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Les 12 plaies du Mali

Si la junte se voit contrainte de restituer le pouvoir aux civils, les acteurs de la transition héritent d’un chantier écrasant : pacifier le nord du pays, passé sous la coupe de séparatistes touareg et de milices islamistes. Décryptage d’un désastre qui inquiète l’Afrique. Et au-delà…

1. Pourquoi le pouvoir malien s’est-il effondré si vite ?

Le 22 mars, les mutins emmenés par l’obscur capitaine Amadou Sanogo conquièrent moins le pouvoir qu’une impuissance. Car ils s’engouffrent dans le vide creusé par l’apathie d’Amadou Toumani Touré, alias « ATT », chef d’Etat en fin de mandat et à bout de souffle. Leur pronunciamiento suscite d’ailleurs à Bamako, la capitale, une indéniable adhésion. Notamment celle des « petits soldats », lassés de monter au casse-pipe face à des rebelles venus de Libye plus aguerris et bien mieux équipés qu’eux, et écoeurés par le train de vie d’officiers corrompus, souvent en cheville avec les trafiquants d’armes et de drogue qui sillonnent le Sahel.

2. Pourquoi le putsch a-t-il viré au fiasco ?

Même si la junte a fait vibrer la corde patriotique, elle précipite une partition nord-sud qu’elle prétendait enrayer. Sur fond d’anarchie, ses maigres troupes ne tentent rien pour entraver l’avancée des insurgés, touareg ou djihadistes. Les « pieds nickelés du camp Kati » – ainsi un général français les désigne-t-il – finiront par appeler à la rescousse des partenaires occidentaux et africains qu’ils vouaient aux gémonies, avant, toute honte bue, de sommer les civils nordistes d’entrer en résistance… La piteuse aventure trouve son épilogue le 6 avril, sous la forme d’un « accord-cadre » aux allures de reddition conclu avec la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cedeao), qui lève aussitôt l’embargo « total » infligé au Mali. En contrepartie d’une amnistie consentie à lui-même et à sa clique, Sanogo s’engage alors à restituer le pouvoir aux civils dès la démission formelle d’ATT, l’élu déchu. Laquelle survient deux jours plus tard.

3. Quelles seront les étapes du retour à l' »ordre constitutionnel » ?

Celui-ci s’inspire d’une loi fondamentale – celle de février 1992 – que la junte avait prétendu abroger au profit d’un texte taillé sur mesure. Conformément à l’article 36 de la Constitution, l’intérim de la présidence revient au patron de l’Assemblée nationale, Dioncounda Traoré. Lourde tâche que celle qui échoit à ce mathématicien, chargé de conduire une transition dont la durée reste à fixer. Il doit certes nommer un Premier ministre qui, doté de pouvoirs étendus, animera un gouvernement d’union nationale ; parmi les favoris, une poignée de prétendants à la succession d’ATT, ainsi qu’un Arabe « nordiste », Zahby Ould Sidi Mohamed, pour l’heure fonctionnaire onusien au Soudan. Mais Traoré a aussi pour mission d’organiser des scrutins présidentiel puis législatif. Une certitude : les Maliens n’éliront pas le prochain chef de l’Etat dans un délai de quarante jours, comme l’exige la loi – d’autant qu’un toilettage du fichier électoral devrait précéder l’appel aux urnes. Au rayon des urgences, un chantier plus herculéen encore attend le régent du palais de Koulouba : pacifier le grand Nord malien et le ramener dans le giron national.

