Le Rêve, Henri Rousseau, 1910. © dr

Les dernières oeuvres des artistes : Le Rêve de Henri Rousseau

Parfois, un artiste sait qu’il réalise sa toute dernière oeuvre: « testament » ou apothéose de son talent. A l’inverse, d’autres n’ayant pas vu la mort venir, leur dernière oeuvre ne l’est que par accident. Mais dans certaines d’entre elles, un oeil averti décèle un étrange caractère prophétique. Le Vif/L’Express revient sur l’été sur un dernier tableau, un dernier livre, un dernier film… Une ultime création qui, tel un petit coffre secret qui s’ouvre, révèle avant tout l’âme de l’artiste. Que ses opus avaient jusque-là) parfois gardée sous clé.

C’est une femme nue et allongée. Une odalisque d’un nouveau genre, pas celle qui pose alanguie sur une méridienne dans un salon parisien, mais bien une jolie Polonaise, Yadwigha, que Rousseau a installée au beau milieu de cette jungle verdoyante. D’elle on ne sait pas grand-chose. Le peintre n’en dira jamais rien, tout au plus couchera-t-il quelques vers pour accompagner ce dernier tableau. De l’avis de ses amis, une chose est pourtant sûre : elle, au moins, elle ne l’aura jamais fait souffrir. Pas comme les autres. Pas comme cette mégère aux pieds de laquelle se traîne Henri depuis plus d’une année.

Ce n’est pourtant ni une nymphe, ni une gazelle. Pas de démon de midi : le douanier s’est épris d’une vieille fille, employée aux grands magasins de l’Economie ménagère. A 54 ans, Eugénie-Léonie vit chez ses parents, des gens un peu rustres qui regardent d’un drôle d’oeil ce vieux peintre qui amène lui-même ses tableaux chez ses quelques clients.  » Un raté de première « , pensent-ils, sans pour autant dédaigner les nombreux cadeaux qu’Henri – qui n’a jamais eu le sou – se saigne pour combler sa belle. Pour elle, il traverse Paris à pied, tous les jours. Pour lui offrir un déjeuner, à midi, à l’heure de sa pause, juste à côté du Grand Bazar, non loin du Grand Marché. Quand il ne dort pas le soir sur le palier d’Eugénie, il lui écrit de longues lettres dans lesquelles il la conjure d’être moins cruelle et d’accepter de s’unir à lui.

Henri
Henri  » Douanier  » Rousseau, en 1902.© belgaimage

Un jour, de guerre lasse, elle accepte de publier les bans mais, le jour venu, ne se présentera pas devant Monsieur le maire. Rousseau insiste, espère et persévère, de la même manière qu’il le faisait pour sa peinture. Car si tous les critiques, amateurs ou marchands riaient de lui –  » Grotesque, d’une naïveté à faire pleurer, un ignorant sans talent, un peintre qui peint comme un enfant aveugle de 10 ans, si vous voulez rire, n’oubliez pas d’aller observer les tableaux de Rousseau au Salon des indépendants  » -, Henri a tenu bon. Vingt années de critiques virulentes qui jamais n’auront ébranlé la foi qu’il portait en lui-même.

Enfant rejeté et sale fantôme

Il faut dire que c’est un original. Né à Laval, dans une famille qui perd tout dans la faillite de son commerce, Henri n’a pas pu faire d’études – qui plus est, il se révèle un élève médiocre et sans talent particulier. Jeune, il travaille pour subvenir aux besoins de cette tribu de cinq gosses. Il passe son enfance à souffrir de la préférence de sa mère pour son frère, préférence qui se cristallise quand elle décide d’abandonner Henri dans un pensionnat, gardant les autres enfants auprès d’elle. Premier job : commis chez un avoué. Rousseau se fait rapidement renvoyer pour avoir volé 10 francs dans la caisse alors que ses collègues en chapardaient allègrement le double ou le triple sans jamais en avoir été inquiétés. Mais c’est lui, le naïf un peu suiveur qui se fait prendre pour tous les autres, écopant au passage d’une peine d’un mois de prison. Pour échapper à la condamnation, il s’enrôle à l’armée, pour sept ans. C’est là, semble-t-il qu’il noue ses uniques contacts avec l’étranger et le Mexique. Car si Rousseau peint le premier ces jungles luxuriantes et ses animaux exotiques, du monde il ne connaîtra jamais que la France et le Jardin des plantes à Paris. Même s’il se plut à prétendre avoir participé à la campagne de soutien de l’empereur Maximilien au Mexique. Du Nouveau Monde, il ne connaissait que les souvenirs de ces combattants, retournés ensuite au pays, la mine plutôt basse et le corps mutilé.

