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Les dessous de la Coupe du monde : hôte sulfureux, argent sale, tirage manipulé…

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

Un climat de guerre froide, le régime sulfureux de Vladimir Poutine, des mondiaux « achetés » et un football international à la crédibilité entachée : le rendez-vous planétaire débute le 14 juin sous d’étranges auspices. Même si la Belgique entière vibrera pour les Diables.

Jeudi 14 juin, sous le coup de 17 heures en Belgique, le président russe Vladimir Poutine aura réussi son pari. Son équipe nationale défiera l’Arabie saoudite en ouverture de la Coupe du monde et des milliards de téléspectateurs aux quatre coins de la planète ne parleront plus que de football. De résultats, de qualifications et d’éliminations, d’exploits individuels et de fautes d’arbitrage. Ce sera l’heure des Messi, Ronaldo, Neymar et autres Salah. Chez nous, le temps suspendra son vol, avec l’espoir de voir les Diables Rouges aller aussi loin que possible, pourquoi pas jusqu’à la finale. Pendant un mois, Poutine va magnifier son régime au rythme du ballon rond. Rideau ?

La frénésie sportive ne doit pas le faire oublier : il s’agit d’une Coupe du monde qui fâche. La première d’un duo maudit, avant celle qui devrait avoir lieu au Qatar dans quatre ans, si cette nomination n’est pas remise en question. La désignation surprenante de ces deux pays organisateurs, en décembre 2010, avait fait couler beaucoup d’encre. Depuis, cette double décision de la Fifa, le patron du foot mondial, n’a cessé de provoquer des séismes, dans le monde du sport et bien au-delà. Les indices de corruption au sein des instances internationales du football se sont multipliés, la justice américaine a mené l’enquête, persquisitions spectaculaires à l’appui, jusqu’à contraindre Sepp Blatter, patron de la Fifa, à la démission. Les affaires se multiplient devant les tribunaux. Plus que jamais, la gestion du sport roi est décriée. Politiquement, Vladimir Poutine a confirmé ses penchants autoritaires, de la Crimée à la Syrie. Une nouvelle guerre froide menace le monde. Le Qatar, lui, est accusé de financer le terrorisme et se trouve pris au piège d’une lutte régionale féroce entre l’Iran et l’Arabie saoudite (lire page 58). Le football se loge au coeur des convulsions politiques.

Gianni Infantino, président de la Fifa, et Vladimir Poutine.
Gianni Infantino, président de la Fifa, et Vladimir Poutine.  » Tous les pays utilisent ces événements pour servir leur propagande nationale « , souligne Pascal Boniface.© Igor Russak/gettyimages

Le boycott reste limité

Fallait-il confirmer le choix de ces deux pays pour accueillir l’événement médiatique le plus populaire avec les Jeux olympiques et le Tour de France ? Pour la Russie, la question ne se pose plus. Pour le Qatar, il subsiste une chance infime que le monde du football revienne à la raison, en refusant de se plier aux exigences d’un pays qui imposera, en outre, un Mondial pendant l’hiver, dans des stades climatisés. Dans les deux cas, on reste toutefois en droit de se demander s’il ne faut pas boycotter ces événements. Daniel Cohn-Bendit, héros de Mai 68 et auteur de Sous les crampons, la plage (éd. Robert Laffont), le pense :  » Un boycott diplomatique de la Coupe du monde en Russie – c’est-à-dire qu’aucun responsable politique ne s’y rende – me semblerait quelque chose de juste « , plaide-t-il.

 » Il faut toujours se poser la question de savoir si on participe à ce genre d’événement, acquiesce Jean-Michel De Waele, professeur à l’ULB et spécialiste des relations entre football et politique. Je ne vois toutefois pas pourquoi la communauté internationale boycotterait cette Coupe du monde en Russie alors qu’elle a pris l’habitude de participer à de grands événements sportifs à Pékin ou à Sotchi (NDLR : Jeux olympiques d’été et d’hiver). Par contre, j’espère toujours une mobilisation pour remettre en question la Coupe du monde au Qatar…  »