4. Qui sont les Touareg et que veulent-ils ?

Le peuple touareg compte 1,5 million de personnes, dispersées entre le Mali, le Niger, l’extrême sud de l’Algérie, la Libye et le nord du Burkina Faso (voir la carte, page 66). D’origine berbère, les « hommes bleus » parlent leur propre langue, le tamacheq, et sont restés pendant plus de mille ans les maîtres du Sahara central. Au début des années 1960, lors des indépendances, ces nomades ont été relégués aux marges des nouveaux États africains. Dans le nord du Mali, où ils seraient environ 550 000, les Touareg se sont rebellés à plusieurs reprises contre Bamako (voir la chronologie, page 72). Depuis janvier dernier, la « révolution » menée par le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) a pris une ampleur inédite. Les rebelles contrôlent aujourd’hui la moitié nord du pays, un territoire grand comme une fois et demie la France. Le MNLA chapeauterait 3 000 combattants : des Touareg ayant servi dans l’armée libyenne et rentrés lourdement armés au Mali après la chute de Kadhafi, des intellectuels et anciens rebelles, ainsi que des jeunes de langue tamacheq sans perspective d’avenir. Durant sa conquête éclair, le MNLA a attiré dans son sillage des groupes djihadistes. En premier lieu, Ansar ed-Din (Défenseurs de la religion), commandé par Iyad ag Ghali, un ancien chef rebelle touareg converti au salafisme et proche de certains émirs d’Al-Qaeda au Maghreb islamique (Aqmi), mais aussi le Mouvement pour l’unicité et le djihad en Afrique de l’Ouest (Mujao), un groupuscule qui aurait commis des viols et enlevé sept diplomates algériens à Gao, la ville principale du nord du Mali.

5. L’alliance Touareg- islamistes est-elle viable ?

C’est peu probable, car leurs ambitions respectives sont incompatibles et la rébellion touareg a intérêt à se démarquer des djihadistes dans l’opinion internationale. Le MNLA, qui se proclame laïque, a atteint son objectif : contrôler l’Azawad (le grand Nord malien), dont il a déclaré l’indépendance afin de négocier en position de force. De plus, les Touareg pratiquent d’ordinaire un islam paisible : les femmes ne portent pas le voile et jouissent d’une liberté inégalée dans le monde musulman. A contrario, le mouvement djihadiste Ansar ed-Din prétend imposer la charia à l’ensemble du Mali. Quant à Aqmi et sa branche dissidente, le Mujao, ils veulent déstabiliser l’ensemble des États de la région afin d’établir un émirat islamique au Sahel.

6. Le nord du Mali restera-t-il un sanctuaire d’Aqmi ?

Tout dépendra de l’évolution de la situation politico-militaire dans la région. Depuis 2007, l’Etat malien n’a rien fait pour empêcher les groupes d’Aqmi de s’enkyster dans le grand Nord du pays, où ils retiennent des otages occidentaux et prélèvent leur dîme sur tous les trafics transfrontaliers. Certains élus et officiers maliens se gardaient d’ailleurs d’intervenir, en échange de contreparties financières. Aujourd’hui, l’armée de Bamako, refoulée vers le sud du pays, est incapable d’intervenir. De même, si la Cedeao envoie dans le sud du Mali une force militaire, cette dernière se trouvera en premier lieu confrontée à la rébellion touareg et non aux djihadistes. À moyen terme, les mieux placés pour déloger Aqmi des zones désertiques des confins du Mali, de l’Algérie et de la Mauritanie, sont sans doute les combattants du MLNA. Toutefois, l’armée mauritanienne a déjà mené, à plusieurs reprises, des raids contre des groupes d’Aqmi dans le Nord malien.

