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Les plaies à vif de la Côte d’Ivoire

Vu de Duékoué, dans l’Ouest, théâtre il y a dix mois de carnages postélectoraux, le pays reste meurtri. Alors que le président Ouattara arrive à Paris ce mercredi, enquête sur une réconciliation en souffrance.

D’abord, la bonne nouvelle. A Duékoué (ouest), épicentre des atrocités postélectorales qui ont endeuillé la Côte d’Ivoire en mars 2011, tout le monde, disciples du mauvais perdant Laurent Gbagbo comme partisans de l’élu Alassane Ouattara, prêche la réconciliation. Ensuite, l’envers de cet illusoire consensus: s’estimant moins fautif et plus sincère, chacun exige de l’autre qu’il entonne le premier son mea culpa. Enfin, l’évidence: passé le credo fraternel de rigueur, les stéréotypes ancestraux, exacerbés par cette orgie de violence, surgissent en rangs serrés. Les autochtones guéré, membres de l’ethnie dominante? Des « fainéants », trop indolents pour travailler une terre féconde, paradis du cacao et du café. Les Malinké, ou Dioula, musulmans venus du Nord, souvent établis ici depuis des décennies? Des « voleurs » enclins à squatter les plantations et les forêts de leurs tuteurs.

« Tuteurs »… Le lexique en vigueur est lui-même piégé. Il y a donc les « autochtones », Ivoiriens du cru et de pure souche, les « allochtones », citoyens du pays des Eléphants eux aussi, mais issus d’autres communautés, et les « allogènes », immigrés natifs du Burkina Faso, du Mali ou de Guinée. L’usage relègue d’ailleurs tous les non-Guéré au sein de la même tribu: celle des « Etrangers ».

Nul doute qu’à la faveur de sa visite d’État en France, du 25 au 28 janvier, le président Alassane Dramane Ouattara, alias ADO, exaltera l’impératif de concorde et de « cohésion nationale ». Las!, vu de Duékoué, à 500 kilomètres au nord-ouest d’Abidjan, l’apaisement des coeurs s’apparente au mieux à une tâche de longue haleine, au pire à une chimère. Sur ce terreau, théâtre d’effroyables tueries, la méfiance et la peur prospèrent au moins autant que les cacaoyers. Trop de blessures à vif.

Tour à tour, les miliciens du clan Gbagbo, épaulés par des bandes de mercenaires libériens, puis les combattants pro-Ouattara – ex-rebelles nordistes, chasseurs traditionnels dozo et gros bras d’un puissant planteur d’origine burkinabée -, semèrent la mort en ville et dans les villages voisins. Ils ont tué, mutilé, violé, brûlé, pillé. Dépeinte dans divers rapports truffés de témoignages, l’horreur atteint son apogée le 29 mars. Maîtresses depuis l’aube de Duékoué, les forces ouattaristes massacrent des centaines de civils retranchés dans le quartier Carrefour, bastion guéré. Chasse à l’homme sélective: en guise de critères, le nom, la carte d’identité, la langue et l’allégeance réelle ou supposée au sortant Laurent Gbagbo.

Les dix mois écoulés depuis lors ont à peine effacé les stigmates du carnage. Au coeur d’un marché, cet alignement de pierres délimite deux fosses communes. Dans la cour de la mission catholique qui hébergea jusqu’à 30 000 Guéré, dont une poignée de miliciens, subsistent quelques tentes peuplées de sans-abris. « Chacun chez soi, soupire l’imam Mamadou Doumbia. Même si quelques pionniers ravivent l’espoir du vivre ensemble. » Tel Victorien, fondateur dès 2000 d’un Comité Amour et paix et président des menuisiers de Duékoué. « Avec le temps, tout passe, avance sobrement ce colosse qui vit en plein fief dioula avec femme et enfants. C’est arrivé, c’est terminé, on tourne la page. »

Spécimen rare. « Se réconcilier, soit, concède le vieux François Batihy, chef de canton central. Mais après, on va où? Chez nous, la peur règne. Il faut que l’État ait le courage de rebâtir nos maisons et de désarmer ceux qui nous spolient et nous rançonnent. » « Sans habitat ni sécurité, aucun retour possible », renchérit Firmin Yro, porte-parole des déplacés du site de Nahibly. Lui juge incongrue l’élection, lors du scrutin législatif de décembre, d’une députée nommée Touré, patronyme malinké. Une même nostalgie unit le notable chenu et le jeune boutefeu amer; celle du « pays d’avant », et d’un ordre social qu’on croyait immuable.

