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Les banques, une éthique à géométrie variable

Le Vif

Les fonds d’investissement  » éthiques  » proposés par les banques sont complexes et hétérogènes. Ils servent à financer des entreprises parfois controversées. Des secteurs comme l’armement ou l’industrie pétrolière bénéficient de ces mannes d’argent. Des ONG appellent à mettre de l’ordre dans cet univers peu transparent.

Qu’ont en commun les entreprises Unilever, Samsung, Shell et Zara ? Au premier abord pas grand-chose si ce n’est le caractère multinational de leurs activités. Pourtant, elles partagent certaines caractéristiques. Des fonds d’investissement estampillés  » éthiques  » permettent d’acheter des titres – actions ou obligations – de ces sociétés.

Prenons les trois banques en tête du marché national de l’investissement socialement responsable (ISR). KBC, via son  » KBC Equity Fund « , permet de financer Samsung. Dans les fonds  » equities  » de Candriam (ex-Dexia), on peut acheter des titres Shell ou Inditex (Zara). Idem dans le  » Parvest Sustainable Equity Europe  » de BNP Paribas Fortis.

Les banques, une éthique à géométrie variable
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Ces multinationales partagent un second point commun, a priori contradictoire avec le premier : elles ont été mêlées de près ou de loin à des scandales qui ont terni leur image. Le plus récent est celui d’Unilever qui figurait sur une liste noire de neuf multinationales recensées par Amnesty International. En cause : le travail des enfants dans la récolte d’huile de palme. Le travail des enfants serait aussi l’un des  » secrets  » de fabrication des produits Samsung. Quant à l’entreprise pétrolière Shell, elle est mêlée à la pollution massive du delta du Niger. Zara (entreprise Inditex) fut critiquée pour les conditions de travail proches de l’esclavage dans ses usines brésiliennes. Des  » controverses  » qui ne collent pas vraiment à l’idée, même vague, que l’on se fait de l’éthique. Comment expliquer cette apparente contradiction ?

Dans la jungle des acteurs de l’ISR

Toutes les banques proposent des  » produits  » d’investissement socialement responsable à leurs clients. On compte un peu plus de 300 fonds ISR en Belgique. L’objectif de ces fonds est d’injecter de l’argent dans l’économie mondiale en prenant en compte des critères financiers et extrafinanciers. Des indicateurs environnementaux, sociaux et de gouvernance entrent dans l’équation lorsqu’on achète une action ou une obligation d’une entreprise ou d’un Etat.

Les banques peuvent décréter qu’un produit est « éthique » sans que cela soit vérifié. Il n’existe ni règles ni contrôles formels en la matière

Voilà pour la théorie. En pratique, l’ISR est un monde abscons, tant les acteurs sont nombreux et les critères de l’éthique variables.  » Nous constatons que, de manière générale, le caractère éthique avancé par les banques est autoréférencé « , explique Frank Van Aerschot, de l’association Fairfin. Les banques peuvent décréter qu’un produit est  » éthique  » sans que cela soit vérifié. Il n’existe ni règles ni contrôles formels en la matière, d’où le caractère très hétérogène de l’offre d’ISR.

Pour rassurer les clients, les institutions financières s’adressent à des structures pourvoyeuses de  » labels  » éthiques. Une dizaine de fonds seulement bénéficient d’un des deux labels belges du forum Ethibel. Mais Ethibel n’est pas seul. D’autres structures labellisent, se concurrencent et appliquent des critères et des méthodologies différentes à des produits que l’on trouve en Belgique. On pense au label luxembourgeois Luxflag ou au français Novethic. Quant à l’association belge des asset managers (Beama), elle évalue aussi les produits ISR.

Ces labels, tout comme les banques elles-mêmes, s’adressent à des agences de notation sociale qui passent au crible les informations extrafinancières des entreprises. On pense à Vigeo Eiris, par exemple, qui examine les performances d’environ 4 000 entreprises.

Ajoutons enfin, parmi les nombreux acteurs de la finance éthique, les ONG, comme Fairfin ou Financité, qui publie chaque année son rapport sur l’ISR en Belgique et note les différents fonds. L’ONG élabore une liste noire d’environ 180 entreprises et une trentaine de pays. Si une seule des entreprises de sa liste noire se retrouve dans un portefeuille dit  » durable  » ou  » éthique « , alors le couperet tombe : le produit reçoit un zéro pointé. La méthode est sévère : dans son dernier rapport, 85 % des fonds examinés ont reçu un zéro.

Face à cette faible qualité des produits proposés, l’association milite pour qu’on mette un peu d’ordre dans la finance éthique.  » Nous aimerions beaucoup qu’un label public soit mis en place « , martèle Annika Cayrol, chargée de recherche au réseau Financité. Un avis que partagent certaines banques à l’image de Candriam, qui, par la voix d’Isabelle Cabie, regrette la  » multiplication des labels et le manque de visibilité  » du paysage de l’ISR.

Un manque de lisibilité qui pourrait expliquer partiellement la méfiance du public pour les produits éthiques. La part de marché de l’ISR reste assez faible en Belgique : 2,4 % en 2015 selon l’association. En France, le gouvernement, via la loi Sapin II, a lancé en 2016 le label d’Etat ISR.

Par Cédric Vallet – Illustrations : Trappiste.

