© Teresa Sdralevich

 » Le pouvoir des armes nucléaires est avant tout dans nos têtes « 

Le Vif

Les négociations pour éviter que l’Iran ne dispose de l’arme nucléaire sont entrées dans leur dernière ligne droite. Pour le chercheur américain Ward Wilson, il faut convaincre que la bombe atomique est devenue inutile.

Les armes nucléaires sont-elles utiles et efficaces ? Cette question, honnie des dirigeants détenteurs de la bombe, Ward Wilson, directeur du projet « Repenser les armes nucléaires » au Basic (British American Security Information Council), un think tank basé à Londres et à Washington, la pose de front dans un livre au titre volontairement provocateur Armes nucléaires. Et si elles ne servaient à rien ? (1). Ce chercheur américain démonte les mythes que la bombe et, surtout, les politiciens qui la manipulent, ont engendrés depuis Hiroshima. Un propos qui interpelle alors que les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU (Etats-Unis, Russie, Chine, Royaume-Uni, France) et l’Allemagne doivent conclure, avant la fin mars, avec l’Iran un accord sur l’encadrement à des fins strictement civiles du programme nucléaire de Téhéran.

Le Vif/L’Express : En quoi le succès des négociations entre les grandes puissances et l’Iran sur son programme nucléaire serait-il une bonne nouvelle ?

Ward Wilson : Empêcher l’Iran d’acquérir l’arme nucléaire est probablement une bonne chose en quasi toutes circonstances. Je ne suis toutefois pas aussi convaincu que d’autres qu’un Iran doté de l’arme nucléaire serait grandement dangereux. Ma lecture de l’Histoire est que la folie n’est pas délimitée géographiquement. Cela fait de chaque Etat détenteur de la bombe atomique un danger. Limiter le nombre d’Etats qui la possèdent est en tout cas salutaire.

Israël, mais aussi des pays arabes, ont émis des critiques sur ces négociations. Pourquoi ?

Les dirigeants israéliens sont coincés dans une réflexion de type « guerre froide » qui veut que les armes nucléaires constituent la garantie ultime. Ils imaginent que l’Iran les attaquera directement s’il se procure ces armes. Et s’il est vrai que certains dirigeants iraniens ont menacé Israël, pensez aux difficultés d’utiliser des armes nucléaires au Moyen-Orient. Une attaque nucléaire amènerait probablement une riposte complète d’Israël et sans doute des Etats-Unis (et peut-être même de l’Otan). En outre, trois problèmes pratiques se posent. D’abord, l’Iran ne se fera aucun ami au Moyen-Orient s’il tue 20 000 Palestiniens en attaquant Israël. Ensuite, comment frapper Israël sans détruire Jérusalem, troisième lieu saint de l’islam ? Enfin, le Moyen-Orient n’est pas une région assez vaste pour éviter des répercussions mortelles à Amman ou au Caire à cause des radiations. Les armes nucléaires sont tellement difficiles à utiliser qu’elles ne sont simplement pas utiles. Il est temps de les réévaluer à l’aune de leur utilité pragmatique. Si on considère les armes nucléaires pour ce qu’elles sont, à savoir des outils vieux de 70 ans, passés de mode, dangereux, avec des capacités limitées, et peu utiles, on fera un véritable progrès. Et les incertitudes liées au nucléaire au Moyen-Orient pourront être surmontées. Or, les défenseurs de l’arme nucléaire se disent réalistes mais ne le sont pas.

Les Etats détenteurs de l’arme nucléaire sont-ils prêts à cette réflexion ?

Pour le moment, la foi dans ces armes domine. Mais les croyances des hommes peuvent changer très rapidement. Le pouvoir du nucléaire est avant tout dans nos têtes. Certes, les Etats-Unis ne semblent pas prêts à ce débat maintenant. Mais les arguments en sa faveur sont si fragiles qu’un seul coup de canif peut tout bousculer.

Pourquoi contestez-vous l’idée que les bombes atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki aient contribué à mettre fin à la Seconde Guerre mondiale ?

Les villes détruites par les Allemands en Russie n’ont pas amené une reddition russe. Le bombardement de Hambourg par les Alliés n’a pas forcé les nazis à se rendre… Les exemples où la destruction de villes n’a pas permis de gagner une guerre sont nombreux. Durant l’été 1945, les Américains ont bombardé 68 villes japonaises avec des armes conventionnelles. Certaines d’entre elles, comme Toyama, ont connu un pourcentage de destruction bien plus élevé qu’Hiroshima. L’armée japonaise ne s’est pas rendue à ce moment-là. Pourquoi la dévastation de deux villes supplémentaires l’y aurait-elle poussée ?

Pour vous, la véritable raison de la reddition japonaise est la déclaration de guerre de l’Union soviétique au Japon, le 8 août 1945.

Imaginer de se battre non plus contre une mais bien deux superpuissances a eu clairement un impact plus fort que de voir deux villes supplémentaires bombardées.

Pourquoi la version officielle a-t-elle été si peu critiquée ?

L’empereur du Japon a affirmé que la bombe atomique l’avait forcé à déposer les armes pour des raisons politiques. Il ne pouvait pas reconnaître devant son peuple que les troupes japonaises ne s’étaient pas bien battues ou que l’armée et la marine n’avaient pas suffisamment collaboré. Politiquement, il était préférable d’avancer que l’ennemi avait vaincu grâce à une avancée scientifique incroyable que les Japonais ne pouvaient ni prévoir ni battre. Quand la guerre a été finie, remettre cette version en cause aurait signifié que les Soviétiques avaient permis la victoire ; ce qui était impensable en pleine guerre froide.

La politique de dissuasion nucléaire n’a-t-elle pas encouragé une course à la bombe la plus puissante ?

Avant la Première Guerre mondiale, la puissance militaire d’une nation se mesurait à ses navires de guerre. On s’est rendu compte qu’ils n’étaient pas si décisifs en 14-18. Après la guerre 40-45, les Etats-Unis ont inculqué à leurs alliés que posséder l’arme nucléaire constituait un atout crucial et qu’il fallait donc s’attacher à disposer de la plus puissante. Or, depuis soixante ans, la taille des bombes n’a fait que diminuer à la satisfaction des généraux et des stratèges militaires. Les militaires veulent des armes pratiques. Ce n’est pas le cas d’une arme nucléaire : impossible de détruire une cible avec précision sans anéantir les trois quarts d’une ville. Le nombre de militaires qui n’aiment pas les armes nucléaires est surprenant.

« C’est un choix stupide de dépendre de la dissuasion nucléaire pour notre sécurité », écrivez-vous…

La dissuasion nucléaire fonctionne parfois. Heureusement, l’arme nucléaire n’a plus été utilisée depuis Nagasaki. Mais la dissuasion ne peut fonctionner qu’à long terme. C’est sa faiblesse. Un échec peut conduire à une guerre causant 300 millions de victimes. La dissuasion implique des êtres humains qui sont faillibles, ce qui la rend elle-même faillible.

Quentin Noirfalisse

(1) Armes nucléaires. Et si elles ne servaient à rien ?, par Ward Wilson, Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité, 165 p. www.grip.org

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