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« Le rêve chinois ? Prospérité et puissance »

Le Vif

Campagne anticorruption, annonce de réformes économiques… Le président Xi Jinping s’active et s’affirme. Jusqu’o ù ira-t-il ? Le politologue Willy Lam décrypte les desseins du nouveau maître de Pékin.

Depuis son arrivée à la tête du Parti communiste chinois, en novembre 2012, et à la présidence de la République populaire, en mars dernier, Xi Jinping assure qu’il n’épargnera « ni les mouches ni les tigres » dans sa grande campagne contre la corruption. Par son « rêve chinois », il promet une Chine de la petite classe moyenne et une armée puissante, tenant tête à ses voisins ainsi qu’à l’Amérique. S’agit-il d’un simple « rêve » ou d’un projet fondateur pour les décennies à venir ? Tandis que la croissance économique marque le pas et que de nouvelles réformes économiques sont annoncées pour cet automne, Le Vif/L’Express a demandé son éclairage à Willy Lam (photo), un politologue qui observe les évolutions de Pékin depuis plus de trois décennies. Ancien chef du service Chine du quotidien de référence de Hongkong, le South China Morning Post, professeur à l’université d’Akita, au Japon, il prépare un livre sur Xi Jinping.

Le Vif/L’Express : Qu’est-ce que le « rêve chinois » du président Xi Jinping ?

Willy Lam : Avant tout, c’est un appel au nationalisme, qui reste une valeur redoutable. Beaucoup de mes étudiants, à Hongkong, viennent de Chine continentale, ils sont en année de master, et plus de la moitié d’entre eux sont très nationalistes. Dans les années 1980, les diplômés d’université ne se portaient jamais volontaires pour l’Armée populaire de libération ; aujourd’hui, la crème de la crème s’engage. L’éducation patriotique lancée après la crise du 4 juin 1989 (le massacre de la place Tiananmen) s’est révélée très efficace. Du point de vue d’un Occidental, il s’agit d’une forme de lavage de cerveau. Mais les faits sont là : la campagne a réussi.

Quelles sont les conséquences pour le monde extérieur ?

La plus évidente concerne les voisins de la Chine qui ont avec elle des différends territoriaux. Pour eux, ce rêve d’une Chine forte, qui tient tête aux Américains, est synonyme de menace. Le Japon, l’Inde, le Vietnam, les Philippines et même l’Australie peuvent le sentir de manière palpable : les navires chinois croisent à proximité de leurs eaux territoriales. La modernisation de l’Armée populaire de libération, aussi, a été menée bien plus rapidement que ne l’envisageait Washington.

Hormis le nationalisme, le régime propose un rêve de classe moyenne…

Xi Jinping dit clairement qu’en 2021, pour le centenaire de la fondation du Parti communiste, il faudra avoir atteint une société de petite prospérité. Auparavant, la Chine sera devenue la première économie de la planète. Un deuxième anniversaire est important : 2049, le centenaire de la fondation de la République populaire. A cette date, le fossé avec les Etats-Unis aura été comblé sur le plan militaire. Le rêve chinois, c’est une économie prospère et une armée puissante.

Dans cet avenir présenté comme idéal, les Chinois bénéficieront-ils de plus de libertés individuelles ?

Pas dans la version officielle de Xi Jinping et de la propagande d’Etat. Le président a souligné que les rêves individuels des Chinois doivent être compatibles avec le rêve national et il parle, de toute façon, de prospérité économique. Ils pourront acheter un appartement, une voiture, peut-être voyager en Europe, voire envoyer leurs enfants étudier aux Etats-Unis. Certains intellectuels libéraux chinois exigent des libertés politiques. Ils rêvent d’un bulletin de vote pour chaque individu. Cela ne se produira pas. A la fin de 2008, déjà, Hu Jintao [le prédécesseur de Xi] avait prononcé un grand discours pour le trentième anniversaire des premières réformes économiques, dans lequel il rappelait avec insistance qu’il n’était pas question pour autant de suivre la voie occidentale.

