18 mars dernier : fin de cavale. Après quatre mois de chasse à l'homme, Salah Abdeslam est arrêté à Molenbeek, où il se cachait chez une tante. © AP/SIPA

Les derniers secrets de Salah Abdeslam

Emprisonné depuis sept mois, l’unique survivant parmi les terroristes du 13 novembre 2015 garde obstinément le silence. Le « logisticien » du commando a joué un rôle central dans la préparation des tueries. Révélations.

Salah Abdeslam est un homme seul, muré dans un silence de mort. L’unique survivant parmi les dix auteurs des tueries du 13 novembre 2015 n’a plus d’avocats. Lassés par son absence de coopération avec la justice, ces derniers ont renoncé à assurer sa défense. A l’isolement dans sa cellule, à Fleury-Mérogis, au sud de Paris, placé sous vidéosurveillance vingt-quatre heures sur vingt-quatre, il serait, selon eux, en train de  » se transformer en bête sauvage « . Le 16 octobre dernier, son frère Mohamed lui demande à son tour publiquement de s’exprimer :  » Je veux savoir quel est son degré d’implication, ce qu’il a fait exactement, ce qu’il s’est passé avant et après.  » Des questions qui hantent depuis près d’un an les proches des 130 morts et des 413 blessés causés par l’attentat le plus meurtrier jamais commis en France. Une seule fois, Salah Abdeslam a fait mine de s’expliquer. Le 19 mars 2016, le lendemain de son arrestation, il est entendu par les enquêteurs belges. Le logisticien présumé des attaques du 13 novembre, de nationalité française, reconnaît avoir  » loué des voitures et des hôtels  » et avoir déposé trois kamikazes au Stade de France. Mais il minimise ses responsabilités et se défausse sur son frère aîné, Brahim, qui s’est fait exploser dans une brasserie du boulevard Voltaire, et sur Abdelhamid Abaaoud, qu’il prétend ne pas connaître. Abaaoud, djihadiste revenu de Syrie, tué le 18 novembre lors de l’assaut du Raid à Saint-Denis, est pourtant son ami de longue date. Cet ancien délinquant multirécidiviste âgé de 28 ans est surtout le coordinateur des attentats. Enfin, Salah Abdeslam affirme aux policiers avoir renoncé à  » se faire sauter « . Depuis ce jour, plus un mot.

Le GPS de la Clio conduite par Abdeslam le 13 novembre 2015 retrace son itinéraire. La dernière destination programmée, place de la République, à Paris, reste une énigme : il a finalement abandonné son véhicule dans le XVIIIe arrondissement.
Le GPS de la Clio conduite par Abdeslam le 13 novembre 2015 retrace son itinéraire. La dernière destination programmée, place de la République, à Paris, reste une énigme : il a finalement abandonné son véhicule dans le XVIIIe arrondissement.© SDP

Il est aujourd’hui possible d’apporter de nouvelles précisions sur le rôle exact joué par Salah Abdeslam, sur son implication dans la préparation des tueries, ainsi que sur son improbable cavale, durant quatre mois, à Bruxelles. Les nombreux documents judiciaires consultés par Le Vif/L’Express brossent un portrait glaçant : celui d’un petit voyou  » addict  » au jeu et au cannabis, menant la belle vie, tandis qu’il rassemble minutieusement toutes les pièces d’une machine infernale pilotée de la Syrie par l’organisation Etat islamique (Daech). Au fil de l’enquête colossale menée par les justices belge et française, son nom apparaît à toutes les étapes : convoyage des djihadistes envoyés par Daech, brassage de milliers d’euros en espèces, achat des produits nécessaires à la fabrication des explosifs, réservations d’appartements, etc.

Durant les mois précédant les attentats, le beau gosse de Molenbeek, 26 ans, cheveux gominés et fringues à la mode, a savamment brouillé les pistes. Déjà connu de la police pour  » détention de drogue « ,  » coups et blessures volontaires  » ou  » vol qualifié « , il est suspecté, à partir de février 2015, de s’être radicalisé et d’être  » susceptible de partir en Syrie « . Salah Abdeslam est interrogé, comme son frère Brahim, au commissariat de Molenbeek. Finalement, la section antiterroriste estime que Salah ne présente aucun signe extérieur de radicalisation : il ne fait pas l’objet d’un signalement aux services spécialisés. Pourtant, sa petite amie, Yasmina, auditionnée par la police trois jours après les attentats, révélera que Salah lui avait confié,  » un an auparavant « , qu’il  » voulait aller (en Syrie), en décembre 2014 environ « . Mais, à ce moment-là, elle-même ne le prend pas au sérieux…

