Rob Riemen © Franky Verdickt

« Les penseurs ont dû laisser la place aux faiseurs d’opinions et c’est le n’importe quoi qui domine tout »

Le Vif

Être européen n’est pas une question d’économie, de politique ou de géographique, estime le philosophe néerlandais Rob Riemen. Entretien sur l’esprit européen et le déclin de nos universités. « La véritable capitale de l’Europe, c’est Prague. À Bruxelles, il n’y a que des politiques mis au rebut ».

Avez-vous lu le livre « Pour en finir avec le mal européen » de Guy Verhofstadt (NDLR : à paraitre en français en mars 2016) ?

Rob Riemen: C’est un charlatan politique de premier ordre. Il estime qu’on ne peut pas se laisser enfermer par notre identité nationale, et là, je suis d’accord. Mais il ignore le fait qu’il existe évidemment une identité culturelle, l’identité européenne qui provient d’une tradition intellectuelle venue jusqu’à nous de Socrate via Spinoza, Thomas Mann et Albert Camus.

Ce n’est pas ce qui me différencie de vous qui détermine mon identité, mais précisément ce que nous avons en commun: que nous ayons tous la capacité de vivre dans la vérité, de faire justice et de créer de la beauté.

Certains le font avec l’aide d’une divinité, d’autres n’en ont pas besoin – peu importe. L’extrémisme est un problème, pas la religion en soi. La religion peut prendre toutes les directions. L’esclavage américain n’a pas été aboli par les adeptes des Lumières, mais par des personnes inspirées par la religion. C’est pourquoi je plaide pour un humanisme européen qui laisse de l’espace à la religion.

L’important, c’est qu’il existe une idée universelle de ce qu’est la dignité humaine. Verhofstadt le nie, tout comme il refuse d’accepter que nous formions tous une société. Il réduit l’homme à un être purement économique, affirme que les problèmes auxquels est confronté cet humain ne peuvent être résolus que politiquement, et se propose lui-même comme meilleure solution. Les Verhofstadt de ce monde – et j’inclus toute la Commission européenne – représentent une menace importante pour l’Europe. Ils ne résoudront pas la crise, ils sont la crise.

Vous devriez peut-être aller raconter ça à Bruxelles.

Bruxelles est une ville extrêmement laide où se trouve le quartier général de l’union économique, c’est tout. Je pense que la véritable capitale européenne, c’est plutôt Prague.

À Bruxelles, il n’y a que des politiques mis au rebut qui ne trouvent pas de poste ailleurs. Il n’y en a aucun qui retourne en politique nationale. Il n’y a qu’une seule chose de pire que l’EU telle qu’on la connaît aujourd’hui, et c’est la désagrégation de l’EU. Et la politique actuelle européenne est bien partie pour en arriver là.

Si l’Europe est un état d’esprit, a-t-il des limites?

Bien sûr que non. L’esprit européen a pu s’installer en Amérique, au nord évidemment, mais aussi en Argentine. L’esprit est universel. Il est d’abord apparu dans ce que nous appelons l’Europe, mais il n’est pas limité à cette zone géographique.

Rien de plus débile que de limiter son identité à celle de la nation. L’identité n’a rien à avoir avec l’endroit où on est né, non ? Les anciens Grecs le disaient déjà : ce n’est pas le lieu où on est né qui détermine si l’on est Grec, mais la formation spirituelle que l’on s’est appropriée.

Dans ce cas, jusqu’où va l’Europe?

L’esprit européen s’est propagé en Russie et en Turquie et semble s’étendre encore. Pendant la Seconde Guerre mondiale, Thomas Mann et ses amis sont arrivés à la conclusion qu’il nous faut un gouvernement mondial. Finalement, il nous faudra évoluer vers un pouvoir de ce type, si nous souhaitons donner les mêmes droits et devoirs à tous.

Cela semble très eurocentrique.

Je n’ai aucun problème à défendre une série de valeurs fondamentales qui étayent aussi l’humanisme européen. La démocratie, la validité générale de la loi, la liberté individuelle, la formation et les droits de l’homme sont des valeurs universelles. Elles mènent au cosmopolitisme.

Il n’y a qu’une alternative à la civilisation, et c’est la barbarie. C’est pourquoi je fais un appel à toutes les personnes bien-pensantes : unissez-vous, car il est grand temps. On voit la peur et la haine se répandre comme une traînée de poudre dans la société. On voit à quel point les réfugiés suscitent l’agressivité. Et on continue à dire qu’il n’y a pas de problème. On préfère prendre un café et continuer à regarder la télévision ? C’est possible, mais on ne tiendra plus très longtemps.

Il est grand temps, dites-vous. La situation d’aujourd’hui est-elle tellement pire qu’il y a 25 ans ?

