La réforme constitutionnelle proposée par Matteo Renzi était "confuse et peu démocratique", selon Raffaele Simone. Mais "il reviendra". © Alessandro Bianchi/Reuters

« Les protestations des citoyens témoignent d’un rejet de la politique telle que conçue par les politiciens »

Le Vif

Le linguiste italien Raffaele Simone signe un livre d’alarme, Si la démocratie fait faillite (éd. Gallimard). Après l’élection de Donald Trump et le référendum italien perdu par Matteo Renzi, il nous met en garde contre l’affaiblissement de la « forme démocratique ». Salutaire.

Les Italiens viennent de congédier Matteo Renzi à l’issue du référendum. Quels enseignements en tirez-vous ?

Qu’il est extraordinaire que 70 % d’entre eux soient allés voter. Cela signifie, selon moi, que l’énergie politique n’est pas épuisée et qu’elle s’est seulement dispersée : elle est à la recherche d’une cause fédératrice. Ensuite, si la proposition constitutionnelle de Renzi a été rejetée avec force, c’est d’abord parce qu’il s’agissait d’une loi confuse et peu démocratique, défendue avec des arguments fantaisistes. Je ne crois pas pour autant que sa carrière touche à sa fin. Dynamique, menteur, omnipotent et égocentrique, il reviendra. Mais sans une refonte de la loi électorale, l’avenir de l’Italie se nomme Mouvement 5 étoiles, et ce n’est guère prometteur !

Par-delà le cas italien, vous dressez un constat de la fatigue démocratique qui submerge l’Europe :  » L’ouragan des facteurs hostiles, qui s’est déclenché entre le XXe et le XXIe siècle, a eu comme conséquence un brutal désenchantement à l’égard du paradigme démocratique. […] La désillusion et le mécontentement ont suscité de nombreuses réactions de masse qui se sont diffusées rapidement sur le continent et même, dans certains cas, sur toute la planète.  » Que nous arrive-t-il ?

© BARBARA OIZMUD

Le double phénomène de l’impatience et du délitement de la démocratie traverse, par-delà l’Europe, toute la planète. Deux siècles après son émergence, la forme démocratique apparaît donc profondément menacée. Deux facteurs accidentels mais décisifs, en l’occurrence, se sont cumulés : d’un côté, la fragilité intrinsèque de la démocratie, que j’analyse dans la première partie du livre ; de l’autre, le déclenchement d’une série d’événements importants au niveau planétaire, qui ont concouru à l’affaiblissement de l’esprit démocratique.

Lesquels, en l’occurrence ?

La dimension économique de la mondialisation prive silencieusement de leur pouvoir, transféré à des multinationales sans adresse postale, les gouvernements locaux ; l’ampleur du phénomène migratoire interpelle, quant à lui, un principe au fondement des démocraties libérales modernes – celui de l’inclusion illimitée. La vigueur de ces deux événements sollicite à l’extrême, et parfois jusqu’au point de rupture, des mécanismes démocratiques déjà affaiblis.

L’inclusion illimitée a fait de l’Europe le continent hospitalier par excellence. Un philosophe, Jacques Derrida, parlait même d' » hospitalité inconditionnelle « . Cette exception-là est-elle plus que jamais menacée ?

L’intensité de la crise migratoire constitue une stimulation inédite du paradigme démocratique européen »

Oui, car nous sortons du célèbre modèle imaginé, au lendemain de la chute du mur de Berlin, par Francis Fukuyama : nous sommes très exactement en train de nous éveiller du rêve (ou de l’illusion) de la  » fin de l’histoire « . Notamment en raison d’une évolution systémique négative de l’opinion américaine sur l’immigration mexicaine, que consacre la victoire de Trump. Et, parallèlement, comme je l’écris dans Le Débat, l’évolution de l’opinion européenne dans son ensemble sur la question migratoire suit les rebonds du difficile rapport à l’islam.

Que voulez-vous dire ?

Que l’intensité de la crise migratoire constitue une stimulation inédite du paradigme démocratique européen. Je sais que c’est une remarque assez peu politiquement correcte, mais qu’importe : on peut aisément ressentir ces afflux massifs de populations en provenance du Moyen-Orient et d’Asie centrale comme un djihad sans armes. La réponse européenne ressemble moins à une prise de mesures qu’à ce que mon confrère Marc Ferro nomme des  » aveuglements  » : des situations où des phénomènes nouveaux troublants nous arrivent, sans que nous soyons jamais capables d’interpréter adéquatement leur signification, ni même de les voir ; d’où la droitisation générale des opinions publiques du Vieux Continent.

Le Monstre doux, votre livre précédent, analysait les réfractions de ce virage vers la droite dans l’espace public italien. La mentalité démocratique a-t-elle interrompu son extension indéfinie sur la planète ?