7. La partition du Mali est-elle irréversible ?

Non. Mais pour conjurer un tel scénario, il faudra y mettre le prix. Échaudés par les déconvenues antérieures, les leaders du MNLA ont proclamé « solennellement » le 6 avril l’indépendance pleine et entière de l’Azawad. Déclaration unilatérale nulle et non avenue, ont promptement riposté l’Union africaine (UA), la France et les États-Unis. « Il faut y voir un effet d’annonce et une posture de négociation, avance un proche de Sarkozy. Nos interlocuteurs touareg savent cet objectif inatteignable. Et inacceptable aux yeux de tous les acteurs de la région, à commencer par l’Algérie. » Mortifiée par l’enlèvement de sept de ses diplomates en poste à Gao, dont le consul, le puissant voisin du Nord martèle qu’il « n’acceptera jamais » la moindre entorse à l' »intégrité territoriale du Mali ». Reste que la version 2012 d’une révolte centenaire ne se contentera cette fois ni de promesses de « large autonomie » ni de « programmes de développement » sans lendemain. « Il faudra, concède un « africain » de l’Elysée, lui prodiguer de robustes garanties, frappées du sceau de l’ONU, de l’UA, de l’Europe et de Paris. Si ATT n’avait pas fait la sourde oreille à nos appels répétés au dialogue, le Mali n’en serait pas là. » Le hic ? Un tel schéma suppose que les hommes bleus supplantent leurs rivaux islamistes. Dénouement pour le moins hypothétique. Vu des bords de la Seine, il n’est pourtant qu’une stratégie à ce stade : enfoncer un coin entre les irrédentistes « canal historique », supposés laïques, et leurs alliés de circonstance djihadistes. La hantise : des attentats terroristes au coeur de Bamako.

8. Une intervention militaire est-elle envisageable ?

Sur le papier, oui. Même si Alger réprouve le recours à la force. Réunis le 5 avril à Abidjan (Côte d’Ivoire), les chefs d’état-major de la Cedeao ont esquissé les contours d’une force interafricaine de 2 000 à 3 000 hommes, appelée à renvoyer dans leurs foyers les insurgés nordistes de toutes obédiences. « Mais le temps presse, souligne un expert militaire. Or, assembler in situ un tel contingent requiert une sacrée volonté politique et, a minima, de cinq à dix semaines : il faut identifier les unités, les mettre à niveau, les équiper, les acheminer, arrêter un plan opérationnel. Et s’assurer que le troufion sénégalais est prêt à se faire tuer pour l’unité du Mali. » Si la France et les États-Unis excluent l’envoi du moindre détachement, ils fourniraient en revanche aux Casques blancs de la Cedeao, Nigérians en tête, un appui substantiel, sous la forme de véhicules, d’armements, de transmissions, de renseignement, voire de couverture aérienne. En la matière, il importe de « faire comme si ». De brandir le glaive pour ne pas avoir à l’abattre.

9. La France a-t-elle sous-estimé l’impact de la révolution libyenne ?

Quoi qu’on en dise à l’Elysée, la réponse est oui. « On a été nuls ! soupire un officier supérieur familier des théâtres africains. Le Mali sera notre Irak. Comme les Américains là-bas, nous avons déclenché un bordel régional. La diplomatie des « coups » a un prix. Prohibitif. » Civils ou militaires, les cassandres assez lucides pour pressentir les effets collatéraux de l’effondrement de la Jamahiriya de Mouammar Kadhafi ont été priées de rengainer leurs prophéties. « Nous étions inaudibles, râle l’une d’elles. Pas question de ternir l’épopée du grand chef. » En clair, de Nicolas Sarkozy. De fait, il est plus aisé d’imputer la faute à ATT, coupable de cécité. A la clef, un match « nul », en effet – un déni partout.

10. Quel est le risque de contagion ?

Tout dépend de ce qu’il adviendra au nord du Mali. Le Niger voisin, où vivent 700 000 hommes bleus, a connu deux rébellions armées dans le Nord, entre 1990 et 1995, puis en 2007-2009. Mais, depuis l’année dernière, le nouveau président, Mahamadou Issoufou, a largement associé les élites touareg au pouvoir. Le Premier ministre, Brigi Rafini, est lui-même de langue tamacheq, et Rhissa ag Boula, l’un des anciens leaders rebelles, est aujourd’hui conseiller à la présidence. Ce dernier a affirmé que l’aventure séparatiste menée par les « frères touareg du Mali » était une voie sans issue. Cependant, certains jeunes ex-combattants pourraient être tentés d’y monnayer leurs services. « Si la force militaire de la Cedeao attaquait l’Azawad, cela susciterait une énorme émotion chez les Touareg des pays voisins, avec des conséquences imprévisibles », estime Pierre Boilley, historien spécialiste des peuples sahariens. Le Niger a renforcé sa présence militaire aux abords de sa frontière avec le Mali.

