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Les dernières semaines de l’agent secret Litvinenko, empoisonné au polonium

Le Vif

Sept ans après la mort d’Alexandre Litvinenko, ex-officier des services secrets russes, empoisonné à Londres par une substance radioactive, sa veuve attend toujours le procès des principaux suspects, que Moscou refuse d’extrader. Pour LeVif.be, elle revient sur les trois dernières semaines, terrifiantes, passées auprès de l’homme qu’elle aimait tant.

Chaque année, l’automne est une saison douloureuse pour Marina Litvinenko, et la grisaille londonienne n’y est pour rien. Le 23 novembre, cette femme aux yeux bleus et au regard mélancolique commémorera pour la septième fois la disparition de son mari, Alexandre Litvinenko, dissident et ancien agent du FSB, les services secrets russes, empoisonné au polonium 210, une substance radioactive, alors qu’il vivait en exil dans la capitale britannique. L’enquête de Scotland Yard, accablante pour la Russie, n’a débouché sur rien : Moscou a refusé, en 2007, l’extradition du principal suspect, Andreï Lougovoï, ex-officier des services secrets devenu député à la Douma (Parlement).
Exaspérée par cette paralysie juridique, Marina Litvinenko a déclenché, en 2011, un « public inquest », enquête publique similaire à celle consacrée à Lady Diana plus de dix ans après sa mort. Cette instance permet de révéler au grand jour tous les éléments d’un dossier et d’auditionner les témoins d’une affaire, en présence ou non de l’accusé. Initialement programmée pour le 2 octobre 2013, l’ouverture de l’enquête publique sur les circonstances de la mort d’Alexandre Litvinenko a finalement été repoussée sine die, le ministre des Affaires étrangères, William Hague, jugeant la procédure coûteuse et délicate, du point de vue diplomatique, au regard des relations entre Londres et Moscou. Plus que jamais, l’affaire semble enlisée dans les sables de la raison d’Etat.

A Londres, où elle vit toujours avec son fils, aujourd’hui âgé de 19 ans, Marina Litvinenko a accepté de raconter les derniers jours de « Sacha », le diminutif de son mari adoré.

Trois semaines d’agonie

« Dans la nuit du 1er au 2 novembre 2006 – il devait être 3 heures du matin -, Sacha s’est soudain senti très mal, avec des maux de ventre insoutenables. Sa température a brutalement chuté et son corps s’est refroidi. Sans doute soupçonnait-il déjà quelque chose : il a avalé trois litres d’eau et s’est fait vomir plusieurs fois, afin de nettoyer son estomac… Une heure plus tard, je me suis rendormie mais, au petit matin, il m’a dit qu’il n’avait pas fermé l’oeil.

« Mon mari a passé les vingt-quatre heures suivantes allongé. La deuxième nuit, blême et grelottant, il m’a demandé d’appeler une ambulance : ‘Je n’en peux plus.’ Pendant que notre fils, Anatoli, alors âgé de 12 ans, dormait profondément dans sa chambre, deux infirmières sont venues à la maison. Elles ont vérifié la pression artérielle de Sacha et pris sa température, laquelle était descendue en dessous de 36 degrés. ‘Une gastro, ont-elles déclaré. Inutile de vous transférer à l’hôpital : là-bas, tous les patients ont la grippe et ils risqueraient de vous transmettre leur virus.’ L’ambulance est repartie dans la nuit. « Le lendemain matin, Sacha a été pris de diarrhées sanglantes. Dans l’après-midi, il a enfin été admis à l’hôpital Barnet, au nord de Londres. Il pouvait tout juste se tenir debout et marcher : lui qui était si sportif et vigoureux, voilà qu’il se traînait comme un invalide. Je n’y comprenais rien. Au service des urgences, les médecins ont demandé à Sacha ce qu’il avait mangé avant le déclenchement des premiers symptômes. Lorsqu’ils ont appris qu’il avait déjeuné dans un restaurant japonais, ils ont crié Eurêka ! : ‘C’est la bactérie E.coli! Un mauvais sushi aura déréglé votre flore intestinale.’ Le médecin de garde a prescrit des antibiotiques.