Devenu soutien de famille à la mort de son père, Rousseau quitte l’armée et devient gabelou à l’octroi de Paris, un job de contrôleur des entrées et des sorties de marchandises aux portes de la ville. Gabelou, ce n’est pas l’intellectuel du bureau, juste le pauvre hère qui court sur les quais pour surveiller les arrivées. Ses collègues le méprisent et s’amusent à lui jouer des tours. C’est qu’Henri est persuadé que les fantômes vivent tout autour de lui, et qu’un spectre en particulier s’est collé à lui pour mieux le harceler. Parfois d’ailleurs, il s’empare d’un fusil pour faire la peau à ce fantôme, ce sale bonhomme qui ne meurt jamais.

Heureusement, il y a Clémence, son épouse, qu’il aime plus que de raison. De leur amour naissent sept enfants dont deux seulement survivent. Rousseau, qui n’a jamais eu ni l’opportunité ni les possibilités financières de poursuivre une formation artistique, dessine sans relâche, le soir et les dimanches. De l’art de traduire une réalité en image, Henri ne sait rien. La perspective lui est totalement inconnue, la technique encore plus et c’est avec les moyens du bord qu’il recrée le monde dans lequel il rêve de s’échapper. Car la vie est dure, ses enfants décédant les uns après les autres, avant que Clémence ne disparaisse à son tour, victime de la tuberculose. Perclus de douleur, il prend sa pension de gabelou et se consacre entièrement à sa passion, qu’il finance comme il peut en dispensant des cours de solfège, de violon ou de dessin à des élèves presque plus pauvres que lui.

Le Passé et le présent, Henri Rousseau, 1891.
Le Passé et le présent, Henri Rousseau, 1891.© dr

Niais divin

Dans ce tableau outre-noir, quelques lumières pourtant : des amis peintres et pas des moindres, Paul Signac ou Georges Seurat, croient fortement en lui, malgré les railleries et sa réputation de  » peintre qui peint avec ses pieds « . Dès 1884, ils l’invitent à participer au Salon des artistes indépendants qu’ils viennent de créer en représailles aux refus des salons officiels de les exposer.

Côté vie privée, après avoir essuyé deux refus de jolies dames qui lui préfèrent chacune un autre, Henri, qu’on surnomme désormais Douanier Rousseau, en référence à son précédent job, rencontre Rosalie-Joséphine, veuve elle aussi. Pour elle, il réalise Le Passé et le présent, en 1891, un portrait du nouveau couple représenté sous les auspices bienveillants de leurs conjoints décédés. Du mystique et du symbolique pénètrent de plus en plus ses tableaux. Rousseau, qui est également franc-maçon, commence à recevoir de l’attention de jeunes artistes, fascinés par sa sensibilité empreinte de naïveté. Alfred Jarry et Guillaume Apollinaire chantent ses louanges, tandis que Picasso – alors pauvre comme Job – achète l’un de ses tableaux dans un vide-grenier. Mais le bonheur conjugal est fugace : Rosalie meurt d’un cancer trois années seulement après leur mariage et Rousseau se retrouve à nouveau seul, pauvre et à dormir sur le canapé de son atelier. Souvent d’ailleurs, il ne prend même plus la peine de se déshabiller pour, dit-il, être prêt plus rapidement le lendemain à se remettre à l’ouvrage.  » Et puis, tu comprends, explique-t-il à un ami, quand je me réveille je peux faire risette à mes tableaux.  »

Condamné une première fois en 1863, Rousseau échappe une seconde fois à la prison en 1907, victime ici encore de sa légendaire candeur. Pour rendre service à un élève, il va en effet encaisser lui-même un chèque dont il ignore évidemment qu’il est volé. Pour le défendre, son avocat et ses amis décident d’exposer ses toiles lors de son procès au tribunal, des oeuvres qui, mieux que tout autre témoignage expriment, à leur estime, sa terrible naïveté. Relaxé, devant un public hilare, Douanier lance au juge :  » Je vous remercie Monsieur le président, je ferai le portrait de votre dame.  » Une phrase célèbre, qui lui vaudra le surnom de  » niais divin « .

