"Après l'ouragan, vient un arc-en-ciel", proclame cette pancarte de bienvenue dans les Keys. © Philippe Cornet

Les témoignages d’Islamorada, archipel blessé après le passage d’Irma

Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Retour à Islamorada, au coeur des Keys de Floride. Visités en juillet dernier, puis point d’impact majeur du dévastateur ouragan Irma de septembre.

Le 11 septembre dernier, lendemain du passage de l’ouragan Irma sur les Keys, une vidéo mise en ligne filme Islamorada, localité de 6 000 habitants située dans la partie haute de l’archipel floridien. Sur les lieux dévastés, jonchés de débris de tout ordre – arbres, tôles, palissades, électroménager – une image frappe : le billboard des années 1960 du motel Sunset Inn, haut d’une douzaine de mètres, plusieurs tonnes de poutres d’acier et de béton, a été pulvérisé par la tempête alors au grade 4 (sur 5). Victime d’un des plus violents dérèglements climatiques frappant les Etats-Unis depuis Katrina, en 2005, deux semaines à peine après les destructions majeures du cyclone Harvey, au Texas et en Louisiane.

Ayant vu le  » paradis de Floride « – et le panneau en question – sous la moiteur de juillet, nous sommes retournés prendre la température de ce bout de Floride, grandement dépendant du tourisme et d’une réputation d’Eden américain. Séparant l’Atlantique du golfe du Mexique, les Keys ne sont qu’une très étroite bande de terre longue de 200 kilomètres, partant de l’extrême sud-est de la Floride et filant vers le nord de Cuba, constituée d’îles reliées entre elles par une collection de ponts. A certains endroits, leur largeur dépasse à peine quelques dizaines de mètres, juste au-dessus du niveau de la mer : certains pronostics de réchauffement climatique en font la cible privilégiée d’une future noyade courant du xxie siècle, tout comme l’agglomération de Miami, numéro 1 sur la liste mondiale des villes en péril. D’autres chiffres décryptent les enjeux économiques : 113 millions de visiteurs en Floride en 2016, ramenant via les seules Keys 120 millions de dollars de taxes à l’Etat, jardin-verger et maison de retraite nord-américaine perpétuant un soleil à l’année. Jusqu’à l’électrochoc Irma. Dont les dégâts sont évalués à 100 milliards de dollars, contre 176 pour Katrina douze ans auparavant.

En juillet 2017, le panneau vintage du Sunset Inn, au bord de l'Ocean Highway, la route principale qui traverse Islamorada.
En juillet 2017, le panneau vintage du Sunset Inn, au bord de l’Ocean Highway, la route principale qui traverse Islamorada.© Philippe Cornet

Humus humide

 » Le 10 septembre 2017, les vents ont soufflé pendant huit heures à plus de 200 km/heure. Notre terrain a été totalement submergé de boues venant des rues avoisinantes. Quelques jours avant la tempête, on s’était félicité de notre jardin paysager sur lequel on travaillait depuis deux ans : comme vous le voyez, il n’en reste absolument rien…  » Anne porte la cinquantaine blonde dépitée, compréhensible au vu de sa propriété familiale sur mer : un terrain de manoeuvres occupé par quelques bulldozers – les seuls gagnants d’Irma – une paire d’arbres et puis ? Rien.  » Les plantations ont été déchirées, déracinées, avec une force invraisemblable.  » De l’ancien jardin, ne reste plus qu’un vaste terrain de sable traumatisé, garni de quelques palmiers miraculés.  » L’Etat de Floride ne fait rien, la municipalité pas grand-chose, et on attend la réaction des assurances.  » On lance une hypothèse financière sur le coût personnel de l’ouragan : quelques dizaines de milliers de dollars ? Moue. Quelques centaines sont plus proches de l’estimation finale.  » Vous avez vu la décharge de Rowell : il y en cinq comme celle-là dans les Keys, c’est incroyable !  »

Personnellement, j’évalue les dégâts sur ma propriété à un million de dollars

Mi-octobre 2017, en venant de Miami, les dégâts laissent tout au long de la route des monticules parfois hauts et larges de plusieurs mètres, avant de croiser le Rowell’s Waterfront Park. Davantage que les armées d’appareils ménagers bousillés, le choc vient des montagnes de résidus végétaux manipulés par les Caterpillar alors que les camions débarquent à rythme soutenu d’autres tonnes ravagées. Ce décor dystopique dégage aussi une odeur d’humus humide qui parfume les alentours, celle laissée par l’ouragan Irma.

La mer s’est retirée

 » Après le choc initial des vents et des marées, la mer s’est retirée sur plusieurs centaines de mètres : le voilier ancré dans la marina de l’hôtel s’est retrouvé littéralement couché sur les algues, il n’y avait plus d’eau.  » Stephanie Ferrer, 35 ans, travaille à la Casa Morada, hôtel boutique d’Islamorada qui nous accueillait en juillet. Un groupe de bâtiments dispersés dans un jardin soigné, en bordure de mer, côté golfe du Mexique.  » L’allée d’une quarantaine de mètres, qui va de la rue à la marina de l’hôtel, était entièrement recouverte de débris emportés par le vent sur une hauteur de plusieurs dizaines de centimètres. Avant l’ouragan, on ne voyait pas la propriété du voisin, entièrement cachée par des arbres et de la végétation : aujourd’hui, on a le nez dessus parce que pratiquement tout a été arraché.  »