En ce qui concerne la Russie, les Britanniques ont tiré les premiers. En mars dernier, à la suite de l’empoisonnement de l’ancien agent double Sergueï Skripal et de sa fille, la Première ministre britannique, Theresa May, a annoncé qu’aucun ministre ou membre de la famille royale ne se rendrait sur place. Seules l’Islande et la Pologne lui ont emboîté le pas.  » Les Britanniques ont décidé de ne pas y aller pour des raisons qui leur sont propres, constate Pascal Boniface, directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), à Paris, et auteur de L’Empire foot (éd. Armand Colin). Ce boycott résulte de la détérioration des relations bilatérales entre ces deux pays, Il n’y a pas de décision collective de la part des pays de l’Otan même si, bien sûr, on constate une recrudescence des tensions. Le président français, Emmanuel Macron, a annoncé qu’il se rendrait en Russie si l’équipe de France passe les quarts de finale, pour des raisons d’ambition sportive. Entre lui et Vladimir Poutine prévaut une forme de coexistence pacifique. Chacun se rend compte qu’il a besoin de l’autre.  »

La Belgique estime, elle aussi, qu’il est vital de maintenir un dialogue avec ce géant pour tenter de résoudre les crises qui secouent la planète. Tant le Premier ministre, Charles Michel, que le ministre des Affaires étrangères, Didier Reynders, se sont rendus à Moscou ces derniers mois. Le second, c’est sûr, assistera au match des Diables contre la Tunisie, le 23 juin à Moscou, sans doute en compagnie du roi Philippe. Charles Michel, pour sa part, n’a pas de disponibilité dans son agenda pour le premier tour. Peut-être avec le désir d’imiter Macron si les Diables vont en quarts, pour surfer sur la vague du succès…

Les dessous de la Coupe du monde : hôte sulfureux, argent sale, tirage manipulé...
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La Russie est une semi-dictature

Quoi qu’il en soit, la Russie reste un hôte sulfureux. Le ministre britannique des Affaires étrangères, Boris Johnson, n’a pas hésité à comparer, devant son Parlement, cette Coupe du monde aux Jeux olympiques de 1936, qui avaient servi la propagande d’Hitler.  » Tous les pays utilisent ces événements pour servir leur propagande nationale, souligne Pascal Boniface. Nous avons nous-mêmes connu cela en France il y a vingt ans, après notre titre de champion du monde à domicile. La Russie de Vladimir Poutine est une démocratie illibérale. La presse et la justice y sont sous contrôle, c’est vrai, et ce n’est certainement pas une démocratie « totale » comme c’est le cas dans nos pays. Mais le président est réellement populaire chez lui. Il l’est parce qu’il a redressé son pays sur le plan économique et, précisément, parce qu’il résiste aux critiques occidentales.  »

La comparaison avec le nazisme ou le fascisme, en souvenir de la Coupe du monde de 1934 organisée en Italie, tient-elle la route ?  » La Russie est un régime hybride, tempère Jean-Michel De Waele. Ce n’est certainement pas une démocratie. C’est certainement un régime autoritaire. Mais le terme « dictature » ne convient pas forcément, parce que les réalités du xxie siècle sont plus complexes et qu’il faut bien nommer les choses. Elle fait partie de ces régimes qui se situent à la frontière de la démocratie, comme la Turquie d’Erdogan ou la Hongrie d’Orban. Il est plus facile, pour ces pouvoirs forts, de gérer une démocratie « illibérale », où on laisse une minorité dans l’opposition, qu’une dictature complète qui coûte cher en termes de répression et de désapprobation internationale.  » Cette puissance retrouvée, qui défie régulièrement l’Occident, est un marqueur de notre temps.

Daniel Cohn-Bendit espère toutefois que, faute de boycott, il y aura  » de la politique sur le terrain « . Et que certains opposants inventeront des modes de protestation pour dénoncer les multiples travers de la Russie : manque de liberté d’expression, homophobie, racisme… En tout état de cause, la proximité des fédérations internationales avec les dictatures n’est pas neuve.  » Parce qu’elles offrent toutes les garanties en matière d’organisation et de respect des exigences de la Fifa « , ironise un fin connaisseur du milieu.