Salon des indépendants

Lassés d’être refusés aux grands salons officiels parisien, quelques artistes néoimpressionnistes dont les peintres Seurat et Signac décidèrent, en 1884, de créer leur propre événement : le Salon des artistes indépendants. Ici, pas de jury de sélection, ni de récompense à la fin de l’exposition, loin de tout académisme, on valorise avant tout l’avant-garde de la peinture en revendiquant l’autonomie de la couleur sur la forme.  » Un salon de peintres pour les peintres « , comme le disait Fernand Léger et qui accouchera des plus grands noms de la peinture des xixe et xxe siècles. Dès sa création, et jusqu’à sa mort, Douanier Rousseau y exposera presque chaque année. Aujourd’hui, le Salon est toujours en activité et se réunira au Carrousel du Louvre en octobre prochain.

Sinistre Léonie et gentil Rousseau

1908 : ses amis lui organisent un grand dîner, mieux connu sous le nom de  » Banquet Rousseau « , au Bateau- Lavoir, cette petite bicoque de Montmartre où cohabitent alors Picasso, Fernande, Kees Van Dongen, Max Jacob ou Mac Orlan. Emporté par l’enthousiasme, on a même oublié de commander le dîner ou plutôt on s’est trompé dans les jours. Et finalement, la table se couvre de ce qu’on a pu trouver au petit bonheur la chance à plus de 22 heures dans les rues proches du Sacré-Coeur.

Son poème accompagnant  » Le Rêve  »

 » Yadwigha dans un beau rêve

S’étant endormie doucement

Entendait les sons d’une musette

Dont jouait un charmeur bien-pensant

Pendant que la lune reflète

Sur les fleuves, les arbres verdoyants

Les fauves serpents prêtent l’oreille

Aux airs gais de l’instrument.  »

Rousseau n’a jamais été aussi heureux que ce soir-là. On le célèbre, on lui manifeste de l’amour et de l’attention, on danse, on joue de la musique. Et tandis qu’Apollinaire se perd dans la rédaction de ses vers, lui finit par s’endormir sur sa chaise, le sourire aux lèvres. Au petit matin, Henri, qui n’a jamais douté de lui, confie à Picasso :  » Tu vois, toi et moi sommes les deux grands peintres de ce siècle. Toi dans le genre égyptien, moi dans le genre moderne !  »

En 1909 alors que le célèbre marchand d’art Ambroise Vollard achète quelques-unes de ses oeuvres et que sa situation financière s’améliore enfin, Rousseau rencontre Léonie, cette femme dure et ingrate que tous ses amis haïssent au point d’intercéder à plusieurs reprises pour le protéger. Mais rien n’y fait. De la même manière qu’il a toujours défendu son art et son  » incroyable talent « , il défend son amour, celle que ses amis intimes surnomment  » l’idiote  » ou  » la sinistre Léonie « . Blessé par accident à la jambe, il refuse de se soigner, préférant continuer à peindre. La plaie s’infecte et se gangrène, la hanche est bientôt touchée et Rousseau est, contre son gré, hospitalisé à l’hôpital Necker.

La Bohémienne endormie, Henri Rousseau, 1897.
La Bohémienne endormie, Henri Rousseau, 1897.© isopix

Alerté par l’état de santé gravissime de son ami, le peintre Robert Delaunay fait tout pour convaincre Léonie de se rendre au chevet d’Henri. Sans surprise, elle ne vient pas. Pas plus qu’à ses enterrements, ni le premier où l’on a jeté son corps dans une fosse commune à Bagneux, ni au second organisé par ses amis qui réussissent à lui offrir une sépulture décente grâce à une souscription publique. Sur sa tombe, une épitaphe de Guillaume Apollinaire gravée par Constantin Brancusi, par laquelle tous ses amis rendaient un dernier hommage à  » notre gentil Rousseau « . Un peintre inclassable, naïf et tendre, et dont la sincérité éclipsait la méconnaissance des règles de l’art, la même vérité qui le propulsait quelques années plus tard aux cimaises des plus grands musées européens et américains.

Ainsi vécut et mourut, le peintre de la jungle. Le seul n’ayant jamais peint qu’avec son coeur.

Bio express

1844 Naissance,

le 21 mai, à Laval, dans l’ouest de la France.

1882 Commence

à peindre.

1886 Première exposition au Salon des indépendants,

à Paris.

1888 Mort de sa première épouse, Clémence.

1903 Mort de sa seconde épouse, Rosalie-Joséphine.

1909 Ambroise Vollard achète ses toiles, début d’une reconnaissance officielle.

1910 Meurt, le 2 septembre, de la gangrène à l’hôpital Necker à Paris.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire