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« Les citoyens peuvent agir sur le système mais la plupart ne bougent pas »

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Professeur de droit, ancien consultant auprès de la Commission européenne, ex-juge à la Cour de justice de l’Union européenne, chroniqueur au Vif/L’Express et Liégeois, Franklin Dehousse estime que l’accélération de la technologie, de la globalisation et des mouvements migratoires annoncent un séisme dans la plupart des Etats. Et que le système politique, en perte de légitimité, peine à y réagir. Restent donc, à ses yeux, les citoyens. Mais il est temps qu’ils bougent !

Comment expliquez-vous les fractures actuelles du monde occidental, illustrées notamment par le Brexit ou la politique de Donald Trump ?

Si vous étudiez l’histoire sur le long terme, il est évident que quelque chose de grave se prépare. On vit un début de tsunami, avec plusieurs vagues qui s’empilent et finissent par produire un effet fort. La première vague, c’est celle de la technologie. C’est la plus puissante. Chaque fois qu’il y a eu dans l’histoire une accélération technologique, ça a provoqué des secousses dans toute la société. La deuxième, c’est la globalisation, sous tous ses aspects, qui vient amplifier la première cause. Et la troisième, c’est l’accroissement des mouvements de personnes. Ce que nous voyons ici, ce sont des prolégomènes : à mon avis, le système va être profondément secoué. Il est inévitable que le phénomène des migrations va se poursuivre et très probablement s’amplifier.

A quoi tout cela va-t-il contraindre les Etats ?

La question est complexe. Les trois problèmes appellent de gros changements et des solutions différentes. La difficulté, c’est d’apporter suffisamment vite des réponses à trois problèmes systémiques. Chaque problème prend sa lancée. Prenez le monde technologique : il est de plus en plus  » à part  » et la plupart des gens ne le comprennent pas. Pour essayer d’appréhender les algorithmes dans Facebook, il faut beaucoup se fatiguer. Il y a donc d’un côté une galaxie technologique en mouvement très rapide et de l’autre, le reste de la population. Voyez notre secteur public. Il est dans beaucoup d’aspects une espèce de dinosaure inadapté aux structures nouvelles. Par ailleurs, il y a aussi une accélération sur le plan de la globalisation. Les accords de libre-échange entre l’Union européenne et la Corée du Sud ou le Canada sont des textes de mille pages ! La pratique du commerce international a totalement changé. On a beaucoup parlé du Ceta, en Belgique, la plupart du temps de manière très superficielle. C’était une bonne question, mais mal traitée, parce que l’artillerie technique est devenue absolument énorme.

Il faudrait que chacun réfléchisse à son vote. Les problèmes que nous connaissons sont dus à chacun d’entre nous

Les responsables politiques ne mesurent pas toujours les conséquences de ce qu’ils signent ?

C’est exact. C’est là que nous entrons dans la conséquence des trois mutations évoquées : une crise de légitimité du système politique. Même s’il est difficile de tout prédire. Très peu de personnes sont aujourd’hui à même de maîtriser ces matières dont la technicité va croissant. Pour comprendre le monde tel qu’il est, il faut passer à un niveau éducatif supérieur. Les gens sentent que beaucoup de leurs représentants ne maîtrisent pas tout ça. Deuxième problème : progressivement, les techniciens sont de plus en plus spécialisés et perdent toute vision sur l’ensemble du système. La plupart des spécialistes en régulation financière n’ont, par exemple, aucune connaissance en matière de protection des consommateurs.

La Belgique est en retard ?

Globalement oui, nous avons un problème. On a raté plusieurs fois le train de l’informatisation de la justice. La preuve de ce dysfonctionnement extrême, c’est que c’est une application inventée par les avocats qui va servir à améliorer la gestion informatique de ce service public. En Belgique, toute une série de fonctions essentielles disjonctent. Le système de mobilité est une catastrophe. La politique de l’énergie est un vide de la pensée intersidéral. Rien ne bouge dans ce secteur alors qu’une décision a été prise il y a quinze ans qui nécessite des prises de position à long terme.

Cette paralysie est-elle due à la structure institutionnelle du pays ?

Comme toujours, beaucoup de facteurs jouent dans une situation complexe. Soyons clair : la Belgique a fait des choix en matière de réforme de l’Etat qui ont abouti à la création d’un système représentatif totalement obèse. C’est vrai aussi pour les structures publiques au sens large. La régionalisation nous a été présentée comme l’aube nouvelle d’une efficacité publique. La vérité, c’est qu’on a créé une multitude d’emplois publics. Comment se fait-il qu’on a cette structure obèse alors que l’informatique nous permet de gérer les choses de façon plus simple ? Mais si quelqu’un tient mon discours, il ne va pas forcément battre des records de popularité… Cela dit, les gens ont, dans une mesure partielle, la classe politique qu’ils méritent, parce qu’ils la choisissent.

 » Au parc Maximilien, il y a certes un problème, mais il me semble nettement moindre que sur l’île de Lesbos. « © ARIS MESSINIS/Belgaimage

Les citoyens ont les élus qu’ils méritent, dites-vous. Les trouvez-vous réellement actifs ?

