© FRÉDÉRIC RAEVENS POUR LE VIF/L'EXPRESS

« Les déclinistes comme Zemmour construisent un âge d’or qui n’a pas existé »

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

Le père indien de l’histoire connectée, Sanjay Subrahmanyam, récent docteur honoris causa de l’UCL, analyse le monde contemporain où Trump, Poutine et Erdogan pavoisent. « Passionnant, mais effrayant. » Lui-même est attaqué par les nationalistes hindous en raison de son étude des autres civilisations.

L’histoire globale, dont vous êtes le chef de file, revisite l’histoire du monde en mettant l’accent sur les connexions entre civilisations. Elle est en phase avec notre monde globalisé. Pourtant, nous entrons dans une ère de repli sur le plan politique. N’est-ce pas paradoxal ?

C’est vrai. Mais il faut se demander si ce repli se manifeste dans toute la société ou s’il existe davantage dans certains secteurs que dans d’autres. Ce n’est pas parce qu’il y a un repli évident au niveau politique qu’il se passe la même chose dans le domaine académique. Cela dit, la situation actuelle m’inquiète, en Europe comme dans mon pays, l’Inde.

Vos thèses y sont d’ailleurs critiquées par le parti nationaliste au pouvoir, le Bharatiya Janata Party (BJP)…

Oui, ce parti nationaliste a précédé le mouvement de repli qui a lieu ailleurs dans le monde. Nous ne sommes pas forcément fiers d’être les pionniers de ce rétrécissement, mais c’est la réalité.

Ce repli n’est-il pas précisément dû à la crainte d’un monde hyperconnecté ?

On peut regarder tout cela comme un seul phénomène interconnecté, comme un seul mouvement. Mais il y a aussi des raisons particulières. Les changements en Inde sont liés à des choses qui nous sont propres, ce n’est pas dû, comme aux Etats-Unis ou en Europe, à une envie de fermer les portes. L’Inde n’est pas un pays d’immigration, alors qu’en France, ce thème est un des moteurs de la montée du Front national. Par contre, dans cette situation sans immigration, les nationalistes prônent une homogénéisation de la population assez hétérogène. Il y a une forte diversité linguistique, mais cela ne fait pas débat. Par contre, on touche à la religion, qui est au centre de tout.

C’est une évolution perceptible aux Etats-Unis et en Europe…

Oui, mais on y associe surtout la religion à l’immigré, censé être forcément d’une autre confession, tandis qu’en Inde, on s’en prend à des gens qui sont là depuis plusieurs siècles. C’est un désir de pureté. Je trouve ça intéressant…

Et effrayant ?

Ça fait peur, certainement, surtout qu’il ne s’agit pas de petites minorités. En Inde, les musulmans et les chrétiens représentent un peu moins de 20 % de la population, soit 200 millions de personnes ! Ce qui est curieux, d’ailleurs, c’est que le gouvernement ne voit aucun lien entre ça et la dérégulation économique. Il est plutôt favorable à la globalisation pour générer un taux de croissance plus élevé. C’est une stratégie différente de celle d’un Donald Trump.

Trump, Erdogan, Poutine ont tous un ressort similaire : faire passer leur intérêt avant tout.

Si on pratique la realpolitik, l’intérêt national passe forcément avant tout autre chose. Un dirigeant ment s’il affirme que l’autre est plus important. Un Erdogan, par exemple, joue davantage sur les questions ethniques, contre les Kurdes, ou sur les divisions internes à l’islam. J’insiste : il y a des spécificités propres à chacune des situations et, en même temps, les uns et les autres s’épient afin de voir s’il n’y a pas des stratégies à emprunter.

A-t-on assez conscience aujourd’hui du fait que nos histoires sont entremêlées, ce que votre histoire globale tend à démontrer ?

Un dirigeant ment s’il affirme que l’autre est plus important

Non, je ne pense pas. Je vous donne un exemple. On ne se rend pas compte à quel point la construction des idéologies américaines a un rapport avec ce qui se fait ou ce qui se dit dans le monde. Un certain nombre de pères fondateurs des Etats-Unis, comme Franklin et Jefferson, ont passé du temps à Paris, au coeur de l’époque des Lumières. Jefferson était un francophile ; 75 % de sa bibliothèque était en français. Aujourd’hui, les Américains savent que les Français les ont aidés pour conquérir leur indépendance, avec Lafayette notamment, mais peu s’intéressent aux liens des idées. Or, c’est fondamental.

Certains évoquent aujourd’hui la fin de quatre siècles d’une domination occidentale, une ère ouverte par les grandes découvertes. Cela donne le sentiment d’un déclin…

Pour nous, historiens, le  » déclinisme  » est un sujet en soi. Par exemple, au XVIIe siècle, dans l’Empire ottoman, il y avait déjà une forme de déclinisme. Un mouvement sunnite fondamentaliste disait déjà à l’époque que la raison en était un manque de pureté, parce qu’on avait accepté des produits comme le café ou le tabac. Ses adeptes ont détruit des cafés dans la ville d’Istanbul, tué des gens parce qu’ils fumaient… D’autres épinglaient plutôt la responsabilité des sultans qui n’avaient plus la capacité de maintenir l’équilibre entre les différentes forces de la société, ce que l’on appelait à l’époque les piliers de l’Etat. C’est une vision assez raisonnable. On pourrait très bien dire aujourd’hui que Donald Trump manque d’équilibre : il va d’un extrême à un autre. Dans cet exercice de déclinisme, on a tendance à construire un âge d’or qui n’a pas existé. En France, je ne sais pas combien de livres paraissent aujourd’hui – Onfray, Zemmour… – pour évoquer la grandeur perdue. Mais de quelle époque parlent-ils ?