Durant les jours qui suivent les attentats, la présence d’Abdeslam dans des casinos bruxellois est décelée à huit reprises

L’implication d’Abdeslam dans un projet d’attentat remonte à la première quinzaine du mois de janvier 2015. Il vient de renouer un contact téléphonique avec son copain Abaaoud. Ce dernier se trouve alors en Grèce, d’où il téléguide la cellule terroriste de Verviers. Ce groupe est démantelé le 15 janvier 2015, mais Abaaoud a d’autres idées macabres en tête. Salah va en devenir la cheville ouvrière. Les choses concrètes commencent le 31 juillet suivant. Au volant d’une Renault Megane de location, il quitte Bruxelles. Direction : le sud de l’Italie. Contrôlé en possession de 1 gramme de cannabis par les douaniers français dans le Haut-Rhin, il peut poursuivre sa route et arrive à Bari le lendemain. De là, il embarque sur un ferry en direction de Patras (Grèce), où il retrouve un pote de Molenbeek : Ahmed Dahmani. Les deux hommes sont contrôlés quatre jours plus tard, juste avant leur traversée de retour vers Bari. Le 14 novembre 2015, au lendemain des attentats de Paris, Dahmani s’enfuira par avion vers Antalya (Turquie). Arrêté, il a depuis été entendu en mai dernier, selon nos informations, par les juges français. Cet homme est fortement suspecté d’avoir servi de passeur aux djihadistes envoyés par Daech pour frapper le 13 novembre.

Dans les mois qui précèdent les attentats de Paris, Abdeslam dispose d'une fausse carte d'identité belge où il apparaît grossièrement grimé.
Dans les mois qui précèdent les attentats de Paris, Abdeslam dispose d’une fausse carte d’identité belge où il apparaît grossièrement grimé.© SDP

De retour à Bruxelles, Salah Abdeslam retire 2 500 euros en liquide les 7 et 8 août. Il jongle aussi entre ses nombreux téléphones portables, dont il change les puces presque chaque semaine. A trois autres reprises, le logisticien sillonne l’Europe. Le 8 septembre, dans la soirée, il prend la route de Budapest (Hongrie), à bord d’une Mercedes C200. Le lendemain midi, il récupère, à la gare de Budapest-Keleti, deux hommes arrivés de Syrie. Il leur remet de fausses cartes d’identité belges. Le premier, Mohamed Belkaïd, 35 ans, algérien, est un djihadiste endurci, blessé au combat dans les rangs de l’Etat islamique. En contact téléphonique avec le commando le 13 novembre au soir, Belkaïd sera finalement abattu le 15 mars 2016 par la police dans un appartement, à Forest, lors d’une fusillade destinée à couvrir la fuite de Salah Abdeslam. Le second homme, Najim Laachraoui, est originaire de Molenbeek. Il sera l’artificier des attaques de Paris, avant de se faire exploser, le 22 mars 2016, lors de l’attentat de l’aéroport de Zaventem.

De Budapest à Amiens, des missions soigneusement espacées

14 septembre 2015 : retour à la gare de Budapest. Cette fois, Abdeslam prend en charge deux faux migrants syriens. Il les conduit jusqu’à Charleroi, dans l’un des appartements  » conspiratifs  » du groupe. Ces hommes sont deux des trois futurs kamikazes du Stade de France. Le 2 octobre, enfin, Abdeslam fonce vers Ulm (Allemagne). Arrivé à destination à 3 h 30 du matin, il récupère dans un hôtel Ibis Sofiane Ayari, djihadiste tunisien également porteur d’un passeport syrien falsifié. Ayari et Salah Abdeslam seront arrêtés ensemble, en mars 2016.

