Des dizaines de milliers de Slovaques ont envahi les rues de Bratislava, depuis la mort de Jan Kuciak. © H. HOCHSTÖGER/POLARIS POUR LE VIF/L'EXPRESS

Le soulèvement tranquille d’une Slovaquie qui gronde contre son régime

Le Vif

Après le double meurtre d’un journaliste et de sa compagne, le pays vit ses plus grandes manifestations depuis 1989. En jeu, l’avenir du régime.

Posées sur un trottoir de Bratislava, des milliers de bougies semblent monter la garde autour d’une grande photo. L’image montre un jeune homme à la cravate desserrée et sa fiancée aux cheveux longs. Les flammes vacillent sous l’effet du vent, dans ces photophores à capuchon que l’on retrouve, dans les cimetières, sur les tombes du pays. En quelques jours, l’autel a fleuri sur la place du Soulèvement national slovaque, au pied de la plaque commémorative de la  » Révolution de velours « , qui marque la chute, en 1989, du régime communiste.

Le portrait du jeune couple orne aussi des autocollants et des badges, que les étudiants portent au revers de la veste :  » #AllForJan « .  » Ensemble pour Jan « … Jan Kuciak, prometteur journaliste, comptait se marier cette année avec Martina Kusnirova, archéologue. Ils avaient l’un et l’autre 27 ans. Leur assassinat, fin février dernier, a précipité une crise politique et jeté des dizaines de milliers de manifestants dans la rue – une mobilisation énorme à l’échelle de ce petit pays de 5,4 millions d’habitants. Car Jan Kuciak enquêtait sur la corruption et les liens présumés entre la puissante mafia calabraise, la ‘Ndrangheta, et des hommes politiques slovaques proches du pouvoir. L’émotion suscitée par le double meurtre a entraîné la chute de Robert Fico, Premier ministre depuis 2012.

Le soulèvement tranquille d'une Slovaquie qui gronde contre son régime
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Pour la Slovaquie, l’enjeu est de savoir si le pays s’enfonce dans un mode de gouvernance clientéliste, à la manière de plusieurs régimes d’Europe centrale, telles la Hongrie et la Pologne, ou si elle devient une démocratie ouverte et transparente, fidèle à l’esprit et aux valeurs de l’Union européenne. Pour le dire autrement, une partie de l’avenir du projet européen se joue ici.

Dans la maison où Maria reçoit pour évoquer son frère Jan, à une heure de route de la capitale, trois petites bougies ont été allumées sur une commode. Le 9 mars, la jeune femme a pris la parole devant une foule pacifique, mais en colère :  » Je voulais remercier ces gens. La plupart n’ont pas connu Jan, mais ils nous ont soutenus, la famille de Martina et la mienne. Je voulais leur dire que, grâce à eux, on ne se sentait pas abandonnés. Jan était toujours prêt à aider tout le monde, ajoute-t-elle. C’était quelqu’un de très ouvert et de très droit, attaché à certains principes. Il n’aimait pas quand quelqu’un volait.  »

Débusquer les vols en tout genre, Jan en avait fait son métier.  » Il était capable de décortiquer des bases de données durant des heures pour y débusquer des fraudes, précise Martin Turcek, qui fut son voisin de bureau au site d’information Aktuality.sk. Il n’avait pas son pareil pour établir des connexions entre deux informations qui semblent a priori sans rapport.  »

Au moment de sa mort, Jan Kuciak s’apprêtait à publier une enquête au long cours sur les liens unissant des businessmans italiens – installés dans l’est de la Slovaquie et soupçonnés d’appartenir à la ‘Ndrangheta – et deux proches collaborateurs du Premier ministre d’alors, sa conseillère personnelle, Maria Troskova – candidate au concours de Miss Univers 2007 et ex-modèle plus ou moins dénudé pour la presse masculine -, ainsi que le responsable du Conseil de sécurité national, Viliam Jasan. L’un des Italiens mis en cause, Antonino Vadala, a été arrêté mi-mars, à la demande des autorités italiennes, pour trafic de cocaïne.

Mis en ligne sur Internet quelques jours après la mort de Jan Kuciak, l’article était presque achevé. Il s’ajoute à d’autres révélations, du même auteur, sur le détournement de subventions européennes ou sur la fraude fiscale pratiquée par certains hommes d’affaires, tel Ladislav Basternak, propriétaire d’un luxueux appartement loué par Robert Fico. En Slovaquie, tout le monde s’accorde à considérer que son travail a coûté la vie au jeune rédacteur. Deux mois après les faits, le mystère de sa mort et de celle de sa fiancée reste cependant entier.

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Deux balles pour lui, une pour elle

Rien n’a bougé sur le bureau du disparu, où reposent toujours un livre sur la mafia italienne et une tasse tachée de café. S’y ajoute une petite bougie, encore une, que ses amis de la rédaction allument chaque jour, sans oublier celles posées dans le hall d’accueil et d’autres, encore, au pied de l’immeuble.

Les flammes des bougies vacillent dans le village de Velka Maca, aussi, sur le muret de la maison que rénovait Jan Kuciak. C’est ici que les corps ont été retrouvés – deux balles dans la poitrine pour lui, une dans la tête pour elle. Le professionnalisme de leur exécution a sidéré la Slovaquie, où beaucoup pensaient que le pays avait basculé à l’Ouest en intégrant l’Union européenne, en 2004. Les assassinats ciblés et les politiciens corrompus, c’était bon pour les autres…  » Ici, la mort de Jan Kuciak est un événement inimaginable « , résume Jan Orlovsky, à la tête du bureau local de la fondation Open Society, qui encourage les réformes démocratiques et la défense des droits de l’homme.

Dans la rédaction du site d'information Aktuality.sk, où le journaliste disparu travaillait, rien n'a bougé sur son bureau.
Dans la rédaction du site d’information Aktuality.sk, où le journaliste disparu travaillait, rien n’a bougé sur son bureau.© H. HOCHSTÖGER/POLARIS POUR LE VIF/L’EXPRESS

Les étudiants à l’origine des manifestations qui se succèdent depuis la disparition de Jan Kuciak semblent animés par les mêmes idéaux de justice que leur héros. Comme ceux de 1989, qui ont eu la peau du régime communiste, ils ont eu celle du gouvernement. Pour assurer sa survie politique, le successeur de Fico, dont il était le vice-Premier ministre, Peter Pellegrini, va devoir leur prouver qu’il n’est ni sa marionnette, ni le dernier refuge des intérêts en place.

Car la mort du journaliste a révélé une génération à elle-même.  » Ces 20-30 ans sont différents de leurs aînés, explique la sociologue Sona Szomolanyi, célèbre pour son activité au côté de la dissidence anticommuniste dans les années 1980. Ils sont nés dans un système démocratique et ont grandi dans l’Union européenne. Ils sont plus critiques envers le gouvernement et veulent changer les choses. Les trentenaires et les quadras, souvent éduqués et talentueux, sont néanmoins plus individualistes. La politique ne les intéresse guère. C’est la raison pour laquelle, sans doute, tant de leaders de partis semblent ternes.  »

Dans le paysage clairsemé de l’opposition, Miroslav Beblavy, centriste et pro-européen, se tient prêt. Agé de 41 ans, député depuis 2010, il a lancé son nouveau parti, Spolu, un mois seulement avant le déclenchement de la crise politique.  » Nous sommes au début de quelque chose, veut-il croire. Reste à savoir si ce qui vient de se passer pourrait entraîner une dynamique semblable à celle de 1998, quand le gouvernement nationaliste de Vladimir Meciar, accusé de collusion avec la mafia, est tombé. A l’époque, un consensus est apparu au sein de la société pour mener à bien les réformes qui ont permis au pays de rejoindre l’Union européenne. En quatre ou cinq ans, aujourd’hui comme naguère, la Slovaquie pourrait ainsi nettoyer son économie et ses institutions.  »

Martin Turcek (à g.) et Peter Bardy, face aux protagonistes de l'article de leur confrère Jan Kuciak.
Martin Turcek (à g.) et Peter Bardy, face aux protagonistes de l’article de leur confrère Jan Kuciak.© H. HOCHSTÖGER/POLARIS POUR LE VIF/L’EXPRESS

 » L’autre scénario, moins optimiste, aboutirait à une fragmentation accrue du paysage politique, avec des coalitions instables « , poursuit-il. Condamnée au surplace, la Slovaquie resterait alors sous l’emprise du système clientéliste actuel.

 » Les médias mettent au jour de nombreux scandales, poursuit Miroslav Beblavy. Mais il est rare que leurs enquêtes soient suivies d’effet. Les autorités font la sourde oreille, ce qui explique en partie la colère des manifestants. Chaque jour, des révélations sur des ministres et des hommes d’affaires fleurissent dans les médias, sans que les intéressés soient interrogés ou punis.  »

L’assassinat de Jan Kuciak semble avoir renforcé les ardeurs de la presse. Les journalistes d’investigation de rédactions concurrentes se retrouvent désormais, chaque lundi matin, pour une conférence de rédaction commune, dans la salle de réunion d’Aktuality.sk.  » La réunion rassemble les plus sérieux et les plus importants médias du pays, dont des quotidiens, des hebdomadaires et les trois grandes télévisions, raconte Martin Turcek. On se coordonne sur nos sujets d’enquête et sur le timing de leur publication.  »

Sur un pan de mur de la salle, près d’une fenêtre, les portraits des protagonistes de l’ultime article de Jan Kuciak sont reliés entre eux, comme lors d’une investigation patiente.  » Il ne s’agit pas seulement de terminer l’enquête de Jan, précise Peter Bardy, rédacteur en chef. Nous avons trouvé de nouvelles informations.  » Selon le grand quotidien SME, Lubica Roskova, une ancienne députée du parti de Robert Fico, aurait ainsi détourné des subventions agricoles européennes en faisant passer un parking pour une terre cultivée…