La marge est donc limitée… Très limitée. Reste la réforme sociale. Sociale dans le sens de la justice sociale, de l’égalité, de la réduction des écarts de richesse. Je pense que le régime va tenter de pacifier les classes les moins privilégiées, telle celle des travailleurs migrants. Il faudra suivre deux indices : la réforme du hukou (le passeport intérieur, qui limite l’accès des migrants ruraux aux soins et à l’enseignement publics dans les régions développées) et la politique de l’enfant unique. Cela se fera peu à peu, mais il y aura du mouvement. Les grandes entreprises d’Etat se devront aussi reverser une part plus importante de leurs bénéfices au budget national. C’est un premier pas, car elles sont un des éléments les plus problématiques de l’économie : ces entreprises sont en situation de monopole dans plusieurs secteurs majeurs et demeurent très inefficaces. Certaines constituent des empires à elles seules. Sinopec, par exemple, un groupe pétrolier public, est si puissant que ses dirigeants n’ont jamais écouté Wen Jiabao (l’ex-Premier ministre).

Les économistes prônent depuis longtemps une nouvelle vague de réformes. Puisque la croissance marque le pas, celle-ci a-t-elle de meilleures chances de surgir ?

Le gouvernement chinois prépare un document majeur sur l’économie, qui devrait être présenté en octobre ou novembre prochain. Il travaille dur là-dessus. Le problème principal en Chine, ce sont les « intérêts particuliers » des uns et des autres.

Cette expression est souvent utilisée par les dirigeants du Parti, mais le principal « intérêt particulier », n’est-ce pas le PCC lui-même ?

Une manifestation de ces « intérêts » est la présence, dans les échelons les plus élevés du Parti, d’une centaine de clans, à commencer par ceux de Deng Xiaoping et de Jiang Zemin : les deux fils de ce dernier, en particulier le plus vieux, ont amassé des milliards de dollars, même si cela ne peut être prouvé. Il y a eu aussi ces enquêtes publiées par l’agence Bloomberg sur le clan de Xi Jinping, ses deux soeurs et ses deux beaux-frères, très actifs dans les affaires. Ces factions, auxquelles s’ajoutent une centaine de grandes entreprises publiques, occupent une position très privilégiée. Le clan de l’ancien Premier ministre Li Peng, par exemple, règne sur une partie du secteur énergétique.

Sur quoi reposent les conflits entre factions ?

A en croire certains intellectuels, les principales divergences ont été idéologiques entre 1949, année de la fondation du régime, et le début des années 1990. La plus célèbre fut la bataille entre les deux lignes, opposant Mao Zedong à Liu Shaoqi et Deng Xiaoping, à la suite du Grand Bond en avant. Puis, sous l’ère Deng Xiaoping, entre Deng et Chen Yun. Il s’agissait de visions du monde qui s’affrontaient et de différentes philosophies et théories économiques. Chen Yun, par exemple, voulait « réformer à l’intérieur de la cage de l’oiseau », tandis que Deng était davantage porté vers le marché. Après le 4 juin 1989, et de manière plus évidente après le milieu des années 1990, si l’on regarde les différents clans – la Ligue de la jeunesse communiste, la clique de Shanghai, le « gang des princes »… -, les divergences idéologiques sont très peu nombreuses. Chacun s’accorde sur la pérennité du pouvoir du parti unique, qui doit maintenir sa stabilité par la force, et sur des réformes économiques donnant plus de place au marché dès lors que ces clans majeurs sont épargnés. Aujourd’hui, le principal obstacle aux réformes n’est pas l’idéologie, c’est l’argent. Renoncer à sa fortune, ou aux monopoles sur des affaires rentables, c’est très difficile, presque impossible.

Comment le Parti peut-il maintenir sa légitimité dans ce contexte ? Xi Jinping est très malin de s’en prendre aux achats par les officiels de montres onéreuses et de critiquer l’organisation de banquets dans des hôtels cinq étoiles. Il surfe sur la haine des riches. Bien sûr, on peut considérer que cela relève de la théâtralité politique, mais cela a un impact en termes de relations publiques avec la masse de la population. C’est pourquoi je pense que cette campagne se poursuivra pendant deux ou trois ans.

La grande campagne anticorruption en cours relève-t-elle d’une simple comédie ?