« Ce docteur ne pouvait pas imaginer que le destin de Sacha avait été scellé quelques heures après avoir mangé des sushis, lors d’un rendez-vous au bar de l’hôtel Millennium, dans le quartier huppé de Mayfair. A l’heure du thé, il y avait rencontré deux hommes d’affaires russes : Andreï Lougovoï et Dmitri Kovtoun. Tous les trois avaient déjà discuté, à deux reprises, de créer une société spécialisée dans la protection des personnalités. C’est à ce momentlà que du polonium 210 a été versé dans sa tasse de thé.
« Sur son lit d’hôpital, Sacha a très vite évoqué la possibilité d’un empoisonnement. Son état lui rappelait ce qu’il avait étudié, plusieurs années auparavant, à l’école du KGB. J’ai demandé aux médecins des analyses toxicologiques, afin de déterminer si Sacha avait pu être empoisonné, mais ils m’ont regardée comme si j’étais folle à lier. Alors que les médecins insistaient sur la responsabilité de la bactérie E.coli, Sacha, déjà très las, a lâché avec ironie une phrase que je n’oublierai jamais : ‘Cette bactérie a certainement un grade de colonel.’
 » Par la suite, constatant la dégradation de sa santé, les docteurs se sont mis en tête qu’il réagissait mal aux antibiotiques…

Le treizième jour, son état s’est brusquement dégradé : dans la nuit, il a perdu tous ses cheveux en l’espace de quelques heures. Le choc a été terrible; au matin, il avait entièrement changé d’apparence. Ses muqueuses s’étaient encore détériorées, au point qu’il ne pouvait plus rien boire. Un professeur de cancérologie est arrivé pour constater, médusé, que Sacha présentait tous les effets secondaires d’une chimiothérapie… sans jamais en avoir subi aucune! L’empoisonnement dont j’essayais de convaincre le corps médical depuis plusieurs jours était désormais incontestable. Des analyses ont enfin été lancées. Sacha parlait avec grande difficulté. Il m’a demandé : ‘Tu crois que je pourrai à nouveau courir?’  » Le voir chaque jour davantage diminué était pénible. C’était comme s’il s’éloignait un peu plus, au fil du temps. Mais je gardais espoir : jusqu’au bout, je n’ai jamais imaginé qu’il mourrait. Je me disais : ‘On a touché le fond, on va rebondir.’

« Vendredi 17, les résultats des analyses sont tombés. Les médecins avaient trouvé dans son sang des traces de thallium, un métal lourd hautement toxique et interdit au Royaume-Uni. A partir de ce moment-là, les enquêteurs de Scotland Yard sont entrés dans la danse. Sacha a été transféré immédiatement dans l’un des meilleurs hôpitaux du royaume, l’University College Hospital [UCH], dans le centre de Londres, où les médecins disaient disposer de l’antidote qui allait sauver la vie de Sacha. Enfin! J’étais très soulagée et Sacha, lui, m’a promis que nous ferions ensemble un jogging en forêt, après son rétablissement. Hélas, trois jours plus tard, un médecin nous a appris la mauvaise nouvelle : ‘Ce n’est pas du thallium. La moelle osseuse du patient est détruite, tandis que ses muscles sont en bon état. Si son corps contenait du thallium, ce serait l’inverse.’ Les toxicologues étaient complètement perdus, d’autant qu’ils avaient déjà vérifié que Sacha n’avait été soumis à aucune substance radioactive. A deux reprises, le résultat avait été négatif.

 » Papa ressemble à un jouet en plastique  »

« Puis quelqu’un s’est souvenu que le matériel des hôpitaux permet seulement de mesurer les rayons gamma, et non les rayons alpha, à faible teneur énergétique. Voilà comment une nouvelle série de recherches toxicologiques a abouti, quelques heures après la mort de Sacha, à la découverte du polonium 210.
« Dehors, il y avait une dizaine d’équipes de télévision et une cinquantaine de reporters. Sur les conseils d’un ami, Sacha a accepté de se laisser photographier, afin de donner un impact maximal à l’accusation qu’il allait lancer au monde contre les services secrets russes. Mais, d’abord, il a demandé à se regarder dans un miroir… Puis il a rédigé cette lettre où il accuse Poutine. Epuisé, il parvenait à peine à parler. Ce soir-là – le 20 novembre, je crois -, il a juste eu la force de me demander de rester. J’ai répondu : ‘Je ne peux pas, chéri. Je dois m’occuper de notre fils.’ Avant de partir, je lui ai dit : ‘Je t’aime tant.’ Il m’a répondu : ‘Ça fait du bien que tu me dises cela. Cela fait longtemps que l’on ne se l’était pas dit…’ A peine avais-je quitté la pièce que je me suis effondrée en larmes.

« Le 21, Sacha a fait son premier accident vasculaire. Le même jour, plusieurs députés de la Douma ont affirmé, de manière absurde, que Boris Berezovski [un oligarque exilé à Londres, mort mystérieusement en 2012] et Akhmed Zakaïev [un leader tchétchène, également réfugié à Londres] étaient responsables de l’empoisonnement de Litvinenko. Le lendemain, Sacha a consacré ses dernières forces à parler à la presse. Maintenant, il ressemblait à un septuagénaire décharné. Cela faisait trois semaines qu’il n’avait pas pu ingurgiter le moindre aliment.