Ce qui reste du panneau, détruit par Irma, à l'arrière-plan de l'image : un amas de béton et de ferraille.
Ce qui reste du panneau, détruit par Irma, à l’arrière-plan de l’image : un amas de béton et de ferraille.© Philippe Cornet

Miraculeusement, le ponton qui abrite le bar, en bordure de piscine, est resté intact. Seul un toit a été partiellement arraché.  » Il date des années 1940 et la base en béton avait été coulée avec de l’eau de mer, cela s’est fissuré, le toit s’est envolé. Il faut remplacer la structure avant de rouvrir l’hôtel.  » Le patron du chantier témoigne d’un autre problème :  » L’ampleur du travail dans les Keys est telle que l’offre des matériaux de construction est très inférieure à la demande : ces jours-ci, je dois aller à une quarantaine de miles (NDLR : une bonne soixantaine de kilomètres) d’ici, pour espérer pouvoir acheter le matos nécessaire.  » Travaillant depuis dix ans dans les Keys, Stephanie a immigré du Missouri vers ce coin privilégié de Floride  » pour une histoire d’amour « . Lorsque la tempête s’est approchée, son mari et elle ont décidé de quitter leur maison de bois à quinze minutes de voiture de Casa Morada.  » Avec nos jeunes enfants, 8 mois et 5 ans, il était inimaginable de rester ici. On a mis vingt heures à quitter la Floride, au lieu de huit en temps normal, simplement parce que la plupart des gens partaient.  »

En juillet, la Casa Morada incarnait le versant tranquille de l’Eden floridien, en septembre, elle a a fermé ses portes, seulement rouvertes début novembre.

Les mains de Dieu

 » Personnellement, j’évalue les dégâts sur ma propriété à un million de dollars. « . Jim Bernardin est le propriétaire du Pines & Palms Resort, lot de chalets en bord de mer, côté Atlantique. Là où Irma a cogné le plus fort. En témoignent la piscine et le quai de l’hôtel, démontés par la puissance des eaux et du vent.  » Je suis parti dix heures avant l’arrivée prévue de la tempête sur Islamorada devenue déserte. Il n’y avait personne sur la route vers l’aéroport de Miami. On pensait qu’en frappant Cuba, Irma perdrait de sa force, ça n’a pas été le cas.  » Sa femme précise :  » Il fallait qu’il parte parce qu’on sait qu’en cas d’ouragan, l’électricité, l’eau, le téléphone, vont être coupés. Qu’il n’y aura pas de secours immédiat, pas de vivres disponibles. Tout le monde ici a en mémoire l’ouragan de 1935, la plus basse pression de l’histoire nord-américaine : des gens sont morts et il ne restait plus un arbre debout.  »

Le parc en bord de mer Rowell, transformé en décharge géante après la tempête.
Le parc en bord de mer Rowell, transformé en décharge géante après la tempête.© Philippe Cornet

Venu du Michigan il y a vingt ans, Jim, également représentant du bureau de tourisme d’Islamorada, pointe le changement des Keys au fil du temps, passés d’un statut de rêve pour pêcheurs et plongeurs à celui de carrefour touristique majeur.  » Seulement 29 % des hôtels d’Islamorada a rouvert (NDLR : en date du 19 octobre) précise Jim et là, je ne sais pas comment je vais m’en sortir. J’ai déjà demandé un prêt à la banque et j’attends sa réponse : malgré le support de la Fema (Federal Emergency Management Agency) et de la SBA (Small Business Administration), je sens la pression. Notamment celle de grands groupes hôteliers qui voudraient profiter de l’occasion pour racheter les propriétés comme la mienne.  » Jim est à la fois bluffé par la solidarité réelle des volontaires – venus de tout le pays pour prêter main forte – et réaliste sur les conséquences d’Irma :  » La Fema inspecte toute la zone et si vous avez une structure détruite à plus de 50 %, il sera obligatoire de rebâtir sur pilotis. Et on ne connaît pas l’attitude future des assurances qui, de toute manière, ne rembourseront pas l’intégralité des dommages. Là, il faut que je trouve rapidement 265 000 dollars pour réparer la piscine et les quais.  »

Jim Bernardin, du Pines & Palms Resort, au bord de sa piscine ravagée par Irma.
Jim Bernardin, du Pines & Palms Resort, au bord de sa piscine ravagée par Irma.© Philippe cornet

La conversation devient plus tendue lorsqu’on questionne la décision de Donald Trump de renoncer à l’Accord de Paris sur l’environnement.  » On sait que les Tropiques sont victimes de ce genre de tempêtes depuis la nuit des temps. On sait qu’on a cette épée de Damoclès au-dessus de la tête, mais voilà, ici, personne n’est mort et on ne veut pas décevoir les visiteurs. Je fais attention aux statistiques : il n’y avait plus eu d’ouragan sur les Keys depuis douze ans, donc je refuse le pessimisme.  » Pragmatisme US. Comme celui du Green Turtle Inn quasi voisin faisant  » moins 30 % sur les additions jusqu’à nouvel ordre « . Le gérant, Chris Frank, un New-Yorkais de 59 ans, évalue les pertes de ses deux restaurants à 250 000 dollars. Mais ne compte nullement déménager :  » Les Keys possèdent un esprit de liberté et de communauté, plus fort qu’ailleurs aux Etats-Unis, peut-être à cause de la beauté de l’environnement et de la proximité de l’océan. La résilience est forte, la Floride a toujours rebondi, je suis plein d’espoir. Et puis, je peux contrôler le business, pas ce qui est dans les mains de Dieu.  »

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