Khalifa Haftar (en portrait) pourrait s'atteler à l'organisation d'une élection présidentielle en 2018, histoire d'asseoir sa popularité... et son pouvoir. © E. AL-FETORI/Reuters

Le maréchal libyen Khalifa Haftar, le nouveau maître du désert

Le Vif

Galvanisé par ses succès militaires, le maréchal Haftar, 74 ans, ne cache plus ses ambitions. Si certains voient en lui un nouveau Kadhafi, il n’en a pas moins le soutien de la communauté internationale. Portrait.

C’est un homme qui ne perd pas de temps. A peine a-t-il libéré du joug djihadiste Benghazi, la deuxième ville de Libye, le 5 juillet dernier, que le maréchal Khalifa Haftar s’attaque à Derna, un port de 120 000 habitants, situé à quatre heures de route. Bastion de combattants moudjahidines, la cité est déjà encerclée.  » La bataille s’annonce difficile, commente un diplomate occidental. Le site est enclavé et les habitants, très éprouvés par le blocus. Mais, pour Haftar, ce serait un joli coup : la prise de Derna lui permettrait d’étendre un peu plus son emprise dans l’est et de conforter son image d’homme providentiel – le seul capable de sauver son pays du naufrage.  »

En voyant des milliers de bras brandir son portrait dans une Benghazi en fête, Khalifa Haftar n’a pas boudé son plaisir. Longtemps raillé par ses ennemis, qui ne voyaient en lui qu’un  » militaire de pacotille « , il prend enfin sa revanche. Par la force et par la ruse, l’homme fort de la Cyrénaïque (est de la Libye) s’impose sur la chaotique scène politique libyenne. Jusqu’où ira-t-il ? Son intervention télévisée, après la libération de Benghazi, marque les esprits. Il y apparaît en uniforme blanc cousu de breloques dorées – la même tenue d’apparat que feu le dictateur Muammar Kadhafi. Haftar se voit-il en nouveau raïs ?  » Ne nous emballons pas ! tempère ce diplomate. Le maréchal compte de nombreux ennemis dans l’ouest du pays, à commencer par Fayez al-Sarraj, le chef du gouvernement, installé à Tripoli, la capitale. Les deux hommes sont à couteaux tirés, chacun cherchant à étendre son autorité. Mais Haftar bénéficie de solides soutiens à l’étranger. S’il parvient à rester dans le jeu, il peut aller loin.  »

Il doit parfois abandonner les positions qu’il conquiert, car il n’a pas de soldats pour les tenir

Qui aurait misé un dinar, il y a dix ans, sur cet ex-général à la retraite ? Longtemps, sa carrière n’a été qu’une litanie d’échecs et de rendez-vous ratés. Né en 1943, dans la ville d’Ajdabiya, dans l’est, le jeune Khalifa entre à l’Académie militaire royale à 20 ans. Il y fait la connaissance d’un certain Muammar Kadhafi. Ensemble, ils fomentent le coup d’Etat qui, dans la nuit du 31 août au 1er septembre 1969, chasse le roi Idris Ier et installe Kadhafi à la tête du pays. Lequel promeut Haftar au grade de colonel, mais le tient soigneusement éloigné du pouvoir. Méfiance ? En 1978, il l’envoie suivre une formation militaire à Moscou. Huit ans plus tard, il lui confie la délicate conquête de la bande d’Aozou, aride langue de terre, de sable et de rocaille, large d’une centaine de kilomètres, à l’extrême nord du Tchad. Fiasco. Soutenues par les forces françaises, les troupes du président tchadien Hissène Habré, plus nombreuses, écrasent le corps expéditionnaire libyen. Haftar est capturé avec plusieurs centaines d’hommes. Humilié, Kadhafi l’abandonne à son sort. Son ancien compagnon d’armes croupit dans une geôle, avant de retourner sa veste. Soutenu par la CIA américaine, il constitue un bataillon de volontaires, pour la plupart des Libyens exilés. Objectif : renverser l’impétueux  » Guide de la révolution « . Pendant de longs mois, ils s’entraînent dans le désert. Mais l’arrivée au pouvoir d’Idriss Déby, nouveau président tchadien soutenu par Kadhafi, change la donne. Haftar est déclaré persona non grata. Les Américains l’exfiltrent vers les Etats-Unis et l’installent dans la ville paisible de Vienna (Virginie occidentale). Il y vivra vingt ans. Sa maison, cossue, est située près d’un golf… et du siège de la CIA.  » Haftar, l’homme des Américains  » : cette réputation lui colle à la peau lorsqu’il rentre en Libye en 2011 et soutient l’insurrection anti-Kadhafi. Il prend la direction des combats contre les troupes du Raïs, mais se retrouve englué dans des luttes de pouvoir. Incapable de s’imposer à la tête de l’armée, il se retire à la fin de 2011, après la mort de Kadhafi.  » Les Américains pensaient qu’il serait accueilli en héros, raconte Ibrahim Arami, analyste indépendant sur le Sahel. Après cette déconvenue, Washington a certainement pris ses distances avec lui.  »

