Philippe Jottard

Les Kurdes, Erdogan, Trump, Poutine, Assad à l’heure du bilan en Syrie

Philippe Jottard Ambassadeur honoraire, ex-ambassadeur à Damas

L’invasion turque est la dernière crise en date dans la féroce guerre de Syrie dont la fin est proche. Sauf peut-être la menace de l’évasion des jihadistes emprisonnés, le déroulement de cette crise était prévisible.

Erdogan avait annoncé il y a des années son intention de créer une « zone de sécurité » afin d’empêcher le projet des Kurdes syriens du PYD, accusés de collusion avec les « terroristes » du PKK, de créer un Etat quasi-indépendant le long de sa frontière sud. Le président turc n’avait pourtant pas hésité de soutenir les milices syriennes extrémistes y compris l’Etat islamique (EI) pour renverser Assad. Après l’invasion d’un premier canton kurde, celui d’Afrin situé à l’ouest, la poursuite de l’invasion turque à l’est n’était ainsi qu’une question de temps. En dépit des vives critiques de son entourage, Trump respecte ses promesses électorales lorsqu’il rapatrie les quelques troupes américaines censées lutter contre la résurgence de l’EI. Plus question cette fois pour les Kurdes comme ils l’avaient fait lors de l’invasion d’Afrin de refuser l’aide de Damas au risque de disparaître totalement. Cet appel à l’aide n’a rien d’étonnant puisque le PYD ne s’était pas joint au soulèvement contre Assad et avait combattu à l’occasion aux côtés de l’armée loyaliste qui s’était retirée dès 2012 des enclaves kurdes. Les Kurdes se sont certes battus héroïquement contre l’E.I. Il n’en reste pas moins que pour créer leur zone autonome d’un seul tenant ils ont imposé leur loi aussi dans des régions où ils ne sont pas majoritaires. La seule option réaliste est l’instauration d’une zone kurde semi-autonome dans le cadre de l’Etat syrien car celui-ci comme d’ailleurs l’Irak, l’Iran et la Turquie ne permettront pas l’indépendance. Poutine offre sa médiation à Erdogan en proposant le retour de l’armée syrienne à la frontière turque pour tenir les Kurdes à distance.

Les supplétifs islamistes des Turcs sont les héritiers de l’ Armée syrienne libre, ces « rebelles modérés » armés et célébrés en Occident, mais réapparus comme milices salafistes dans le dernier bastion rebelle d’Idlib avant d’y être submergées par l’avatar syrien d’al-Qaïda. Al-Qaïda, faut-il rappeler, avait bénéficié de l’aide saoudienne et de la CIA pour chasser l’armée russe de l’Afghanistan et resurgir lors de l’invasion américanobritannique en Irak avant de devenir l’Etat islamique dans ce pays et prospérer à la faveur du chaos syrien. Le terrorisme qui frappe la région et l’Europe résulte aussi des entreprises de déstabilisation de l’Irak, la Libye et la Syrie.

La crise à la frontière turco-syrienne révèle une fois de plus les faiblesses de la stratégie occidentale depuis le début du conflit syrien. Au début du soulèvement, les Occidentaux avaient imprudemment appelé à un changement de régime à Damas prenant leur illusion d’une révolution démocratique pour une réalité. Le mouvement allait en effet être rapidement dominé par les islamistes de tous bords. L’Occident avait aussi dangereusement sous-estimé la résilience et la volonté de vaincre d’Assad et de ses partisans. Le chaos provoqué dans l’Irak voisin par l’invasion américano-britannique avait pourtant révélé l’ineptie du rêve néo-conservateur d’exporter la démocratie par la force.

