Au Caire, une seule tête d'affiche pendant la campagne présidentielle, celle d'al-Sissi. © A. DALSH/REUTERS

Les élections en Egypte, une mascarade pharaonique

Le Vif

Joué d’avance, le simulacre électoral de cette fin mars consacrera l’emprise du président sortant, Abdel Fattah al-Sissi, et de l’armée sur le pouvoir. Et la défaite des insurgés de 2011.

Assise en tailleur sous un palmier malingre du jardin de l’Institut des sciences, modeste poumon vert du quartier cairote de Mounira, Naglaa couve d’un oeil inquiet les cavalcades de ses trois enfants. Hidjab ivoire sous une ample abaya d’un noir de jais, cette veuve remariée vient souvent en voisine dans ce parc, histoire de  » prendre un peu l’air et d’oublier la déprime ambiante « . Allusion à la folle envolée des prix des denrées de base – alimentation, vêtements, énergie -, rançon du démantèlement de subventions à la consommation anachroniques, et aux failles d’un système scolaire à la dérive.  » Le niveau de l’enseignement ne cesse de se dégrader, soupire la diplômée en droit, qui, union précoce oblige, n’a jamais exercé. Aux prises avec des classes surpeuplées, les profs laissent filer. Pire, les bonnes notes de mon aînée Soumaya attisent la jalousie de ses camarades, qui l’accusent de tricher et l’humilient. Elle, son frère et sa soeur fréquentent d’ailleurs de moins en moins le collège. Je préfère leur donner cours à la maison.  » Mère et préceptrice, la ronde et loquace Naglaa a bien trop à faire pour se soucier de l’échéance présidentielle, programmée du 26 au 28 mars.  » En 2014 – année du scrutin précédent -, j’étais décidée à voter, confie-t-elle. Mais ce que j’ai vu devant le bureau de vote m’en a dissuadée. Toutes ces femmes qui dansaient… Indécent. Une élection, ça n’a rien d’une blague.  »

Un pouvoir fort ou le bazar total, telle est chez nous l’alternative

« Le bouffon de service »

Vraiment ? En Egypte, le doute est permis. Tant le rituel de l’isoloir s’y apparente à une mascarade née sous la plume féconde du défunt romancier Naguib Mahfouz, prix Nobel de littérature 1988. Face au sortant, Abdel Fattah al-Sissi, 63 ans, putschiste blanchi au fond des urnes, ne subsiste qu’un faire-valoir, poussé sur l’avant-scène à quelques heures de la clôture du dépôt des candidatures. Figure de proue du petit parti Al-Ghad, Moussa Mostafa Moussa chantait jusqu’alors, y compris sur sa page Facebook, les louanges de l’ex-maréchal.  » Le bouffon de service « , ironise un banquier retraité. De fait, le régime ne se donne même pas la peine de soigner les apparences. Il aura au fil des semaines évincé tous les concurrents dignes de ce nom. Abdel Moneim Aboul Foutouh, ancien cadre de la confrérie honnie des Ikhwan al-Muslimin (Frères musulmans) ? Arrêté à la mi-février à son retour de Londres puis placé sur la liste noire des  » terroristes  » ; et tant pis si l’intéressé agréa de facto la destitution, à l’été 2013, du  » frère  » Mohamed Morsi, élu un an plus tôt ; renversement orchestré par un chef d’état-major nommé al-Sissi, prompt à surfer sur la déferlante populaire que provoque alors la dérive tyrannique du raïs islamiste, sectaire au point de précipiter la felouque égyptienne vers les récifs de la guerre civile. Le  » gauchiste  » Khaled Ali ? Contraint de renoncer. Il est vrai que cet avocat avait, crime de lèse-majesté, livré bataille sur le front judiciaire contre la cession au parrain et bienfaiteur saoudien, en juin 2017, de deux îles, Tiran et Sanafir ; et écopé de trois mois de prison pour un doigt d’honneur brandi, paraît-il, au sortir d’une audience. Circonstance aggravante : les deux prétendants ainsi neutralisés préconisent l’un et l’autre le boycott du simulacre électoral à venir. Plaidoyer d’autant plus subversif que le taux de participation constitue, pour un clan hanté par le spectre de l’abstention massive, l’unique enjeu de l’exercice.

