi par les voyageuses. Pour s’y soustraire, 49 % des femmes changent de tenue vestimentaire et 54 % préfèrent éviter bus et métro le soir, selon une récente enquête de la Fédération française des usagers des transports. A Lyon, le Sytral, responsable du réseau de l’agglomération et du département, a lancé une expérience originale au printemps 2016. Cinq femmes volontaires, dont Pauline Roman, ont décortiqué la ligne de bus n° 7, qui relie Villeurbanne à Vaulx-en-Velin, l’empruntant jour et nuit, descendant à tous les arrêts, explorant jusqu’aux rues adjacentes. Objectif : détecter toutes les causes d’insécurité pour les femmes. Pauline connaît la 7 par coeur. Elle l’a prise pour aller au collège, puis au lycée. Elle lui doit quelques avanies – sifflets, mains aux fesses… Au point, certains soirs, de préférer rentrer chez elle à pied. Une campagne contre le harcèlement sexiste vient d’être lancée par le Sytral, comme Pauline et ses cotesteuses l’avaient préconisé.

Ailleurs, des villes organisent des  » marches exploratoires  » : des groupes de femmes arpentent ces zones urbaines sensibles où près d’une habitante sur deux, selon l’Observatoire national de la délinquance et de la réponse pénale, éprouve un sentiment d’insécurité. A elles d’en identifier les raisons et de formuler des propositions. En septembre 2016, le ministre français de la Ville, Patrick Kanner, a annoncé la généralisation de ces expérimentations à tous les quartiers prioritaires.

Autour de la place Arnaud-Bernard, à Toulouse, tout près du Capitole et de la basilique Saint-Sernin, une petite association a pris les choses en main. Les Femmes d’AB se sont lancé un défi : retrouver leur visibilité dans cet espace public colonisé par les hommes et le trafic de cigarettes. Le 4 juin dernier, elles ont organisé une inauguration symbolique de la place, avec témoignages, musique, chants et danses.  » Nous avons rappelé les principes auxquels nous sommes attachées, souligne la linguiste Nicole Pradalier, l’une des figures du groupe : le droit des filles à circuler librement ; la primauté du droit sur les normes, traditions, coutumes et usages ; l’égalité totale entre femmes et hommes.  »

 » Ces lieux dont les femmes sont comme effacées  »

Ce credo est aussi celui de Brigitte Desmet, conseillère municipale (Union de la droite) à la proximité de Rillieux-la-Pape. Cette puéricultrice de 56 ans,  » petite citoyenne de rien du tout « , comme elle s’autodécrit, a décidé, un jour du printemps 2016, que trop, c’était trop. Elle en a eu marre, tout simplement, de  » ces lieux dont les femmes sont comme effacées « . Marre qu’elles fassent des détours pour éviter les grappes d’hommes qui tiennent les murs et accaparent les terrasses. Marre que des collégiennes revendiquent des  » cafés pour filles  » et masquent leurs formes sous des joggings informes.

Brigitte a invité quelques copines à venir marcher avec elle dans la ville, avant de s’attabler à la terrasse d’un café.  » Une action légère, sympa, pour réaffirmer notre place, pas pour dénoncer qui que ce soit « , insiste-t-elle. Elles ont recommencé les mois suivants, toujours plus nombreuses.

Les caméras de France 2 sont venues les filmer, avant d’aller tourner dans un bar de Sevran (Seine-Saint-Denis, au nord-est de Paris) au côté de Nadia Remadna, la fondatrice de la Brigade des mères, et de son amie Aziza Sayah.  » Y a pas de mixité ici, lâche un client, enregistré à son insu. T’es dans le 9-3, t’es pas à Paris, c’est des mentalités différentes, c’est comme au bled, ici.  » La diffusion du reportage, en décembre dernier, a mis le feu à la planète politico-médiatique. Le Front national a applaudi des deux mains, le PS s’est emberlificoté dans ses contradictions et la gauche de la gauche a dénoncé la stigmatisation de certains, au détriment du machisme de beaucoup. Clémentine Autain, conseillère municipale (Front de gauche) de Sevran, a posté sur Twitter une photo d’elle au comptoir du fameux bar, assortie d’un message mettant en doute l’honnêteté du reportage de France 2 – un tweet qu’elle a très vite supprimé. Place aux femmes, l’association d’Aubervilliers qui milite depuis 2011  » pour la mixité dans l’espace public et les cafés « , est montée au créneau, pestant contre la  » parole raciste  » des médias et les  » amalgames dangereux « .

« Dans cette période de régression, les territoires perdus de la jupe sont ceux de la République » – Abnousse Shalmani, écrivaine originaire d’Iran © J.-L. BERTINI/PASCO AND CO POUR LE VIF/L’EXPRESS

Nadia Remadna est en colère :  » Des femmes en France se font virer d’un café et aucun politique ne leur apporte son soutien ! Si j’avais été noire ou si j’avais porté le foulard, et si j’avais reçu le même accueil, les réactions auraient été bien différentes…  » Depuis, elle a quitté temporairement Sevran pour Paris afin d’échapper aux menaces.

Certaines associations avouent faire profil bas

La féministe Lydia Guirous a préféré déménager, elle aussi, et s’installer dans un quartier bourgeois de la capitale. Elle n’en pouvait plus des souris mortes et des insultes déversées dans sa boîte aux lettres.  » C’est en taisant ce qui se passe qu’on fait le jeu du FN, martèle-t-elle. Oui, il y a des endroits où les femmes sont tolérées à condition d’être voilées et de tenir une poussette. Oui, une minorité agissante de salafistes et de Frères musulmans impose ses règles aux musulmans des quartiers. Mais comment ceux-ci peuvent-ils briser l’omerta si les pouvoirs publics ne les défendent pas ?  »

Depuis le reportage de France 2, les bouches se sont fermées. Certaines associations, pourtant très actives dans la défense des femmes, sont aux abonnés absents. D’autres avouent se faire toutes petites parce qu' » elles travaillent dans les quartiers montrés du doigt « , quand ce n’est pas  » circulez, il n’y a rien à voir « . Au cours de notre enquête, de nombreuses personnes nous ont avoué leur gêne. Sujet miné. Récupéré par les identitaires, qui veulent faire de tout musulman un asservisseur de femmes. Rejeté à grand renfort d’anathèmes par les bien-pensants qui voient du racisme dans toute critique de l’islamisme. Brigitte Desmet, elle, est un peu fatiguée de porter un combat trop lourd pour ses épaules.  » Si on ne peut même plus parler, c’est vraiment grave « , souffle-t-elle.

Par Annie Vidalie.

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