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Le terrorisme est-il la conséquence d’interventions occidentales au Moyen-Orient?

Le Vif

Le journaliste et spécialiste en islam Michael Lüders a écrit le best-seller intitulé Wer Den Wind Sät (Qui sème le vent). Son accusation cinglante contre les interventions occidentales au Moyen-Orient depuis l’époque coloniale se dévore, mais tient-elle la route ? Nos confrères de Knack ont étudié la question.

Les accusations lancées par l’auteur sont claires. Même si on aime nous faire croire qu’on défend la démocratie et les droits de l’homme, en réalité nous nous intéressons uniquement aux intérêts géopolitiques et au pétrole. Et s’il nous faut sacrifier des centaines de milliers de vies ? C’est dommage, mais qui s’en préoccupe ?

Michael Lüders démontre douloureusement comment le Moyen-Orient a été formé par l’histoire et à quel point nous en sommes peu conscients. Si nous voulons comprendre les vidéos de décapitation de l’EI, nous devons revenir à 1953 et au premier ministre iranien Mohammed Mossadegh que nous avons oublié depuis longtemps. Mossadegh était un progressiste laïque qui voulait plus de droits pour les Iraniens ordinaires. Il a instauré des indemnités de chômage et une assurance-maladie. Afin de répartir les revenus du pays plus équitablement, il a décidé de nationaliser l’industrie du pétrole entièrement aux mains des entreprises britanniques. Les Britanniques et les Américains ne l’ont pas toléré, et Mossadegh a été destitué par un coup mené par la CIA qui a entraîné une recrudescence de sentiments anti-occidentaux.

« Le coup d’État contre Mossadegh a fort blessé le Moyen-Orient », déclare John Nawas, professeur en arabologie et en islamologie à la KuLeuven. « Beaucoup de gens ont compris que l’Occident défend uniquement ses propres intérêts. »

Comment cela explique-t-il la montée de l’EI? Dès que Mossadegh a disparu, la CIA a remis le shah Mohammad-Reza Pahlavi en selle. Le shah était l’un des alliés les plus fidèles des États-Unis. Il surveillait sa position en partageant toutes les richesses avec une petite élite, à la frustration des simples Iraniens. En 1979, les islamistes radicaux s’en sont servis pour le destituer et reprendre le pouvoir. Si Mossadegh avait pu instaurer ses réformes laïques, les islamistes n’auraient jamais eu de succès.

Cette Révolution iranienne a entraîné la percée internationale du radicalisme islamiste. « C’était la seule révolution réussie au Moyen-Orient », explique John Nawas. « Seuls les Iraniens ont réussi à réduire l’influence de l’Occident dans leur pays. Du coup, les citoyens se sont détournés du nationalisme et de la pensée laïque défendue par Mossadegh. Les Iraniens s’en sont servis dans leur propagande : ils devaient leur succès à l’islam et ils appelaient à suivre leur exemple. »

Cependant, l’Iran n’est pas le seul pays à inspirer l’EI, déclare Nawas. Il regarde Israël aussi. « Ils ont vu le succès d’Israël. Et comme c’est un pays religieux, ils en ont déduit que l’état islamique doit pouvoir faire de même. Dans le fond, l’EI et Israël sont tous deux des états religieux qui excluent les personnes qui ont une autre foi, même si l’EI est évidemment beaucoup plus grossier et extrême. »

Pour Michael Lüders, le départ de centaines de jeunes européens en Syrie découle directement de la Révolution iranienne, qui résulte elle-même du coup contre Mossadegh. C’est là la faiblesse de son discours qui blâme l’Occident pour tout. « Le coup contre Mossadegh était effectivement une atteinte flagrante au droit international et une catastrophe pour la réputation de l’Occident », estime Nawas. « Mais il est beaucoup trop simpliste de réduire des phénomènes complexes comme le radicalisme et le terrorisme à un coup d’État de 1953. »