Le général Sami Anan.
Le général Sami Anan.© K. DESOUKI/POOL NEW/REUTERS

Pour déblayer la voie royale vers un second quadriennat, encore fallait-il recaler les autres aspirants, issus quant à eux de la coterie des officiers. A l’image d’Ahmed Chafik, jadis patron de l’armée de l’air et challenger malheureux de Morsi lors de la présidentielle de 2012. Extradé des Emirats arabes unis, où il vivait depuis lors, assigné à résidence dans un hôtel de luxe du Caire, l’ultime Premier ministre du raïs déchu Hosni Moubarak annoncera le 7 janvier, au détour d’un piteux acte de contrition, son retrait de la course. Ex-chef d’état-major, le général Sami Anan a prétendu, quant à lui, résister aux injonctions de ses pairs. Ce qui vaut à ce prétorien, réputé moins hostile aux Ikhwan qu’il ne sied, d’être incarcéré, poursuivi par la justice militaire pour avoir non seulement  » tenté de semer la discorde entre l’armée et le peuple « , mais aussi osé descendre dans l’arène sans l’aval de l’institution. Motif invoqué auparavant afin de tuer dans l’oeuf les illusions du colonel Ahmed Konsowa, condamné à six ans ferme.

Un tel acharnement s’explique : quoique officiellement revenu à la vie civile – une fiction de plus -, Abdel Fattah al-Sissi juge intolérable de se voir défié par un autre haut gradé, au risque de laisser affleurer les sourdes rivalités qui rongent l’appareil militaro-policier et empoisonnent les relations entre ses trois agences de renseignement. Surtout si le postulant jouit d’un semblant de popularité et se prévaut d’états de service plus glorieux que les siens. Un signe ? En amont de cette séquence électorale, le sortant a procédé à une purge d’envergure, fatale tour à tour au chef des armées et à plusieurs pontes des services secrets.  » Pour autant, nuance le politologue Moustapha Kamel al-Sayed, n’exagérons pas la portée de ces dissensions et de ces querelles d’ego. Dès lors qu’il s’agit de préserver l’essentiel – à savoir l’emprise de l’élite galonnée sur tous les leviers du pouvoir -, l’esprit de corps prévaut.  »

L'ex-cadre des Frères musulmans Abdel Moneim Aboul Foutouh.
L’ex-cadre des Frères musulmans Abdel Moneim Aboul Foutouh.© M. ABD EL GHANY/POOL NEW/REUTERS

« Un peuple schizophrène »

Que peut craindre le maître absolu de l’Egypte d’un combat à la loyale ? Pas grand-chose. Sinon, au pire, l’éclosion d’un débat public sur les carences de sa gouvernance autocratique. Pourquoi diable ce despote élu met-il donc en scène si grossièrement le renouvellement de son bail ? Sans doute la réponse se niche-t-elle dans les tropismes martiaux du personnage ; à commencer par le mépris que lui inspirent la politique et ceux qui se prêtent à ses intrigues. Mépris aussi intense qu’ostensible.  » A ses yeux, souligne un universitaire, tous ces rites ne sont que perte de temps et palabres stériles. Propulsé sans transition de la caserne au palais, lui se méfie des civils, intellos et artistes, lit peu et s’échine à asseoir partout la primauté des valeurs militaires : efficacité, discipline et fraternité d’armes.  »  » Plus qu’un sultan ivre de pouvoir, un moine-soldat hermétique à la critique « , avance en écho un ancien ambassadeur européen. Tous au pas, et je ne veux voir qu’une tête…