Il y a beaucoup de tonnerre, mais peu de pluie. Quelques poursuites judiciaires ont été engagées avant l’arrivée de la nouvelle équipe au pouvoir, mais c’est toujours le Parti qui enquête sur lui-même… Attendons de voir si Xi Jinping cible à son tour des officiels de rang ministériel. L’éventuelle publication du patrimoine des principaux responsables sera un autre test révélateur. Le principe est en discussion depuis au moins quatre ou cinq ans. Tout aussi importantes seraient la publication du patrimoine de l’épouse, des enfants, et l’existence ou non de permis de résidence dans des Etats étrangers.

Xi Jinping parvient-il à s’imposer ?

Il semble bien plus à l’aise avec le pouvoir que son prédécesseur, Hu Jintao, qui n’est jamais parvenu à museler l’ex-président Jiang Zemin. Cela peut se révéler bon ou mauvais. S’il est réellement un réformateur, Xi devra attendre encore quelques années, mais sera alors bien plus fort que Hu Jintao ne l’a été pour faire avancer les changements. Mais je ne pense pas que ce sera le cas.

Pourquoi ?

Pour plusieurs raisons, dont celle-ci : il partage avec un certain nombre de « princes rouges » une nostalgie de Mao Zedong, ce qui lui est utile en termes de légitimité. Ces gens-là sont les héritiers de la première génération de dirigeants politiques. Il est dans leur intérêt de continuer à vénérer Mao.

Xi Jinping ne fait pas de la politique comme ses prédécesseurs, pourtant…

Il a une touche personnelle, en partie parce qu’il a été envoyé à la campagne pendant six ans (au cours de la Révolution culturelle, sous Mao) avant d’intégrer l’université. Il a le contact avec le peuple. Toutefois, en l’absence de changements tangibles, les relations publiques et la propagande ne fonctionneront que jusqu’à un certain point. Seules de vraies réformes et la fin des privilèges particuliers des clans permettraient une avancée significative.

Est-il possible d’engager des réformes sans que le système bascule ?

C’est très difficile. L’ex-Premier ministre Wen Jiabao a déclaré publiquement que la Chine devait envisager d’adopter des valeurs (humanistes) universelles et que celles-ci n’ont rien d’intrinsèquement mauvais. Il est le seul membre du bureau politique à avoir eu ce courage. Or, ces mêmes valeurs demeurent aujourd’hui parmi les sept tabous que les professeurs d’université ont interdiction d’évoquer devant leurs étudiants. De même, ils doivent s’abstenir d’évoquer la société civile ou les erreurs historiques du Parti.

Le Parti pourrait-il perdre le pouvoir ?

Avec la génération actuellement aux affaires, je ne pense pas. Le Parti garde le contrôle, d’autant que, sur un plan économique, le gâteau continue de grossir, malgré le ralentissement de l’activité : même avec un taux de croissance limité à 7 ou 8 % seulement par an, la plupart des Chinois ont le sentiment que leur revenu disponible augmente. Par ailleurs, l’appareil qui permet de maintenir la stabilité politique reste fort. Le budget de la sécurité intérieure est supérieur à celui de l’armée. Certains soulignent le rôle d’Internet, à raison d’ailleurs, mais Internet a ses limites, car le contrôle d’Etat est assez efficace. Et seule une petite partie des internautes s’intéresse à la politique. Cela s’est mesuré lors de l’attribution du prix Nobel de la paix au dissident Liu Xiaobo. Plusieurs universités ont sondé des groupes d’étudiants au sujet de ce nom. Ceux qui le connaissaient étaient minoritaires. Beaucoup d’Occidentaux, de sinologues, de journalistes parlent de lui depuis des années comme d’un personnage altruiste, légitime et respectable. Mais une majorité d’étudiants n’a jamais entendu parler de lui. Ce facteur ainsi que l’appareil sécuritaire et le nationalisme demeurent efficaces. C’est pourquoi, si certains ont prédit à de multiples reprises l’effondrement du Parti, je ne vois pas cela se produire au cours de ces dix prochaines années. A long terme, en revanche, le système est condamné.

Propos recueillis par Harold Thibault

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