Les dessous de la Coupe du monde : hôte sulfureux, argent sale, tirage manipulé...
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Oui, le football est corrompu

La Fifa tire sans scrupules les ficelles de cet événement planétaire avec le comité organisateur du pays concerné. Elle n’hésite pas à  » orienter  » le tirage au sort pour ajouter du piment à la compétition, favoriser les grandes nations ou donner un coup de pouce au pays organisateur. Michel Platini, ancien président de l’UEFA et, avant cela, coprésident du comité organisateur de la Coupe du monde 1998 en France, a fait le buzz, mi-mai, en évoquant la  » petite magouille  » décidée lors du tirage au sort. La France et le Brésil, explique-t-il, avaient été placés dans les groupes de façon telle qu’ils ne pouvaient se rencontrer qu’en finale.  » On ne va pas s’emmerder pendant six ans à organiser la Coupe du monde si on ne peut pas faire quelques petites magouilles, ajouta-t-il. Vous pensez que les autres ne le faisaient pas dans les autres Coupes du monde ? Tu penses…  » Une expression naïve ? Ou une volonté de cracher dans la soupe alors qu’il a été contraint de démissionner de la présidence de l’UEFA pour des soupçons de corruption ? Ceux qui le connaissent bien hésitent entre les deux. Certains affirment même que le deal conclu entre la Fifa et le régime de Poutine prévoit que la Russie, dont l’équipe nationale est faible, irait jusqu’en quarts de finale. Quitte à ce que l’arbitrage ou l’assistance par vidéo, introduite en Russie, y contribue ?

 » La Fifa est corrompue, c’est évident, clame Jean-Michel De Waele. Une masse incroyable d’argent est arrivée dans le monde du football ces trente dernières années. Or, il y a un manque absolu de contrôle financier indépendant au sein de la Fédération. La gouvernance actuelle repose en outre sur une formule hyperdémocratique où chaque pays a une voix. Il n’y a pas de Conseil de sécurité comme à l’ONU. Cela rend la corruption encore plus aisée, car les petites fédérations ont besoin des moyens de la Fifa pour leurs infrastructures, leurs formations… Elles dépendent du système pour survivre. Mais le plus interpellant dans tout cela, c’est qu’on laisse faire. Seul le FBI américain a eu le courage de taper du pied dans la fourmilière. Il y a un besoin énorme d’une autre gouvernance dans le monde du sport, singulièrement dans celui du sport roi.  » Le témoignage interpellant de William Gaillard, ancien bras droit de Michel Platini à l’UEFA, au Vif/L’Express tend à confirmer ce constat.

Sepp Blatter a
Sepp Blatter a  » pratiqué un clientélisme à grande échelle « .© Adam Davy/belgaimage

 » Il y a de la corruption dans le football comme il y en a en politique ou dans d’autres milieux, relativise Pascal Boniface. Oui, il faut sans doute davantage de transparence dans ces organisations internationales. Mais Michel Platini vient d’être blanchi par la justice suisse au sujet du paiement prétendument « déloyal » de deux millions de francs suisses (1,8 million d’euros) qu’il aurait reçus de la Fifa en février 2011, en tant que conseiller spécial entre 1998 et 2002. Je ne pense pas que l’attribution de la Coupe du monde à la Russie soit l’objet de corruption. En ce qui concerne le Qatar, il y a beaucoup de bruit, mais pas de preuve. De même, Sepp Blatter n’est pas accusé d’être corrompu à titre personnel. Il a plutôt pratiqué un clientélisme à grande échelle et a fermé les yeux sur la corruption qui a concerné les confédérations sud-américaines et la Concacaf (Confédération de football d’Amérique du Nord, d’Amérique centrale et des Caraïbes). Il n’y a pas plus de corruption qu’auparavant dans le football. Simplement, aujourd’hui, celle-ci est plus exposée parce que la visibilité du football est sans commune mesure avec ce qu’elle était auparavant.  »

Le football, victime de son succès et de son explosion ? C’est le revers de la médaille.  » C’est un milieu qui a un rôle éducateur important, qui crée du lien social et permet des rendez-vous festifs, tout cela est évidemment vrai et doit être sauvegardé, conclut Jean-Michel De Waele. Mais c’est aussi, malheureusement, le symbole de l’ultralibéralisme et du corporatisme sans limites, avec un manque criant de régulation.  » Un milieu sans foi, ni loi.

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