Oui, c’est ce que Francis Fukuyama ne pouvait pas voir en 1990. Car son livre a été publié à une époque où le processus de la mondialisation était entamé, mais non achevé. Il était encore difficile, il y a vingt-cinq ans, de saisir véritablement la nature et les conséquences de la mondialisation. La prophétie de Fukuyama était donc discutable (car elle ne prenait en considération que l’Occident et ses projections), elle apparaît aujourd’hui complètement dépassée. De nombreuses régions du monde manquaient à l’appel. Or, la démocratie est une combinaison de  » fictions  » – c’est la thèse centrale de mon livre. L’unique endroit au monde où elle pourrait être pratiquée pleinement, c’est l’école, sorte de laboratoire semi-réel de ce qu’est la démocratie. Si les acteurs publics en avaient conscience, ils pourraient assurer la continuité du modèle démocratique. Or, l’école elle-même est en danger, en raison de son exposition aux tentations du monde extérieur et de sa désanctuarisation. Le berlusconisme a été la molécule expérimentale d’un modèle qui s’est généralisé entre-temps – jusqu’à Trump – et qui a conduit à une complète profanation de l’enceinte scolaire.

Justement. Vous reprenez au politiste italien Norberto Bobbio le terme d' » antipolitique « . Vous la qualifiez de  » réponse active et enragée à ce qui apparaît comme des défaillances de la politique « . Du Brexit à l’élection de Trump à la présidence des Etats-Unis, l’année 2016 est-elle marquée par la percée de l’antipolitique ?

Réinvestir l’énergie civique que forme la protestation antipolitique aux fins d’une consolidation de la démocratie

Ces deux séismes politiques ne sont pas reliés, mais ils indiquent bien le changement de direction de l’opinion mondiale. Et j’observe que Trump commence à avoir de fortes résonances dans des pays par ailleurs très différents. Le 45e président des Etats-Unis a donc déclenché ici ou là des réponses qui feront bientôt système. Le point commun de ces réponses, c’est en effet une approche antipolitique des problèmes. L’antipolitique, jusqu’ici cantonnée à des formations de  » casse-pieds  » professionnels, est en train de sortir de la marginalité. Ce qui serait souhaitable, c’est que nous sachions réinvestir l’énergie civique que forme la protestation antipolitique aux fins d’une consolidation de la démocratie. Il ne faut jamais le perdre de vue : les protestations des citoyens ne témoignent pas d’un désintérêt pour la politique, mais d’un rejet franc et massif de la politique telle que conçue par les politiciens, tenus pour sourds et aveugles.

L’ancien président de la République italienne, Giorgio Napolitano, a expliqué que la critique de la politique et des partis  » a dégénéré en antipolitique, c’est-à-dire […] en pathologie destructrice « . Napolitano ne fait-il pas preuve d’un pessimisme excessif ?

Si, mais il n’empêche que ces  » captures  » de la colère populaire, même si elles fonctionnent ici ou là, nourrissent concrètement une restriction drastique de la démocratie, via l’élimination des travailleurs comme acteurs politiques. Je ne vois pas dans le système Trump, contrairement à vous, une recapture de l’énergie protestataire à l’intérieur des frontières de la démocratie. L’antipolitique de Trump fragilise directement la démocratie américaine, et risque d’en faire à terme un régime hybride, une sorte de  » démocrature « .

Si la démocratie, dans sa nature, favorise ses ennemis mortels, comment la protéger ? A quelle condition un sursaut des vrais démocrates vous semble-t-il possible ?

L’esprit de ma démarche n’est pas négatif. Je veux faire entendre pour ainsi dire un cri d’espoir et vous inviter tous à regarder ce qu’il se passe. Et ma conviction est que la forme démocratique peut s’en sortir. Mais à condition d’une réinvention. Ce qu’il faudrait, c’est capter l’énergie créative de la démocratie participative. Mon livre est une tentative de répondre au pessimisme de l’intelligence par un optimisme de la volonté. Nous devons nous battre avec vigueur pour sauver ce que nous pouvons de la démocratie.

Et incorporer la rage du peuple quand il se sent délaissé ?

Oui, aussi, bien sûr ! La rage, comme la peur, est un facteur fondamental de la politique vue du côté des citoyens. Je suis frappé quand j’apprends dans une enquête de votre confrère Le Monde que 60 % des Français estiment que les partis ne contribuent en aucun cas à la solution de leurs problèmes.

Revenons à l’une des thèses de votre précédent livre : la droitisation de l’Occident vous semble-t-elle irrésistible ?

La confusion systématique de la réalité avec sa représentation – produite par l’emploi désormais obsédant des médias -, l’incitation à l’amusement et à la consommation, la  » carnavalisation  » de la vie quotidienne entretiennent un climat qui favorise selon moi la droitisation. De plus, la cécité volontaire de nombreux responsables publics et commentateurs quant à l’ampleur des phénomènes migratoires crée une colère populaire qui nourrit le virage à droite.

Propos recueillis par Alexis Lacroix.

Bio express

1944 : Né à Lecce (Pouilles).

1966 : Diplômé en philosophie.

1983 : Nommé professeur à l’université Rome III.

2000 : Publie Le Monstre doux. L’Occident vire-t-il à droite ? Gallimard, coll. Le Débat.

2016 : Parution de Si la démocratie fait faillite, Gallimard.

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