L'avocat Khaled Ali.
L’avocat Khaled Ali.© M. ABD EL GHANY/POOL NEW/REUTERS

En l’occurrence la sienne, seule à orner les bannières, affiches et calicots qui, dès avant le coup d’envoi formel de la campagne, le 24 février dernier, ont fleuri de places en souks. Il y a mieux : sur la terrasse du café Lord, au coeur du quartier natal de Gamaleya, un mannequin à l’effigie d’al-Sissi, treillis de camouflage et lunettes noires XXL, côtoie la statue de cire de la diva légendaire Oum Kalsoum. Qu’il inaugure un champ gazier ou gratifie les cadets de l’académie de police du Nouveau Caire d’une  » visite surprise « , Sa Majesté Abdel Fattah confisque les Unes des quotidiens comme l’ouverture des journaux télévisés. Matraquage trop outrancier pour duper les Egyptiens.  » Un peuple schizophrène, hasarde Abdallah, jeune avocat d’affaires. Patriote jusqu’au chauvinisme, mais persuadé qu’il n’a rien à espérer de ses dirigeants.  » Certes, rien n’empêchera Gamal, gérant du kiosque à thé de ce parc proche de la mosquée Al-Rifai, de voter le jour venu pour son héros.  » Il a remis de l’ordre, martèle ce quadra au verbe dru et à la gestuelle théâtrale. Avant, c’était la chienlit. On ne croisait ici que des drogués et des délinquants. Puis, les barbus – entendez les islamistes – se sont mis à persécuter les femmes mal vêtues à leur goût. Maintenant qu’il y a des flics partout, les familles reviennent. « 

Et tant pis pour les cocus de la place Tahrir, épicentre de l’insurrection civique

Pour le reste, pas facile de dénicher un électeur résolu à accomplir son devoir civique.  » Pas question de cautionner ce pouvoir illégitime, glisse un portier arborant le calot blanc et la barbe non taillée des Frères musulmans. Mon président est en prison.  » Référence au sort du proscrit Mohamed Morsi.  » A quoi bon ? râle Atef, importateur d’équipements sportifs à Alexandrie. Les puissants n’ont que faire des petits. Pourquoi se soucier d’eux ?  »  » Quand le verdict est couru d’avance, renchérit Nadia, quand tu sais que ta voix ne compte pas, jouer le jeu devient ridicule.  » Cette pharmacienne de confession copte se garde pourtant d’accabler le raïs étoilé.  » Qui d’autre que lui ? lâche-t-elle. Ce pays n’est pas mûr pour l’aventure démocratique. Il a besoin d’un homme à poigne pour instaurer un Etat laïque et garantir les droits des minorités. Au premier chef, la mienne, cible favorite des fous d’Allah. Pouvoir fort ou bazar total, telle est chez nous l’alternative.  » Photographe désabusé condamné à naviguer entre les défilés de mode et les  » shootings  » commerciaux, Khaled assimile, quant à lui, le régime à une  » dictature sentimentale « , mélange de fermeté et de paternalisme protecteur.

Moussa Mostafa Moussa, le faire-valoir de service. Les trois pemiers, aspirants à la présidence, ont dû renoncer.
Moussa Mostafa Moussa, le faire-valoir de service. Les trois pemiers, aspirants à la présidence, ont dû renoncer.© M. ABD EL GHANY/POOL NEW/REUTERS

Nul doute que le traumatisme laissé par l’intermède Morsi, épilogue anarchique et brutal de la révolution avortée de février 2011, demeure vivace.  » Pour les nantis, remarque un habitué du club ultrasélect de Gezira, al-Sissi a sauvé la nation des hordes du djihad. Eux lui laissent carte blanche, pourvu qu’il écrase l’hydre islamiste. En retour, leur maréchal se sent investi d’une mission sacrée.  » Mené sous sa férule, le carnage de la place Rabia al-Adawyya – près de 900 ikhwan massacrés à la mi-août 2013 – n’aura nullement, dans de tels milieux, terni son prestige. Bien au contraire. Quant à l’opération Sinaï 2018, guerre à huis clos déclenchée le 9 février afin de  » nettoyer  » la péninsule, le delta du Nil et le flanc ouest du pays, frontalier de la Libye, des maquis affiliés à Al-Qaeda ou à Daech, elle suscite un consensus à peine troublé par de rares cassandres. Et qu’importe si  » le fossoyeur du terrorisme  » – un des titres décernés par la propagande maison – bénéficie cette année encore du soutien des salafistes du parti Al-Nour…

Le café Lord, au Caire, avec l'effigie du despote (à dr.) donnant la réplique à celle d'Oum Kalsoum.
Le café Lord, au Caire, avec l’effigie du despote (à dr.) donnant la réplique à celle d’Oum Kalsoum.© V. H.