Les médias et l’enseignement ont reculé. La science et la technique ont avancé, mais je trouve tout de même amusant que les vinyles soient de retour et que les gens ont compris que l’e-book, c’est comme coucher avec une poupée sexuelle.

Ce qui me frappe surtout, c’est la passivité des jeunes d’aujourd’hui. Ils se font rouler et ne réagissent pas. « Si nous sortons du système, d’autres y entreront » disent-ils « et nous perdrons notre emploi. » Il semble que ce soit la seule chose qui compte, alors qu’il est tout de même beaucoup plus important de découvrir sa passion. Quand dans quelques siècles, on étudiera notre époque, on la qualifiera sans nul doute d’ère de la bêtise organisée.

Aujourd’hui, on a d’un côté ceux qui donnent le ton en science et en technique, qui parlent plusieurs langues et occupent des fonctions internationales et de l’autre une sous-classe de plus en plus grande de personnes qui n’ont pas ces chances et qui n’ont pas cette intelligence. Ces gens ont peur, ils votent pour des partis populistes qui leur promettent de leur rendre la sécurité perdue. Le ciment qui consolidait les deux – le monde de la bourgeoisie et de la démocratie sociale – n’est plus et c’est dangereux.

Doit-on investir davantage dans l’enseignement?

L’écrivain autrichien Stefan Zweig disait : « l’identité européenne s’est construite sur les cloîtres, les universités et le judaïsme après les Lumières. » Nous avons exterminé les juifs et les cloîtres sont vides. Ne reste que les universités, mais qu’est-ce qu’on voit ? Sur l’hémisphère occidental , il n’y a plus aucune université digne de ce nom.

L’idéal de l’universitas, axé sur le développement de la mémoire culturelle, l’éloquence et les connaissances morales et historiques, a été abandonné. Il a été remplacé par la scientifisation et l’économisation aux dépens de la qualité de l’existence, avec comme conséquence le grand vide spirituel d’aujourd’hui. Ce sont la culture et la démocratie de masse qui règnent. Les penseurs ont dû céder la place aux faiseurs d’opinions et c’est le n’importe quoi qui domine. L’UE ne consacre même pas 1,5% de son budget au programme Erasmus et seulement 0,15% au programme Europe créative. Il me semble que cela en dit long sur l’importance que Bruxelles accorde à la formation d’un esprit européen et d’une conscience européenne.

Beaucoup de gens trouvent que les valeurs spirituelles que vous défendez sont élitaires. Pourquoi ?

Parce que nous vivons dans une culture vide dans laquelle la signification des mots s’est perdue. Le mot élitaire a été rétréci à inaccessible, faisant partie d’un petit groupe, exclusif. Tant qu’il s’agit d’élite de divertissement ou d’élite sportive, il n’y a pas de problème : on veut tous un selfie avec ces gens. Mais quand il s’agit de culture, on est tout à coup élitaire. Pourtant, l’ancienne signification de ce mot, c’est « le meilleur ». Et ce meilleur est intemporel. C’est pourquoi aujourd’hui on peut encore lire les dialogues de Platon, et écouter la musique de Bach.

Qu’est-ce que Platon peut nous apprendre?

Cela dépend de la façon dont on regarde la vie. Quand on est confronté aux grands moments de l’existence, comme la maladie ou la mort, on est plus aidé par les mots de Platon que par la technique de l’un ou l’autre footballeur.

L’une des histoires les plus frappantes, c’est évidemment ce que Primo Levi écrit dans « Le Premier homme ». À Auschwitz, on lui a demandé d’aller chercher de la soupe deux kilomètres plus loin avec un ami. En cours de route, son ami voulait s’instruire sur Dante. Les chants d’Odyssée lui sont revenus en mémoire, qui disent que l’homme n’est pas né pour être une brute et un barbare, mais pour connaître le meilleur. Pour Levi, c’était le moment où il a su que sa vie était sauvée, parce qu’il a réalisé qu’il existait quelque chose de plus grand.

Je n’ai rien contre l’amusement, mais quand on est confronté aux vraies questions de la vie, l’amusement ne fait pas avancer d’un pas. Je trouve criminel qu’en fermant les bibliothèques, on prive de plus de plus de gens de culture. Il est positif d’avoir un sommet sur le climat, mais je pense que le trou dans notre climat spirituel est beaucoup plus grand que le trou dans la couche d’ozone au-dessus du Pôle Sud et que les deux sont peut-être liés.

Le philosophe George Steiner a-t-il raison quand il dit que l’ère de la civilisation européenne est passée?

Bien sûr que non. L’Europe, c’est partout où les gens se rendent dans une librairie, où ils se soucient du climat ou des réfugiés, etc. L’Europe est partout où se manifestent les valeurs spirituelles européennes. Cette civilisation n’est pas une question d’institutions ou de gouvernements, mais de chacun de nous.

MARNIX VERPLANCKE

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