© Nathaniel Currier

Les Etats-Unis, créature de l’Europe

Lorsqu’ils entreprennent de coloniser l’Amérique du Nord, les Européens n’y voient qu’un chapitre de plus d’une aventure impériale entamée dans le milieu du xv e siècle. Les choses vont tourner autrement…

La semaine prochaine 2. « La Liberté attirant le monde« 

Par ELIE BARNAVI

Le 11 novembre 1620, cent deux voyageurs débarquent du Mayflower au Cap Cod, sur la côte du Massachusetts. Si l’épopée des « Pères Pèlerins » passe pour la geste fondatrice des Etats-Unis, c’est parce que parmi les voyageurs se trouvent des puritains, autrement dit des calvinistes anglais, qui cherchent àéchapper aux persécutions dont ils sont victimes dans leur pays, et qu’une charte rédigée et signée en haute mer, le Mayflower Compact Act, préfigure les principes démocratiques qui vont régir la future République. Il y a là plus qu’un symbole, l’affirmation d’une manière d’être collective, qui, issue des bouleversements religieux et politiques provoqués par la Réforme européenne, va imprégner durablement l’établissement britannique d’Amérique du Nord.

Un siècle plus tard, de la Virginie à la Géorgie, treize colonies britanniques s’égrènent du nord au sud le long de la côte atlantique. La société originale qui s’y profile est, certes, moins égalitaire et tolérante que l’image qu’elle projette en Europe, mais elle l’est davantage que n’importe quelle société européenne. Une forte classe moyenne, une riche mosaïque ethnique et confessionnelle, une soif de liberté qui contribue à souder les colons contre les empiétements de la Couronne, et un territoire immense à conquérir et à coloniser, ce sont ces ingrédients qui vont bientôt forger une nation nouvelle : la nation américaine.

L’avantage à la Grande-Bretagne

En attendant, cette Amérique-là est, comme le reste de la planète, une affaire de rivalité entre Européens. Au xviiie siècle, des quatre acteurs majeurs des siècles précédents – Grande-Bretagne, France, Espagne et Pays-Bas – il ne reste que les deux premiers, seules puissances coloniales toujours en expansion. Ils videront leur querelle lors de la guerre des Sept Ans. Allumée en 1754, elle tourne à l’avantage des Britanniques, auxquels le traité de Paris de 1763 soumet l’ensemble de l’Amérique du Nord à l’est du Mississippi, à l’exception de La Nouvelle-Orléans. La victoire de Londres est logique. En Europe, elle est le résultat du désintérêt relatif de Paris pour ses colonies d’Amérique du Nord, les « quelques arpents de neige » raillés par Voltaire. En Amérique, elle sanctionne le déséquilibre des forces sur le terrain. La démographie et l’économie, l’organisation politique et la composition sociale des populations coloniales, tout est à l’avantage des Treize Colonies britanniques, c’est-à-dire de la Grande-Bretagne. Pour l’instant. Car, très vite, ces avantages se retourneront contre Londres. Et Paris tiendra son amère revanche.

Cependant, l’Europe n’exporte pas seulement ses armes et ses querelles. Dans son Commonplace Book, le cahier auquel Thomas Jefferson confiait, entre autres, ses notes de lecture, figurent en bonne place les deux principaux penseurs européens du libéralisme politique : l’Anglais John Locke (1632-1704), le théoricien de la Révolution glorieuse de 1688 ; et le Français Charles Secondat, baron de Montesquieu (1689-1755), l’auteur de L’Esprit des lois. Comme les autres Pères de la nation américaine, Jefferson est bien un fils des Lumières européennes.

Certains, dont George Washington, John Adams, Thomas Jefferson, Alexander Hamilton, Thomas Pain et James Madison sont membres de la Société philosophique américaine, fondée en 1743 par Benjamin Franklin. Si la plupart sont protestants, beaucoup sont des déistes voltairiens en religion. Certains sont francs-maçons et tous sont des libéraux en politique. A l’instar de leurs maîtres à penser européens, ils fondent la chose publique sur le contrat social, fruit de l’association d’individus naturellement libres et égaux en droits. En même temps, exempts du poids du long passé monarchique européen et désireux de se démarquer de la métropole, ils sont spontanément républicains.

Le jour venu, ils inscriront les textes fondateurs de leur jeune République dans cette tradition européenne. Mais, en même temps, ils feront £uvre de pionniers, ce qui leur permettra, à leur tour, de servir à leurs ci-devant professeurs d’utiles leçons. Toujours ce va-et-vient entre les deux rives de l’Atlantique, dont les deux révolutions jumelles, celle d’Amérique et celle de France, sont une éclatante illustration.

Si les colons finissent par se révolter contre la mère patrie, c’est précisément parce qu’ils se sentent lésés dans les droits dont tout sujet loyal de la Couronne britannique s’estime le légitime propriétaire. Pourquoi paieraient-ils des taxes, alors qu’ils ne sont pas représentés à Westminster ? No taxation without representation, tel est le principe, consubstantiel du libéralisme politique moderne, dont ils se prévalent. Aussi bien, lorsque Londres décide de leur imposer une nouvelle taxe sur le thé, les « Fils de la liberté » de Boston, déguisés en Indiens, jettent à la mer des ballots de thé de la Compagnie anglaise des Indes. Ce 16 décembre 1773 est resté dans les annales comme la Boston Tea Party. Quatorze mois plus tard, le 19 avril 1775, pas loin de là, à Lexington, a lieu le premier affrontement armé de la guerre d’Indépendance.

La revanche de la France

C’est la politique de Londres qui a fait d’eux, à leur corps défendant, des Américains, des patriotes et des révolutionnaires. Unanimement adoptée par un Congrès continental réuni à Philadelphie, la Déclaration d’indépendance du 4 juillet 1776 proclame le divorce avec la puissance coloniale et établit une république nouvelle à l’étonnante fortune : les Etats-Unis d’Amérique. îuvre d’une poignée d’intellectuels imprégnés des idéaux des Lumières européennes, le texte fondateur proclame »évidentes pour elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. Les gouvernements sont établis parmi les hommes pour garantir ces droits, et leur juste pouvoir émane du consentement des gouvernés ». Pour la première fois, les idées libérales des penseurs européens sont érigées en principes de droit positif.

Il n’y a pas que les principes qui viennent d’Europe, une aide appréciable aussi. Tout ce que la Grande-Bretagne compte d’ennemis et, bien différemment, tout ce que l’Europe compte d’amis de la liberté s’enrôle sous la bannière des insurgés. Le soutien financier, puis directement militaire de la France s’avère décisif. Mais en se lançant dans cette aventure et en luttant en Amérique pour faire triompher des idées qu’elle pourchasse sur son sol, la monarchie française creuse sa propre tombe. En effet, parmi les causes directes de la Révolution française, cette ambiguïté fondamentale, et, surtout, l’épuisement du trésor français, ne sont pas les moindres.

En août 1789, l’Assemblée nationale issue de la Révolution française se réunit pour débattre d’une Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui doit servir de préambule à la Constitution. L’exemple américain est dans tous les esprits. Le premier projet est celui de La Fayette, qui l’a élaboré avec son ami Jefferson, auteur de la Déclaration américaine et à ce moment ambassadeur des Etats-Unis à Paris. Cet engouement se comprend. La Déclaration américaine jouit de l’incomparable prestige du droit d’aînesse. Leur raisonnement est simple : si les Américains l’ont fait, alors nous, ici, dans le Vieux Monde, pouvons le faire aussi. Et mieux.

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