Le journaliste et sa fiancée ont été assassinés chez eux, à Velka Maca (district de Galanta, dans l'ouest de la Slovaquie).
Le journaliste et sa fiancée ont été assassinés chez eux, à Velka Maca (district de Galanta, dans l’ouest de la Slovaquie).© H. HOCHSTÖGER/POLARIS POUR LE VIF/L’EXPRESS

Bratislava et Kosice contre la corruption

Déjà, il y a un an, les organisateurs étudiants des récentes manifestations avaient fait défiler des milliers de personnes dans les rues de Bratislava et de Kosice, la deuxième ville du pays, contre la corruption. Tous appelaient déjà à la démission du ministre de l’Intérieur, Robert Kalinak, mis en cause à plusieurs reprises pour ses liens avec des oligarques, et de deux hommes toujours en poste : le chef de la police, Tibor Gaspar, et le responsable de la cellule anticorruption du parquet, Dusan Kovacik. Ce dernier n’a pas déposé un seul acte d’accusation dans la soixantaine d’affaires qu’il a personnellement supervisées.

D’un point de vue strictement légal, pourtant, la Slovaquie n’a aucune leçon à recevoir. Pour rejoindre l’Union européenne, elle s’est alignée sur les règles en vigueur dans les pays déjà membres :  » Sur le papier, elles sont parfois même plus poussées, souligne Pavol Lacko, analyste pour Aliancia Fair-play, une ONG qui enquête et lutte contre le gaspillage de l’argent public et la corruption. L’ennui, c’est que les textes ressemblent à des coquilles vides : les institutions chargées de les appliquer restent faibles et peu performantes. C’est l’un des principaux problèmes du pays.  »

Le pays s'est aligné sur les règles en vigueur dans l'UE, selon l'analyste Pavol Lacko.
Le pays s’est aligné sur les règles en vigueur dans l’UE, selon l’analyste Pavol Lacko.© H. HOCHSTÖGER/POLARIS POUR LE VIF/L’EXPRESS

 » Il y a bien des policiers et des procureurs qui veulent faire leur travail et mener à bien les enquêtes, précise Matej Simalcik, de l’antenne locale de Transparency International. Mais ils en sont découragés. Les tribunaux jugent plutôt bien ce type d’affaires, sauf qu’ils sont rarement saisis. La moitié des cas concernent des pots-de-vin de moins de 100 euros. Les gros poissons, eux, ne tombent jamais dans les filets.  »

Magistrate depuis trente ans, Katarina Javorcikova reçoit dans son bureau bien rangé du très grisâtre palais de justice de Bratislava. Elle a présidé un temps For Open Justice, une association de juges slovaques réclamant plus de formation, de moyens et d’indépendance.  » Nommé par le Parlement, c’est-à-dire le parti au pouvoir, le chef de la cellule anticorruption du parquet devrait être placé sous la tutelle du ministère de la Justice. Quant aux procureurs sous ses ordres (NDLR : équivalent des juges d’instruction en France), ils devraient être statutairement plus indépendants « , estime-t-elle. La pression politique, Katarina Javorcikova connaît bien :  » Elle s’exerce sur certaines enquêtes et je l’ai souvent ressentie « , confie-t-elle.

Pour la sociologue Sona Szomolanyi, ce crime a révélé une génération à elle-même.
Pour la sociologue Sona Szomolanyi, ce crime a révélé une génération à elle-même.© H. HOCHSTÖGER/POLARIS POUR LE VIF/L’EXPRESS

 » Le pays doit décider s’il veut être un Etat de droit, démocratique, dans lequel la loi est la même pour tous, résume Pavol Lacko. A défaut, nous risquons d’évoluer vers un système oligarchique avec un Etat captif, infiltré par la mafia, et des institutions qui n’agissent pas dans l’intérêt général.  »

« Les tribunaux sont rarement saisis », dit le lanceur d’alerte Matej Simalcik.© H. HOCHSTÖGER/POLARIS POUR LE VIF/L’EXPRESS

Bruxelles commence à y mettre son nez. Alerté par les récentes révélations sur le détournement des subventions communautaires, l’Office européen de lutte antifraude examine la possibilité d’une enquête officielle.  » J’espère vraiment que le pays va évoluer dans le bon sens, car je ne suis pas sûr de pouvoir me remettre du meurtre de Jan si, au final, rien ne change « , confie le journaliste Martin Turcek. A Bratislava, 30 000 personnes ont défilé, jeudi 5 avril, suivies par encore 30 000 personnes, dimanche 15 avril, pour éviter une telle issue.

En Slovaquie, les bougies allumées en hommage à Jan Kuciak et sa fiancée ne sont pas près de s’éteindre.

Par Clément Daniez.

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