"Nous ne brisons pas les doigts pour respecter les droits de l'homme", assure un policier haïtien chargé de réprimer une manifestation. © DR

Le regard incisif du dessinateur haïtien Teddy sur la situation de son pays

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Le 15 octobre, les casques bleus auront quitté Haïti, après treize ans de présence. Stabilisé, le pays ? Pas vraiment. Le regard incisif de Teddy, dessinateur de presse à Port-au-Prince.

Il s’est fait un nom dans son pays. Et pour cause, Teddy Keser Mombrun est dessinateur de presse, un métier qu’il est le seul à exercer quotidiennement en Haïti. Ses caricatures sont publiées depuis onze ans dans les colonnes du Nouvelliste, le plus ancien journal haïtien (fondé en 1898) et le seul à paraître régulièrement. Né en 1984, Teddy a fait des études de médecine et est devenu médecin généraliste. Toutefois, depuis six mois, il est, à temps plein, caricaturiste, auteur de BD et responsable du choix de toutes les illustrations publiées dans son quotidien.

 » Le salaire dérisoire d’un médecin en Haïti ne permet pas d’avoir une vie décente et ses conditions de travail sont déplorables, souligne-t-il. Je gagnais à peine 20 000 gourdes par mois, moins de 300 euros. Le budget national alloué au système de santé est ridiculement bas. Le personnel soignant se met souvent en grève. Faute de financement, plus de la moitié des centres hospitaliers ont fermé leurs portes, d’autant que peu de patients ont les moyens de se faire soigner à l’hôpital. Des ONG ont longtemps pris le relais, mais beaucoup ont quitté Haïti.  »

Réputation ternie

Teddy, seul caricaturiste
Teddy, seul caricaturiste « quotidien » en Haïti.© OR

Les soldats de l’ONU eux aussi plient bagage : après treize ans de présence, la Minustah laisse la place, ce 15 octobre, à une force de police plus restreinte chargée de former les forces haïtiennes d’ici à deux ans. Les casques bleus avaient été déployés en 2004 pour aider à endiguer la violence après le départ du président Jean-Bertrand Aristide. Mais ils ne sont jamais parvenus à gagner la confiance des habitants. Les partisans de l’ancien chef d’Etat percevaient la Minustah comme une armée d’occupation. La colère de la population s’est accentuée au fil des scandales de viols perpétrés par des casques bleus. Leur réputation s’est encore ternie depuis 2010, quand des soldats népalais ont introduit le choléra dans le pays (ils ont contaminé une rivière par leurs excréments). L’épidémie a fait 10 000 morts à ce jour.

« N’aie pas peur, c’est pour le bien du pays. » Le président haïtien Jovenel Moïse a publié le mois dernier un budget national qualifié par ses opposants de  » criminel  » pour les défavorisés.

 » Le départ de la Minustah satisfait les masses populaires, mais inquiète les commerçants, estime Teddy. Les casques bleus ont sécurisé Port-au-Prince et ses bidonvilles, mais on assiste déjà à une recrudescence des agressions et des kidnappings. Il ne fait pas bon s’attarder en rue après 20 heures. L’animation nocturne dans la capitale n’est plus ce qu’elle était.  »

La criminalité est en partie liée à l’incapacité des autorités à répondre aux besoins de base de la population. Près de 60 % des Haïtiens vivent avec moins de 2 dollars par jour et le passage de l’ouragan Matthew, en octobre 2016, a compromis les perspectives de relance par l’agriculture. Confrontés à la crise économique, au chômage endémique et à l’insécurité chronique, des dizaines de milliers de jeunes Haïtiens se risquent à l’immigration illégale sur le continent américain. Alors qu’Haïti manque cruellement de médecins, près de 40 % des professionnels de la santé formés aux frais du contribuable haïtien cherchent un avenir sous d’autres cieux. On estime ainsi qu’il y a plus de psychologues haïtiens à Montréal qu’en Haïti !

Une commerçante craint le retour de l'insécurité une fois les casques bleus partis. Un jeune se demande ce qu'il va faire désormais de son CV, car il n'a pas de piston. En revanche, un Haïtien rappelle la responsabilité des soldats népalais dans l'épidémie de choléra et un malfrat se réjouit, lui aussi, du départ de la force internationale.
Une commerçante craint le retour de l’insécurité une fois les casques bleus partis. Un jeune se demande ce qu’il va faire désormais de son CV, car il n’a pas de piston. En revanche, un Haïtien rappelle la responsabilité des soldats népalais dans l’épidémie de choléra et un malfrat se réjouit, lui aussi, du départ de la force internationale.

Menaces ou intimidation ?

 » Bon nombre de mes amis universitaires ont quitté le pays, confirme le caricaturiste. Les jeunes diplômés partent au Canada, aux Etats-Unis. Ceux qui n’ont pas de formation gagnent plutôt le Chili et le Brésil, où ils se retrouvent à travailler dans des conditions parfois inhumaines. Il y a plusieurs vols par jour entre Port-au-Prince et Santiago. Les familles qui restent au pays survivent grâce à l’aide de la diaspora installée en Amérique ou en Europe. Après chaque élection d’un nouveau président en Haïti, les espoirs de sortir de l’ornière sont déçus.  »

Au pouvoir depuis février, après plus d’un an de crise politique, le président Jovenel Moïse, ex-PDG au parcours opaque, est déjà contesté par la rue. Il a présenté le mois dernier un budget national qualifié par ses opposants de  » provocation faite au peuple « . Après sa ratification par le Parlement, une manifestation a rassemblé des dizaines de milliers de syndicalistes, étudiants, chauffeurs de taxi-motos…, qui ont réclamé le départ du président. De nombreux véhicules ont été incendiés.  » Businessman de 49 ans et poulain de l’ancien président ultralibéral Michel Martelly, Jovenel Moïse est attaqué pour son amateurisme, explique Teddy. On lui reproche surtout de vouloir taxer les défavorisés, donc de travailler dans l’intérêt des bourgeois.  »

Les caricatures de Teddy, sans complaisance à l’égard des autorités haïtiennes, lui valent-elles menaces, intimidations ?  » Mes dessins sont le reflet de situations bien connues des lecteurs, répond-il. La caricature fait désormais partie de la culture haïtienne et on tolère mon regard sur l’actualité. Ma famille craint néanmoins pour moi et me demande de laisser tomber.  »

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