L’armée dans l’économie

Familier de l’échiquier nilotique, cet analyste étranger connaît assez le tombeur de Morsi pour le dépeindre sous les traits d’un hôte ouvert et avenant.  » Cela posé, admet-il, al-Sissi a encaserné son pays. Le Parlement n’est qu’un théâtre d’ombres. Entre syndicats aux ordres et presse verrouillée, il n’y a plus le moindre espace pour les voix dissidentes, voire dissonantes.  » Sites Web bloqués par centaines, journalistes et militants des droits de l’homme embastillés : seuls surnagent dans ce naufrage une poignée d’ONG tenaces et le journal en ligne Mada Masr. Lequel diffuse contre vents et marées, en arabe comme en anglais, des enquêtes incisives et fouillées. Témoin, le  » papier  » récemment consacré à la mainmise croissante de l’armée sur des pans entiers de l’économie. BTP, carburants, chimie, agriculture, téléphonie, import-export, hôtellerie, tourisme, médias : aucun secteur n’échappe à la voracité des centurions du cru. Et surtout pas le chantier pharaonique de la  » nouvelle capitale administrative « , qui émerge peu à peu d’un néant désertique, à l’est du Caire, mégalopole menacée d’apoplexie. Présidence, ministères et ambassades sont censés y emménager sous peu. Pour l’heure, deux édifices préfigurent la cité idéale virtuelle : le complexe hôtelier Al-Masa, palace hors sol au luxe tapageur ; et la cathédrale copte orthodoxe de la Nativité-du-Christ, cernée par les grues et corsetée d’échafaudages.

Le président Abdel Fattah al-Sissi au côté du pape copte Tawadros II dans la cathédrale de la Nativité-du-Christ.
Le président Abdel Fattah al-Sissi au côté du pape copte Tawadros II dans la cathédrale de la Nativité-du-Christ.© HANDOUT/REUTERS

A propos d’orthodoxie, il en est une, budgétaire et libérale celle-là, qui vaut à l’équipe al-Sissi, adepte des thérapies de choc, les éloges du Fonds monétaire international. Plus étrange, la mansuétude que manifeste l’Occident envers l’Egypte maréchalisée. Bien sûr, on se désole de la voir piétiner droits et libertés. Mais voilà : dans un Orient si proche en proie au chaos, le royaume du Sphinx, allié zélé sur le front du combat global contre le djihadisme, passe pour un pôle de stabilité vital.  » Que ce maillon saute, prédit un initié, et l’on ne coupera pas à l’afflux de centaines de milliers de migrants.  »

Tant pis pour les principes. Et tant pis pour les cocus de la place Tahrir, épicentre de l’insurrection civique déclenchée voilà sept ans. Que deviennent ces pionniers trahis ? La plupart, dépités ou tétanisés par la peur, ont déserté le champ aride de l’engagement, cherchant le salut dans l’exil, l’affairisme ou le repli sur la sphère intime.  » Ce que je ferai dans deux ou trois ans ? s’amuse George, fan de foot et fondateur d’une agence de marketing sportif. Chercher de nouveaux amis : tous ou presque ont filé en Amérique, en Europe ou dans le Golfe.  » Au Caire, dans l’enclave chic de Zamalek, une enseigne insolite, rédigée en français, intrigue le flâneur longeant le Nil :  » Casino des Pigeons « . Ici, nul n’ignore qui raflera la mise à la roulette ; et chacun sait que les pigeons sont 100 millions.

Par Vincent Hugeux.

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