Ils ont une capacité d’action sur le système. Mais la plupart d’entre eux ne sont pas mobilisés, pour des raisons diverses. Il faudrait que chacun réfléchisse à son vote. Les problèmes que nous connaissons sont dus à chacun d’entre nous. Nous sommes cruellement passifs face à la chose publique, en Europe occidentale et particulièrement en Belgique.

La mobilisation citoyenne autour de l’accueil des migrants est tout de même une forme d’action…

Le parc Maximilien met en exergue l’incapacité d’un système à résoudre ce problème. En Belgique et en Europe. Ce sont les Etats de l’Union qui forment la plage de débarquement des migrants qui doivent aujourd’hui assumer l’essentiel des problèmes. Ça ne va pas : il y a là une solidarité qui est manquante entre Etats européens. Au parc Maximilien, il y a certes un problème, mais il me semble nettement moindre que sur l’île de Lesbos.

Pourtant, le gouvernement fédéral considère que c’est déjà trop.

L’Allemagne a reçu à elle seule des centaines de milliers de migrants. Voyez ce qui a été mis en oeuvre pour les accueillir ! C’est épatant de voir tout ce qui s’est produit en Allemagne. On ne digère pas une vague d’un million de personnes d’un claquement de doigt. Et nous, par rapport à ça ?

Que feront les autorités belges, déjà dépassées par 500 personnes, si le mouvement s’amplifie ?

Je ne sais pas. Mais c’est clair qu’on va avoir un problème. Or, on voit dans les statistiques que les populations migrantes sont très peu intégrées au marché de l’emploi belge et relèvent le plus, proportionnellement, des services sociaux. Sur le plan de l’intégration, la Belgique est lanterne rouge en Europe. La Belgique n’est pas un Etat failli, mais dysfonctionnel. C’est hallucinant de voir, par exemple, que les fonctionnaires des finances sont mobilisés pendant des semaines pour aider les citoyens à remplir leur déclaration d’impôts. Nous avons réussi l’exploit de créer un système tellement illisible que le citoyen lambda n’arrive pas à le maîtriser seul.

En Belgique, la politique de l’énergie est un vide de la pensée intersidéral

Sur le plan de la gouvernance, de la transparence et du non-cumul en politique, des progrès ont été accomplis, ces derniers mois. Assez, à vos yeux ?

Ce qui est fait est insuffisant. La réduction des mandats dans les intercommunales est une bonne chose. Mais combien compte- t-on de mandataires publics à Bruxelles ? Il y a là quelque chose qui n’est pas normal. Certains cabinets ministériels comptent cinquante personnes. Combien y en a-t-il pour les commissaires européens ? Ils ont l’air de vivre, pourtant !

Vous avez suivi de près l’affaire Publifin. En dépit du travail de la commission parlementaire wallonne, peu de choses ont changé. Impuissant, le politique ?

Ceux qui ont été épinglés par la commission ont même reçu depuis lors des responsabilités supplémentaires ! Cette histoire est une honte absolue et va provoquer des dégâts à mon avis sous-estimés. Une personne comme Stéphane Moreau, patron de Nethys, est le meilleur agent recruteur du PTB. C’est un très mauvais symbole pour la Région wallonne et pour Liège, et c’est dommage que certains ne s’en rendent pas compte. La commission parlementaire a émis une série de recommandations et, pour le moment, on ne voit pas de changement. L’existence du problème de base est maintenant aggravée par le refus de tirer les conclusions d’un rapport parlementaire courageux et exhaustif. Que chaque député wallon dise clairement s’il est pour ou contre le rapport. Comment l’électeur peut-il interpréter l’inertie actuelle autrement que comme une incapacité totale du politique à gérer les conclusions tirées par ses propres organes ? C’est attristant. Et ça fait tache partout, ce qui promet une situation extrêmement difficile après le scrutin de 2019. Car quand vous créez une crise de confiance de ce type, vous provoquez un rejet total, dans tous les rouages et à l’égard de tout.

Vous avez été juge pendant de longues années à la Cour européenne de justice. Dans l’Europe tourmentée que vous décrivez, quel peut et doit encore être le rôle d’une telle instance ?

Son rôle reste important, spécialement dans une période agitée. Mais comme le montre l’histoire, il n’est pas illimité. Quand les juges l’oublient, d’ailleurs, la société le leur rappelle vite. De plus, l’efficacité du droit européen, il ne faut jamais l’oublier, commence d’abord avec les juges nationaux. La plupart des décisions sont prises quotidiennement par eux. La Cour n’a que quelques centaines d’affaires par an – et les arrêts ne sont pas toujours très clairs, en plus. C’est pour ça que la situation sinistrée et sinistre de la justice, notamment en Belgique, est aussi un problème européen.

Bio express

1959 :Naissance à Liège.

1990 : Docteur en droit puis professeur de droit international (université de Liège et de Strasbourg, Collège d’Europe, université Montesquieu de Bordeaux…).

1990 : Consultant auprès de la Commission européenne.

1994 : Administrateur chez Belgacom.

2003-2016 : Juge à la Cour européenne de justice.

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