En attendant, le logisticien prend soin d’espacer ses missions. Le 4 septembre, il achète une télécommande de mise à feu et douze boîtiers récepteurs dans un magasin de pyrotechnie, à Saint-Ouen-l’Aumône (Val-d’Oise, au sud de Paris). Montant de l’achat : 390 euros en espèces. Le 8 octobre, Salah, décidément l’homme à tout faire, déboule dans un magasin spécialisé dans l’entretien des piscines et le matériel d’arrosage, près d’Amiens (Somme, dans le nord de la France). Là, il se procure 5 kilos d’hypochlorite de sodium, un désinfectant voisin de l’eau de Javel. Quarante-cinq minutes plus tard, on le retrouve dans un autre magasin de la même enseigne, à Beauvais. Pour 70 euros, il achète 15 litres d’eau oxygénée. En mélangeant ces deux produits, il est possible de fabriquer 10 kilos de TATP, l’explosif utilisé le 13 novembre. Cette quantité correspond à ce que contenaient les huit ceintures explosives destinées aux attentats…

Les enquêteurs ont acquis la conviction que Salah Abdeslam a été le logisticien des attentats de Paris le 13 novembre 2015.
Les enquêteurs ont acquis la conviction que Salah Abdeslam a été le logisticien des attentats de Paris le 13 novembre 2015.© CHRISTIAN HARTMANN/REUTERS

Entre deux équipées routières, Salah Abdeslam passe beaucoup de temps aux Béguines, le bar tenu par son frère Brahim à Molenbeek. Les joints et les vidéos morbides de Daech y tournent en boucle. Salah appelle souvent Ali O., un copain, pour qu’il vienne jouer aux échecs avec lui. Interrogé par les policiers, le 14 décembre 2015, Ali évoque le comportement du cadet durant les mois précédents :  » J’ai remarqué un changement. […] Salah était devenu plus radical dans ses paroles et son frère Brahim se disputait avec lui parce qu’ils n’étaient pas sur la même longueur d’onde.  »

Curieux djihadiste que Salah Abdeslam. Il va danser tous les week-ends au Sphinx et au Planet, à deux pas de la Grand-Place de Bruxelles. Dragueur, c’est aussi un joueur invétéré. Il est repéré près de 170 fois dans des petits casinos, tentant sa chance au poker et aux machines à sous, entre janvier 2012 et le 8 novembre 2015, soit cinq jours avant les attentats. Mais il y a plus incroyable encore : Le Vif/L’Express est en mesure de révéler que la présence de Salah Abdeslam a été repérée à huit reprises, via son compte d’accès, dans cinq cercles de jeux bruxellois différents, entre les… 16 et 22 novembre 2015. Neuf jours après les massacres de Paris… Durant cette période, le djihadiste est recherché par toutes les polices du monde. S’est-il grimé avec une perruque et de grosses lunettes, comme sur sa fausse carte d’identité belge, dont les policiers ont retrouvé la trace le mois précédent ? Mystère.

Dans le magasin de pyrotechnie où il achète du matériel le 4 septembre 2015, il est contraint de laisser une photocopie de son permis de conduire.
Dans le magasin de pyrotechnie où il achète du matériel le 4 septembre 2015, il est contraint de laisser une photocopie de son permis de conduire.© SDP

L’itinéraire d’Abdeslam, les 13 et 14 novembre, est connu. A quelques détails près. Après avoir quitté un appartement loué à Bobigny (Seine-Saint-Denis, au nord-est de Paris), il dépose en voiture les trois kamikazes aux abords du Stade de France. Ces derniers se font exploser entre 21 h 20 et 21 h 53. Une demi-heure plus tard, le  » rescapé  » gare sa Renault Clio noire dans le XVIIIe arrondissement de Paris. Curieusement, l’examen du GPS de l’automobile montre que la dernière destination affichée était la place de la République. Pourquoi Salah Abdeslam prévoyait-il de s’y rendre ? Une énigme. Finalement, après avoir abandonné la Clio, il se rend dans le sud de la capitale, vraisemblablement en taxi, par le périphérique. Appelés à la rescousse, deux de ses copains de Molenbeek, Mohamed Amri et Hamza Attou, viennent le récupérer à 5 h 30, à Châtillon (à l’ouest de Paris), puis le ramènent à Bruxelles. Débute alors une invraisemblable cavale. Durant cent vingt-cinq jours, l’ennemi public n° 1 se cache dans l’agglomération bruxelloise. A quelques centaines de mètres à peine du domicile de ses parents. Salah Abdeslam se réfugie d’abord dans une planque, à Schaerbeek, en compagnie de Mohamed Belkaïd et de Sofiane Ayari, deux des djihadistes purs et durs du groupe. Il affirmera pourtant par la suite n’avoir jamais connu l’identité ni le véritable rôle de ces deux hommes, qu’il était lui-même allé chercher en Hongrie et en Allemagne…