« Son père, arrivé de Russie, s’est rendu à son chevet. Le 22 au soir, Sacha s’est soudain réveillé. Je lui ai dit : ‘Je rentre à la maison, chéri. Je reviens demain matin.’ Il m’a regardée et m’a dit : ‘Marina, je t’aime tant.’ C’est la dernière chose qu’il m’a dite… Son père l’a accompagné toute la nuit. Lorsque je suis arrivée le lendemain matin, j’étais accompagnée de notre fils, Anatoli. Les médecins m’ont prise à part pour m’annoncer la nouvelle. J’ai demandé à Anatoli s’il voulait voir son père une dernière fois. Il m’a dit oui. Avec ses mots d’enfant, il m’a dit ensuite : ‘Papa ressemble à un jouet en plastique.’ Jusqu’à ce jour, j’ignore si j’ai eu raison de le laisser voir son père sur son lit de mort.

« Quelques heures plus tard, alors que j’étais rentrée dans notre appartement, les hommes de Scotland Yard sont venus me révéler que Sacha avait ingurgité du polonium 210, une substance très radioactive et produite surtout en Russie. Avec une célérité remarquable, les enquêteurs en ont retrouvé des traces partout où Lougovoï et Kovtoun étaient passés : dans les avions et les taxis qu’ils avaient empruntés, dans leur chambre d’hôtel et, bien sûr, au bar de l’hôtel Millennium. A Londres, Sacha était devenu un dissident très en vue. Aux yeux du pouvoir russe, c’était un homme à abattre.

« Laissez-moi vous raconter les circonstances qui ont amené un honnête officier du FSB, comme Sacha, à acquérir un tel statut. Pour cela, il faut remonter à notre première rencontre. C’était en 1993, une époque très troublée en Russie, où les mafias gagnaient du terrain partout. Il enquêtait alors sur une affaire concernant un couple d’amis, Helena et Sergueï, victimes de racket. Sacha avait sympathisé avec eux et, le jour de mon anniversaire, ces amis sont arrivés chez moi avec leur protecteur, sans se douter qu’ils m’apportaient le plus beau des cadeaux. Chaleureux, drôle, attentionné, sportif, Sacha était aussi bel homme. Surtout, il ne buvait pas d’alcool et ne fumait pas. Un oiseau rare, en Russie !

« On s’est revus et il m’a fait la cour avec une détermination irrésistible. Comme lui, j’étais divorcée. C’est lui qui a insisté pour que nous nous mariions. ‘Donne-moi une seule bonne raison pour que nous ne le fassions pas’, disait-il. Peu après, j’étais enceinte. Il était heureux : ‘Ainsi, je suis certain que tu ne me quitteras pas.’
« Epouser un officier du FSB n’a rien d’anodin. Son travail était prenant, mais il l’adorait. A l’époque, il était rattaché à la section d’enquête contre les crimes économiques : il s’agissait de traquer la corruption au plus haut niveau.

« En 1997, il a été muté dans une nouvelle unité, très secrète. J’ai compris qu’il s’y passait des choses bizarres, avec des modes opératoires extralégaux. Peu avant Noël, je l’ai vu très perturbé. Il avait eu vent d’un complot qui se tramait contre Boris Berezovski, banquier très en vue proche du ‘clan Eltsine’, alors au pouvoir.
« Ecoutant son sens du devoir, Sacha est allé prévenir Berezovski. Comme celui-ci était incrédule, Sacha est revenu avec deux autres officiers, qui ont confirmé ses dires. Berezovski a prévenu l’administration du Kremlin, qui a ordonné une enquête interne. Avec le recul, nous avons compris que celle-ci avait été confiée aux auteurs du complot, au sein du FSB!

« A cette même époque, un article hostile à Sacha est paru dans un quotidien, Mosvokovski Komsomolets. Puis, en juillet 1998, le directeur du FSB, démissionnaire, a été remplacé par un homme dont personne n’avait entendu parler : Vladimir Poutine. ‘Je ne le connais pas, m’a dit Sacha. Mais j’ai l’impression que ce sera une bonne chose pour le FSB.’ Peu de temps après, Sacha a obtenu un rendezvous avec ce nouveau patron, afin de lui expliquer ce qu’il avait découvert. ‘J’ai l’impression que Poutine n’a pas envie de savoir, m’a confié Sacha. C’est bizarre, car Berezovski et lui sont amis, me semble-t-il.’

« Le 18 novembre, Sacha et cinq autres officiers ont organisé une conférence de presse pour que la vérité éclate : ‘D’une organisation qui protégeait les gens, le FSB est devenu une organisation dont il faut se protéger.’ Ce fut un coup de tonnerre. Lors de sa première interview, Poutine a déclaré : ‘Ces dénonciateurs sont des délinquants et des criminels, qui tentent de se protéger en accusant les autres.’