Les Trente Glorieuses ?

Je crois que l’on pense souvent à d’autres époques, le XIXe siècle par exemple. Sérieusement, pense-t-on que l’on devrait revenir à Napoléon III ? Mais prenons les Trente Glorieuses : c’est un moment intéressant. Un livre passionnant d’un ami à moi, Philip Nord, montre que le New Deal français de la IVe République n’a été possible qu’en raison des énormes destructions de la Seconde Guerre mondiale et grâce à l’apport financier des Etats-Unis. En d’autres termes, ce n’était certainement pas à une période où la France était repliée sur elle-même que l’on a redressé l’économie. Et les Trente Glorieuses, c’était aussi l’époque de la guerre froide. Je ne vois pas Eric Zemmour réfléchir de cette façon.

Une des plus grandes expressions de la globalisation, ce sont les réseaux sociaux. Ce magnifique instrument de connexion n’est-il pas aussi un moteur de repli sur soi ?

Bharatiya Janata Party, principale force politique indienne au sein de l'Alliance nationale, au pouvoir depuis 2014.
Bharatiya Janata Party, principale force politique indienne au sein de l’Alliance nationale, au pouvoir depuis 2014.© RUPAK DE CHOWDHURI/REUTERS

Ce qui me frappe, en effet, c’est l’incommunication que cela induit. Je n’ai pas d’enfants, mais j’ai des neveux et des nièces qui ont entre 15 et 30 ans. Quand on se voit, quelque part dans le monde, la première chose que je suis obligé de dire, c’est :  » Si l’on va dîner ensemble, vous n’allez pas regarder votre portable toutes les cinq minutes !  » Ma femme et moi nous amusons souvent de voir que les dîners romantiques dans les restaurants se limitent souvent à deux monologues avec un écran. On ne prend même plus le temps de regarder la personne qui est en face de soi.

On a beaucoup parlé du Choc des civilisations de Samuel Huntington. Au-delà de l’exploitation faite par les néoconservateurs, son constat d’une nouvelle structuration du monde sur la base des cultures, des langues et des religions n’était-il pas pertinent ?

Le contexte de Huntington était celui de la fin de la guerre froide, de même que la structuration idéologique du monde qui y était liée. On rêvait d’une paix globale et universelle, de la victoire de l’économie de marché et de la démocratie libérale. Huntington était davantage un réaliste, il savait que l’on aurait toujours des conflits, mais sur d’autres bases. Ce n’était pas stupide. Mais n’étant pas un grand connaisseur de l’histoire, il a développé les idées les plus stéréotypées : les confucéens contre les musulmans, les musulmans contre les hindous… On ne savait pas s’il faisait l’analyse de quelque chose ou s’il était un idéologue. D’ailleurs, son livre a été traduit en ourdou et on le lit dans les madrassas de Peshawar. On le voit comme un prophète, celui qui justifie le point de vue des djihadistes : c’est nous contre eux.

Avec votre vision de l’histoire globale, vous êtes l’empêcheur de tourner en rond des nationalistes ?

Des gens pensent que je suis un islamophile. Il est vrai que j’ai pas mal travaillé sur l’empire moghol… On considère que je suis un traître parce que venant d’une famille d’hindous, je ne prône pas le nationalisme hindou. Il y a des milliers de posts qui me dénoncent. On me présente comme un homme sans racines, on critique le fait que je ne me sois pas marié avec une Indienne ou que je parle des langues étrangères. Ce sont pour eux les symptômes de cette maladie du  » cosmopolitisme « , qui est devenu un gros mot, en Inde comme ailleurs.

Cela vous touche ?

Parfois, cela peut être blessant. Même en Californie, dans mon université, alors que nous cherchions des contacts avec la communauté indienne pour financer des activités, certains m’ont rétorqué que je n’étais  » pas assez indien  » pour eux. C’était une façon codée de dire qu’ils savaient que ma femme était Américaine.

Bio Express

21 mai 1961 :. Naissance à New Delhi, en Inde, dans une famille de fonctionnaires.

1987 : Docteur en économie de la Delhi School of Economics.

1995 : Devient directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales de Paris. Enseigne l’Empire moghol.

2004 : Engagé à l’université de Californie à Los Angeles.

2012 : Parution en français de Vasco de Gama. Légende et tribulations du vice-roi des Indes (éd. Alma), un des livres fondateurs du courant de l’histoire globale.

2013 : Obtient la chaire d’histoire globale de la première modernité au Collège de France.

6 février 2017 : Docteur honoris causa de l’UCL.

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