 » Il nous a expliqué que son détonateur n’avait pas fonctionné  »

La traque, émaillée de ratés improbables et de coups de malchance, est intense. Le 22 novembre, la police belge perquisitionne le domicile d’Abid Aberkan, cousin des frères Abdeslam et  » 3e top contact téléphonique  » du fugitif. En vain. Le 16 décembre suivant, les forces de l’ordre acquièrent la conviction que Salah Abdeslam  » se trouverait actuellement en Belgique « . Un rapport spécifie qu’il  » se cacherait plus précisément à la limite des communes de Laeken et de Schaerbeek  » et qu’il  » se ferait aider par des « frères » de Molenbeek « . Quand les policiers découvrent un appartement  » conspiratif  » à Schaerbeek, l’oiseau s’est déjà envolé. Il a trouvé refuge dans une autre planque, à Forest, toujours avec ses deux compagnons de clandestinité. Là, il parviendra à s’enfuir une dernière fois, le 15 mars 2016, lors d’une nouvelle intervention policière. Trois jours plus tard, Salah Abdeslam, aux abois, est débusqué dans la cave de la mère d’Abid Aberkane, son cousin, à Molenbeek.

Le 11 novembre 2015, il est filmé dans une station service de l'Oise avec Mohammed Abrini, également arrêté en mars dernier.
Le 11 novembre 2015, il est filmé dans une station service de l’Oise avec Mohammed Abrini, également arrêté en mars dernier.© AFP

Incarcéré durant cinq semaines à la prison de Namur, Abdeslam est extradé par hélicoptère le 27 avril suivant vers la France. Après avoir été examiné par un médecin, le prévenu est présenté à un juge antiterroriste dans l’après-midi. Il lâche :  » Je veux garder le silence. Je suis fatigué, on m’a pris depuis 5 ou 6 heures du matin. Je m’exprimerai ultérieurement.  » Parole jamais tenue : lors de ses trois auditions suivantes, il n’a plus décroché un mot susceptible de faire progresser la vérité. Salah Abdeslam s’était montré plus loquace, au matin du 14 novembre 2015, alors que Mohamed Amri et Hamza Attou l’exfiltraient de Paris en voiture. Entendu pour la seconde fois par les enquêteurs belges, le 18 février 2016, Amri leur fait cette déclaration :  » Salah nous a dit qu’il avait jeté un gilet d’explosif avant de nous rejoindre à la voiture. […] Il a dit qu’ils étaient venus à dix pour commettre des attentats et qu’ils se sont dit « au revoir » avant de passer à l’acte. […] Il nous a expliqué que son détonateur n’avait pas fonctionné et qu’il voulait mourir.  » Des propos aux antipodes de ce qu’Abdeslam avait déclaré à la police au lendemain de son arrestation. Voilà probablement l’une des raisons de son mutisme.

Une alerte dès juin 2015

« J’ai des informations pour empêcher des attentats en Belgique et en France. » La phrase fait d’autant plus froid dans le dos qu’elle a été prononcée presque cinq mois avant les tueries de Paris. Très exactement le 25 juin 2015. Ce jour-là, un officier de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) française interroge pour la deuxième fois un djihadiste français revenu de Syrie, arrêté deux jours plus tôt. L’homme, un converti, précise qu’il a fait la connaissance, en 2014, à Raqqa (Syrie), d’Abdelhamid Abaaoud, alias Abou Omar al-Belgiki,

le futur coordinateur du massacre du 13 novembre. « Je sais aussi qu’il y a un Belge d’origine marocaine, qui se trouve en Syrie, qui est volontaire pour faire un attentat en Belgique. Je le connais, mais je ne vous en dirai pas plus pour l’instant », poursuit le repenti, qui demande des garanties. « Il a donné un dossier à Abou Omar pour faire (cette) attaque. » Les informations restent mystérieuses, fragmentaires, voire erronées : « Abou Omar ne reviendra pas en Europe, car il est fiché », estime-t-il. Le 19 novembre 2015, le Français est de nouveau interrogé. Il ajoute avoir connu Samy Amimour, l’un des trois kamikazes du Bataclan, toujours à Raqqa, six mois plus tôt. Quant à Abdelhamid Abaaoud, « il est possible qu’il soit de retour en Europe ». Exact, mais ce dernier a été tué la veille, lors de l’assaut du Raid à Saint-Denis…

Par Boris Thiolay.

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