11. Quid des otages français ?

Aqmi et ses satellites détiennent dans le nord-est du Mali 13 otages occidentaux, dont six Français. Quatre d’entre eux, employés d’Areva ou d’une filiale de Vinci, Satom, ont été kidnappés sur le site uranifère d’Arlit (Niger) le 16 septembre 2010 ; deux en novembre 2011 à Hombori, entre Mopti et Gao. A l’Elysée comme au Quai d’Orsay, on considère que leur vie n’est pas plus en péril aujourd’hui qu’hier. En revanche, le chaos ambiant brouille davantage les écrans radars des médiateurs qui s’activent dans l’ombre. « C’est déjà galère d’établir et de maintenir le contact avec des interlocuteurs identifiés, soupire un diplomate. Alors là… » Seuls les plus optimistes arguent que toute redistribution des cartes, si confuse soit-elle, ouvre de nouveaux canaux. De l’aveu d’un haut gradé, le sort des captifs, qui obsède le président français sortant, Nicolas Sarkozy, pèse d’un poids « écrasant » sur la posture adoptée par Paris. Et dicte le serment de ne pas engager un seul soldat dans le bourbier malien. « Les aléas de terrain, concède un initié, menacent moins nos compatriotes que les échéances électorales hexagonales, propices à toutes les surenchères. »

12. Quel est le coût humanitaire du chaos malien ?

Les principales victimes de la crise sont une nouvelle fois les populations civiles, toutes ethnies confondues. La région, déjà touchée par la sécheresse, se trouve « au bord d’un désastre humanitaire majeur », alerte Amnesty International. Depuis le début des combats, le 17 janvier dernier, au moins 210 000 personnes ont fui leur domicile. Plus de la moitié d’entre elles ont trouvé refuge dans des camps, hors du Mali : 46 000 en Mauritanie, 30 000 en Algérie, 25 000 au Niger et 23 000 au Burkina Faso. Environ 90 000 autres, déplacées à l’intérieur du pays, sont prises au piège. Les réfugiés parvenus à Kidal, Gao et Tombouctou, les trois principales villes du Nord, ont subi les exactions de bandes armées. Des cas d’enlèvements et de viols ont été rapportés à Gao et à Menaka. Des hôpitaux et les entrepôts d’ONG ont été pillés dans ces villes où l’accès à l’eau, aux soins et à la nourriture devient chaque jour plus difficile. D’où l’urgence d’ouvrir des « corridors » humanitaires.

Par Vincent Hugeux et Boris Thiolay (L’Express)

Un siècle de révoltes

1963-1964 Dans un Mali fraîchement indépendant et marxisant, les petits-fils des pionniers réclament en vain la souveraineté du Nord.
1916-1917 L’élite guerrière touareg se soulève contre la France coloniale, enlisée dans la Grande Guerre.

1972 Naissance en Libye de la Légion islamique de Mouammar Kadhafi, qui recrute des Touareg chassés par la sécheresse, avant de leur ouvrir des camps d’entraînement.

1990 Nouvelle poussée irrédentiste, sur fond d’instauration du multipartisme, conduite par Iyad ag-Ghali, actuel chef d’Ansar ed-Dine. Aboutit deux ans plus tard à la conclusion d’un « pacte national », dont la non-application alimente les rancoeurs.

1996 Les insurgés déposent les armes. Trêve illusoire, rompue en 2001.

2006 Résurgence de l’élan séparatiste, au Mali comme au Niger. Signature en juillet de l’accord d’Alger, qui restera en partie lettre morte.

2012 Le 17 janvier, le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA), dopé par l’afflux d’ex-supplétifs touareg de Kadhafi lourdement armés, attaque Ménaka, Aguelhok et Tessalit (Nord-Est).

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