Des exclus et des mauvais élèves

Les labels comme les banques procèdent à la sélection d’entreprises en fonction de critères environnementaux, sociaux et de gouvernance souvent inspirés de conventions internationales. Ces critères sont appliqués suivant plusieurs méthodologies que les banques panachent :

– L’exclusion. Des secteurs entiers peuvent être exclus des portefeuilles ISR. Les jeux d’argent, la pornographie, le tabac sont souvent exclus ou quasi exclus de ces « univers d’investissement ». Mais, en général, l’exclusion des secteurs controversés est partielle. Regardons l’armement : BNP-Paribas-Fortis, Candriam et d’autres n’excluent pas l’armement de leurs portefeuilles ISR. Mais les entreprises concernées sont censées n’être pas trop « exposées » à cette activité. Chez BNP-Paribas-Fortis, si une entreprise réalise plus de 10 % de son chiffre d’affaires dans l’armement conventionnel, alors celle-ci est exclue des « univers ISR ». Ce seuil est à 3 % chez Candriam. On tombe donc sur des entreprises de l’industrie de la défense dans certains fonds éthiques, par exemple le fonds « Candriam Equities L Europe » où figure Dassault Systèmes dont les innovations technologiques trouvent des applications dans l’industrie de la défense.

– Le « best in class ». Les banques s’engagent à prendre les  » meilleurs de classe » de chaque secteur d’activité. Ou plutôt à recaler les mauvais élèves. Chez BNP Paribas Fortis, environ un tiers des entreprises examinées seraient recalées. Chez Candriam, les différents filtres appliqués permettraient d’en faire sortir la moitié. Le problème avec l’approche « best-in-class » réside dans… le niveau moyen de la classe. Lorsqu’un secteur n’est pas particulièrement vertueux – prenons l’exemple de l’industrie pétrolière – alors même les meilleurs ne seront pas très bons. On trouve dès lors dans ces fonds  » durables » des entreprises comme Shell ou Total, aux nombreuses controverses. Béatrice Berger, responsable du développement et de la promotion ISR chez BNP-Paribas-Fortis reconnaît que « l’approche « best in class » n’est pas toujours compréhensible pour le client et nécessite davantage de pédagogie. Car en n’excluant pas certains secteurs, en entrant en dialogue, cela stimule les sociétés ».

– Fonds thématiques. Ces fonds permettent de financer des entreprises actives sur un thème spécifique. « On cherche les entreprises qui vont contribuer à la résolution d’enjeux globaux », nous dit-on chez BNP-Paribas-Fortis qui met en avant son fonds Aqua. L’idée est d’acheter des titres d’entreprises engagées dans la problématique de l’accès à l’eau, de son assainissement. On trouve dans ce fonds les  » classiques » des entreprises privées spécialisées dans l’eau : Suez Environnement ou Veolia. Mais aussi, de manière plus incongrue, des entreprises à la pointe de la fabrication de… piscines, spas et saunas, comme SCP Pool.

Éthique personnelle vs éthique collective

La standardisation des critères « éthiques » de produits financiers ne fait pas l’unanimité. Christel Dumas, professeure à l’Ichec rappelle que l’éthique est avant tout une question « individuelle, liée à nos valeurs et pas figée une fois pour toutes. Pour répondre à cette variété de valeurs, il faut une variété de fonds, d’acteurs. Ce qu’il faut standardiser, c’est l’éducation financière de la population et la transparence », conclut-elle.

Sur ce dernier point, les efforts à mener sont considérables. Les sites Internet de la plupart des banques ne rendent pas facile l’accès à la composition réelle et complète des fonds ISR.

Les produits sont complexes. Des fonds ISR permettent d’investir dans d’autres fonds ISR, souvent élaborés par des banques qui n’appliquent pas les mêmes critères, voire dans des fonds qui n’ont rien à voir avec l’éthique.

D’autres produits complexes s’égarent sur les chemins de la spéculation. Les « produits structurés » en sont un bon exemple. Ceux-ci sont composés d’une part dite stable, généralement une obligation qui garantit un rendement régulier. Cette obligation n’est pas spécifiquement « durable ». Dans le cas du produit structuré  » éthique » comme le « BNP Paribas Fortis Funding Sustainable Development Note 2027 », la part stable est une obligation BNP, qui permet donc de financer l’ensemble des activités de la banque, même si, selon Guy Janssens, spécialiste des fonds ISR à BNP-Paribas-Fortis, « la partie obligataire de ce produit structuré servira intégralement à octroyer des crédits verts ».

Ces produits sont aussi faits d’une part au rendement plus élevé. On parle d’options ou d’autres produits plus spéculatifs – des paris pris sur l’évolution d’un panier d’actions (par exemple sur l’évolution d’un index « durable »). La plupart des banques – à l’exception de Triodos – proposent de tels produits très ambigus. Selon Christel Dumas, « un produit trop complexe ne devrait pas être considéré comme de l’ISR, car on ne sait pas dans quoi l’argent est investi ».

Malgré ce flou qui entoure l’investissement socialement responsable, des ONG comme Fairfin estiment que les temps sont en train de changer. C’est ce que nous confie Frank Van Aerschot : « Depuis deux ans environ, nous remarquons une évolution très claire. Il y a beaucoup d’attention pour l’écologie, la durabilité, de la part des investisseurs mais aussi des banques elles-mêmes. Les banques introduisent des critères de durabilité. Mais il est encore trop tôt pour savoir si c’est une tendance de fond ou du greenwashing. »

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