Pauvre Saddam

L’antiaméricanisme de Lüders l’incite à tomber dans la caricature. Rien ne se produit au Moyen-Orient sans qu’il y voie l’ingérence des États-Unis. Ainsi, c’est de la faute des Américains, prétend-il, si Saddam Hussein a envahi le Kuwait en 1990. Quelques années plus tard, le dirigeant irakien avait entamé une guerre contre l’Irak avec leur soutien. Celle-ci a été un échec complet et a amené l’Irak au bord de la banqueroute. Cependant, les États-Unis ont refusé d’effacer les dettes de Saddam. Toujours selon Lüders, il a été obligé de se tourner vers les sources de pétrole koweïtiennes. Il a été injustement démonisé par l’Occident, ajoute-t-il.

Yezid Sayigh est un expert en Moyen-Orient qui vit à Beyrouth et qui est lié au think tank international Carnegie Endowment for International Peace. Il est dérangé par l’analyse de Lüders. « Personne n’a poussé Saddam à une guerre contre l’Iran. Il ne pouvait faire autrement qu’attaquer le Kuwait ? Quelle idée folle. C’est comme si on disait que la montagne de dettes de la Grèce ‘l’oblige’ à entamer une guerre contre la Bulgarie. »

Sayigh: »En fait, je trouve ce genre de propos insultants. Ils excusent les crimes épouvantables de dictateurs comme Saddam. Il est évident que la politique occidentale a eu un impact important au Moyen-Orient. Cependant, les états arabes prennent souvent des décisions qui ne plaisent pas à l’Occident, comme quand ils augmentent le prix du pétrole. Ces pays sont tout à fait capables de garder le cap. Ils sont également responsables de ce qui ne va pas chez eux. »

Son aversion virulente des États-Unis pousse Lüders à des ignorances morales. Pour briser la toute-puissance des États-Unis, il souhaite que la Russie ait plus de voix de chapitre au Moyen-Orient. Mais est-il probable que le président russe Vladimir Poutine prenne les droits de l’homme des musulmans plus à coeur que l’Occident ? L’auteur plaide en faveur d’une coopération avec le président syrien Bachar el-Assad, un avis que Sayigh ne partage pas du tout : « la Syrie n’a pas d’avenir avec Assad. Sa combativité militaire diminue, il ne peut plus surveiller l’ordre. Il ne peut assurer de développement économique non plus : son pays est trop détruit. Et il ne doit pas compter sur l’argent de l’Occident ou des états du Golfe. Finalement, la situation en Syrie a à ce point dégénéré qu’une grande partie de la population continuera à le combattre. Ce n’est pas ainsi qu’on aura un avenir stable. »

Pas de voix, pas d’impôts

L’analyse de Lüders redevient passionnante quand il formule des solutions pour mettre fin au chaos au Moyen-Orient. Ainsi, l’Occident doit se détourner de l’Arabie saoudite, la source de mal. Les Saoudiens propagent le wahhabisme, une lecture extrémiste du Coran qu’ils partagent avec l’EI – et si l’EI et les Saoudiens vivent aujourd’hui sur pied de guerre, c’est parce qu’ils sont loyaux à d’autres tribus. N’est-il pas pervers, se demande Lüders, que l’Occident compte sur les Saoudiens dans sa lutte contre le terrorisme, les principaux sponsors de l’extrémisme islamique mondial ?

Il doute que la situation change de sitôt. Il ne croit pas que l’Occident pourra se distancier des wahhabites et de salafistes liés : les intérêts géopolitiques et la faim du pétrole sont trop grands. John Nawas est trop optimiste : « l’Amérique se distancie déjà de l’Arabie saoudite », dit-il.