 » Le 25 mars 1999, Sacha a été écroué à la prison de Lefortovo. Moi, j’expliquais à notre fils de 5 ans que son papa était en voyages d’affaires… Libéré après neuf mois de détention préventive, Sacha faisait l’objet d’une filature constante. Notre appartement a été perquisitionné, et un autre procès se profilait. Persuadé que, cette fois, il ne sortirait pas vivant de cette affaire, Sacha a organisé notre fuite, sans me prévenir ni rien laisser transparaître.

C’est un citoyen britannique qui a été assassiné

« A l’automne 2000, il est parti dans le Caucase. Quarantehuit heures plus tard, un ami m’a fait savoir que je devais me procurer un nouveau téléphone portable. Le lendemain, mon appareil a sonné. C’était Sacha. ‘Achète un billet d’avion et pars en Espagne avec Tolik’ – c’est le surnom de notre fils. Du jour au lendemain, je me suis retrouvée en vacances forcées à Marbella, au lieu d’accompagner chaque matin notre garçon à la maternelle. Au téléphone, Sacha m’a annoncé qu’il était en Géorgie et que je devais me rendre à l’aéroport de Malaga, pour embarquer dans un jet privé affrété par Boris Berezovski, qui m’emmènerait en Turquie. « A Ankara, Sacha s’est présenté à l’ambassade des Etats-Unis, qui n’était pas prête à l’aider : pour les Américains, il était un trop petit poisson et ne détenait aucun secret susceptible de les intéresser.

Après avoir envisagé d’aller en France – c’était trop compliqué-, nous avons eu l’idée d’acheter des billets pour Moscou via Londres. Dans la zone de transit de l’aéroport de Heathrow, Sacha a interpellé le premier policier en uniforme : ‘Bonjour, sir ! Je suis un officier russe et je demande l’asile politique.’ Après cinq heures d’interrogatoire, un saufconduit nous a été délivré. C’était le 1er novembre 2000, soit six ans jour pour jour avant l’empoisonnement de Sacha.

« Les débuts à Londres ont été assez difficiles. Boris Berezovski, qui s’était enfui de Russie à la même époque, nous aidait financièrement. Sacha est rapidement devenu le dissident le plus en vue, multipliant interviews et déclarations contre le système Poutine. Cependant, peu à peu, les choses se sont normalisées et une nouvelle identité nous a même été attribuée. Désormais, nous étions la famille Carter : Edwin, Maria et Anthony. Je donnais des cours de danse pour enfants et adultes, Sacha s’apprêtait à devenir consultant en sécurité rapprochée et notre fils était un parfait school boy britannique.

« A l’été 2006, cependant, les députés de la Douma ont adopté une loi, passée inaperçue en Occident. En pratique, elle autorisait le FSB à éliminer, même à l’étranger, tout opposant ou terroriste présumé dangereux pour les intérêts de la nation. Selon la rumeur, une liste noire des ‘ennemis de la Russie’ circulait à Moscou.

Evidemment, le nom de Sacha y figurait en bonne place, ainsi que ceux de Boris Berezovski et d’Akhmed Zakaïev, le leader tchétchène, également réfugié à Londres, sans oublier Anna Politkovskaïa, journaliste. Quelques mois plus tard, le 7 octobre, cette dernière était exécutée au pied de son immeuble, à Moscou. Pour Sacha, qui la connaissait bien et l’avait suppliée de quitter la Russie, sa mort fut un choc. Six jours plus tard, toutefois, nous avons reçu la citoyenneté britannique : une sorte de protection, aux yeux de mon mari. Le 1er novembre 2006, à l’heure du thé, c’est un sujet de Sa Majesté que ses ennemis ont assassiné.

« Aujourd’hui, sept années ont passé. Cinq ans durant, Scotland Yard et les autorités m’ont demandé de faire preuve de patience, le temps de constituer un dossier d’accusation. Et c’est vrai qu’il semble extrêmement solide. Pour autant, la demande d’extradition d’Andreï Lougovoï, aujourd’hui député à la Douma et protégé par son immunité parlementaire, n’a pas abouti. En fait, aucune action en justice n’a abouti dans cette affaire. Voilà pourquoi j’ai demandé en 2011, conformément à mes droits, que soit lancée une enquête publique, similaire à celle réclamée et obtenue par le beau-père de Lady Diana après la mort de celle-ci. Si tous les éléments du dossier étaient portés à la connaissance du grand public, je pourrais enfin tourner la page. J’en ai l’obligation morale. Sacha a tout fait pour nous protéger, moi et notre fils. Maintenant, c’est à moi de protéger sa mémoire. »
Par Axel Gyldén

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