« La justice d’abord, la miséricorde ensuite »

« Ceux qui rechignent à rentrer chez eux ont sans doute trop de méfaits sur la conscience, riposte Daouda Koné, dit Konda, commandant local des Forces républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI), la nouvelle armée nationale. A moins qu’ils ne préfèrent être nourris et blanchis dans un camp. » Lorsqu’on lui soumet les récits détaillés de l’hécatombe du printemps 2011, ce jeune lieutenant dégaine l’arme du déni. « Je ne commente pas ce que je n’ai pas lu. A la fin de mars, à Duékoué, c’était la guerre. Nos hommes n’ont fait que se défendre. » Le carnage de Carrefour? « Un truc intercommunautaire. »

Détenteur du pouvoir local, bien plus influent que le maire, introuvable, ou que le préfet, dépourvu de moyens, Konda a « longuement réfléchi » à l’impasse foncière qu’aggrave l’absence de cadastre et d’actes des vente, source depuis des lustres de litiges meurtriers. Il faut, à l’en croire, interdire les transactions sur la terre et instaurer un système de location. Pour l’heure, maints planteurs guéré réclament les parcelles vendues hier par leurs pères aux employés « étrangers ». Rétrocession promise par Gbagbo lors de sa campagne.

Président de la commission Dialogue, vérité et réconciliation, installée en septembre 2011, l’ancien Premier ministre Charles Konan Banny sait bien que cet imbroglio entrave tout rabibochage. Reste que la visite éclair sur place, au lendemain de Noël, de ce cacique, n’aura pas suffi à conforter l’assise d’une instance méconnue aux prérogatives floues. « Nous avons besoin de délégués qui s’installent ici, labourent le terrain, consultent les chefferies coutumières », insiste le P. Cyprien Ahouré. Ce prêtre salésien parle d’or: il a guidé dans la tempête une mission catholique submergée par l’afflux de réfugiés et tenté vainement, avec d’autres dignitaires religieux, imams ou pasteurs, d’endiguer le déferlement de haine. « Décréter la réconciliation n’a aucun sens, poursuit le prélat. La justice d’abord, la miséricorde ensuite. »

Mais voilà: la « justice impartiale », si souvent invoquée par Alassane Ouattara, se fait attendre. Seuls des fidèles de Gbagbo, lui-même transféré à La Haye, siège de la Cour pénale internationale, ont été jusqu’alors arrêtés. Quant aux caïds nordistes, ils semblent épargnés à ce stade. Y compris ceux incriminés dans les exactions barbares commises tant à Abidjan que dans l’Ouest. Certains d’entre eux ont même été promus, le 3 août, au sein de l’appareil sécuritaire. Peut-être le technocrate Alassane Ouattara, étranger à une caste militaire qu’il admire et craint, surestime-t-il la dette contractée envers les commandants de zones régnant sur la moitié nord du pays depuis le coup d’État avorté de 2002. « Comzones » qui lui ont ouvert par les armes, avec le concours actif du contingent français, le chemin d’un pouvoir gagné dans les urnes. Au fil des semaines, le coût politique du lâchage des seconds couteaux, qu’il aurait pu et dû « sacrifier » d’emblée au nom de l’équité, n’a cessé de s’alourdir.

Le mandat de cet économiste aguerri sera jugé non pas au regard du taux de croissance d’une Côte d’Ivoire dotée d’atouts prodigieux, mais à l’aune de sa capacité à ressouder la patrie fragmentée. Le temps n’est plus aux incantations. Il faut panser les plaies pour penser l’avenir.

Vincent Hugeux

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