Avec l’aide des monarchies du Golfe et de la Turquie qui ont consacré d’énormes moyens pour établir un régime islamiste en Syrie, les Occidentaux ont alimenté une guerre en partie confessionnelle sans merci. Ils savaient pourtant dès 2012 que les islamistes radicaux dominaient l’opposition armée. Une simple connaissance de la mosaïque communautaire syrienne permettait de prévoir que cette stratégie allait prolonger – avec quelques centaines de milliers de morts en plus – un conflit impitoyable. Pour le pouvoir syrien – quelles que soient ses erreurs – et une partie non négligeable de la population, pas seulement les minorités religieuses, il s’est agi d’une lutte existentielle contre l’extrémisme sunnite. Une opération militaire comme celle menée contre Saddam Hussein aurait conduit à la désintégration de l’Etat syrien. Dans quel chaos se trouveraient la Syrie et la région si les salafistes et jihadistes l’avaient emporté et si Poutine n’était pas intervenu en 2015 ! Les partisans d’un changement de régime ont heureusement reculé devant les conséquences d’une intervention directe. Les divisions de l’opposition syrienne et son incapacité de contrôler les groupes armés annonçaient en effet une déstabilisation encore plus catastrophique qu’en Irak. Aussi les Occidentaux ont-ils opté pour un changement de régime en vue d’une solution politique sans Assad, mais sous la pression des insurgés et des sanctions économiques. Cette exigence d’un départ d’Assad a en fait empêché toute réelle négociation. Alors que l’Occident et ses alliés sunnites ont manifestement perdu la guerre, leur espoir de détrôner Assad par des pressions économiques reste illusoire et même dangereux pour la stabilisation du pays. L’argument selon lequel le maintien d’Assad empêche celle-ci et encourage le terrorisme pourrait être retourné puisque l’opposition à la reconstruction et la poursuite des sanctions favorisent l’instabilité.

Moscou et Téhéran ont largement profité des erreurs occidentales. Poutine s’est ainsi imposé comme le maître du jeu en Syrie et au-delà. Sa stratégie constante visant à maintenir au pouvoir son allié syrien tout en négociant avec ses adversaires a été mise en oeuvre avec un engagement militaire limité, mais efficace. Il a habilement éloigné Erdogan de l’Occident tout en l’intégrant aux côtés de l’Iran dans le processus d’Astana, rival de celui de l’ONU, et plus prometteur. Ce sont les troupes russes qui ont évacué les milices défaites dans les banlieues d’Alep et de Damas vers Idlib. Elles forment aujourd’hui avec l’armée syrienne la force d’interposition entre Turcs et Kurdes. Quant à l’Iran, s’il a étendu son influence en Irak et en Syrie comme le dénoncent ses ennemis, cette extension a bénéficié de leur manque de vision politique.

Avec l’aide de la Russie et de l’Iran, Assad a résisté aux coups de butoir de ses adversaires. Hormis la province d’Idlib dont le sort est scellé, et les zones occupées par la Turquie, l’unité territoriale est quasi rétablie. Le Comité constitutionnel créé dans le cadre d’Astana est chargé de définir les contours d’une réforme politique. Si l’inclusion d’opposants modérés est possible, peu probable que ces réformes mettent à bas le système politique. A plus long terme, quelles perspectives pour la démocratie puisque c’est en son nom que les Occidentaux ont souhaité un changement de régime ? A l’exception des jihadistes, l’attachement national de la plupart des Syriens est indéniable. L’appartenance à des communautés confessionnelles revêt néanmoins une importance primordiale, ce qui fragmente la société et affecte l’Etat en dépit du caractère non-confessionnel de celui-ci.

Sous les Assad, l’Etat s’est maintenu en s’appuyant sur un appareil sécuritaire très puissant que les minorités et en particulier les alaouites ont considéré comme une assurance-vie face à l’islamisme. Difficile d’imaginer un avenir démocratique stable si l’on fait abstraction de ces réalités. La démocratie exige cependant la préservation des droits des minorités par d’autres mécanismes que la protection reposant sur les services de sécurité.

En Syrie et dans les sociétés divisées par des liens communautaires primordiaux, un processus progressif de sécularisation facilitera le renforcement de la démocratie. Il appartient bien sûr à ces sociétés de trouver leur propre chemin. En Occident l’histoire présente d’ailleurs sur ce plan une foule de variantes. Il n’empêche que cette situation pose la question ultra-sensible en Orient de la laïcité.

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