Nawas: « Les états du Golfe achètent la loyauté de leurs sujets. En 2001, l’État du Kuwait a versé 1000 dollars à chaque citoyen, par exemple. Ainsi, ils inversent l’adage de la Révolution américaine. À cette époque, la devise était « No taxation without representation » : celui qui paie des impôts mérite une voix au parlement. Aujourd’hui, on dit à la population du Moyen-Orient : « Vous n’avez rien à dire, mais vous ne devez pas payer d’impôts non plus ». D’après la Banque mondiale, l’Arabie saoudite sera faillite dans cinq ans. Alors elle ne pourra plus acheter cette loyauté. La population se révoltera, ce qui changera la situation au Moyen-Orient. Les Américains s’en rendent compte, mais tant qu’on n’en est pas là, ils continuent à soutenir l’ordre existant. »

Yezid Sayigh estime que c’est une erreur de diaboliser l’Arabie saoudite. « L’Occident devra s’entretenir avec les salafistes. C’est la seule solution. Et on ne peut pas tous les mettre dans le même sac. Il y a beaucoup de salafistes modérés qui s’intéressent uniquement aux oeuvres religieuses et aux conversions, tout comme les chrétiens évangélistes. »

Si l’Occident se détourne de religieux saoudiens fanatiques, à qui devons-nous nous adresser ? Aux islamistes plus modérés, écrit Lüders, tels que les Frères musulmans. Bien qu’ils soient souvent démonisés par l’Occident et leurs alliés dans le Golfe, ils bénéficient d’un soutien considérable parmi la population. John Nawas partage cet avis : « Les Frères musulmans s’inspirent de la religion, tout comme les chrétiens-démocrates chez nous. Pourtant, ce ne sont pas des théocrates absolutistes. En 2012, Mohammed Morsi, membre des Frères musulmans, est devenu le premier président élu d’Égypte, il a nommé des femmes et des non-musulmans à de hauts postes. Pour montrer qu’il ne voulait pas d’état strictement religieux où seuls ses partisans avaient leur place. Cependant, il a été destitué par l’armée égyptienne un peu plus tard. Avec le soutien des États-Unis. C’est là le grand problème : l’Occident prétend toujours qu’il faut donner une chance à la démocratie, mais intervient dès que ses intérêts sont menacés. »

La faute des médias

Michael Lüders indique une autre condition essentielle à un Moyen-Orient prospère et démocratique: sans une large classe moyenne, il n’y aura jamais de réformes. Mais en ce moment, elle n’existe pas.

John Nawas: « Déjà dans les années soixante, un certain nombre de sociologues ont compris que cela serait problématique pour le Moyen-Orient. Pourquoi le printemps arabe a-t-il éclaté ? Parce qu’une partie de la classe moyenne est en colère. Beaucoup de gens sont diplômés du supérieur, mais la globalisation pèse sur l’emploi. De façon frustrante ils doivent souvent travailler sous leur niveau. » Yezid Sayigh est d’accord avec lui : « La classe moyenne actuelle dépend de l’état pour son revenu : quand la situation se complique, elle exige plus d’interventions d’état, pas plus de liberté et de participation. Cela freine le développement de la démocratie. »

Dans cette discussion aussi, Lüders cite son bouc émissaire préféré. Chaque fois que des citoyens sûrs d’eux font leurs propres choix politiques, comme en Iran ou en Égypte, les Américains interviennent. Dans les années quatre-vingt, l’Irak a été un des rares pays à développer une classe moyenne florissante. Mais après l’invasion du Kuwait, le régime de Saddam a été soumis à de sévères sanctions économiques. Celles-ci ont entraîné la mort de centaines de milliers d’enfants irakiens et la fin de la classe moyenne. En lieu et place, on voit une population désespérée obligée de chercher refuge auprès d’extrémistes.

Finalement, Lüders, ancien journaliste pour Die Zeit, n’épargne pas les médias occidentaux. Ceux-ci seraient tous de parti pris pour esquisser une mauvaise image du Moyen-Orient. John Nawas partage cet avis : « Les informations au sujet du Moyen-Orient sont incroyablement mauvaises. Je regarde souvent les chaînes arabes. On y voit en permanence des enfants au visage déchiqueté : pour beaucoup de spectateurs au Moyen-Orient ces images sont normales, mais on ne nous les montre pas. En revanche, quand un adversaire de l’Occident, comme Assad, tire sur les manifestants, l’info est rapportée dans nos médias. Mais quand nos alliés saoudiens font de même, le silence est assourdissant. »

Jelle Dehaen

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