L’histoire aurait pu s’arrêter là, et Haftar couler des jours amers dans sa maison de Benghazi. Mais le pays va mal. Les vieilles élites post-kadhafistes et la jeune garde islamisante se déchirent, les milices s’affranchissent du pouvoir et les djihadistes dévastent le centre du pays. Insupportable pour Haftar. Le 14 février 2014, il diffuse une vidéo sur les réseaux sociaux. Visage grave, fine moustache impeccablement taillée, il annonce d’une voix martiale la suspension du gouvernement et du Parlement. C’est la stupeur, le temps que les autorités opposent un démenti. Partout, dans le pays, on tourne en dérision ce général à la retraite et son  » coup d’Etat de la Saint-Valentin « .

L'est du pays, qui comprend le croissant pétrolier, est contrôlé par Haftar, la zone de Tripoli par al-Sarraj. Les islamistes sont présents dans le centre.
L’est du pays, qui comprend le croissant pétrolier, est contrôlé par Haftar, la zone de Tripoli par al-Sarraj. Les islamistes sont présents dans le centre.© ARTPRESSE

Mais, bientôt, les rires cessent. Le 16 mai, Haftar annonce la création de l’Armée nationale libyenne et lance l’opération Dignité. Son but : détruire les milices islamistes qui écument Benghazi et ses environs. Cette fois, Haftar a bien préparé son coup. Il a rencontré en amont de nombreux chefs de tribus et rallié une partie de l’armée. Surtout, il est allé chercher de l’aide au-delà des frontières.  » Haftar a sollicité des hommes d’affaires libyens, proches du pouvoir égyptien, précise Karim Mezran, chercheur au centre Rafik-Hariri pour le Moyen-Orient, à Washington. Le Caire craint des incursions du groupe Etat islamique sur son territoire. Son soutien a été massif.  » Les Emiratis et les Saoudiens, qui cherchent à réduire l’influence des Frères musulmans libyens, ont emboîté le pas, suivis des Occidentaux.  » Haftar a été très habile, commente Luis Martinez, directeur de recherches à Sciences po au Centre de recherches internationales à Paris. Plutôt que de marcher sur Tripoli ou de confisquer la manne pétrolière, il s’est focalisé sur la lutte contre les djihadistes. Il s’est ainsi assuré le soutien des Européens, des Américains et des Russes.  »

Mais la croisade anti-islamiste d’Haftar a un effet pervers : des factions intégristes armées, longtemps en désaccord, s’allient contre ce nouvel ennemi. Un front  » anti-Haftar  » se constitue dans l’ouest.  » Le général ne fait aucune distinction entre l’islam politique prôné par les Frères musulmans et le terrorisme d’Al-Qaeda, commente Frederic Wehrey, chercheur au sein du programme Moyen-Orient du Fonds Carnegie pour la paix internationale. Cela l’amène à aggraver les fractures au lieu de les réduire.  »

Trois ans plus tard, le pays n’a jamais été aussi fragmenté. A l’est, Haftar s’est rendu maître d’un vaste territoire ; il a repris possession du Croissant pétrolier, large zone côtière flanquée de pipe-lines et de raffineries. A l’ouest, le Premier ministre, Fayez el-Sarraj, peine à asseoir son autorité au-delà de Tripoli. Dans le sud, les communautés touarègue et toubou restent en retrait, tant qu’un pouvoir légitime n’aura pas émergé. Enfin, les islamistes radicaux, forts d’au moins 3 000 hommes, étendent leur ombre dans le centre.

Le grand pourfendeur des islamistes a enrôlé des… salafistes

Ce morcellement ne profite à personne. Et surtout pas à Haftar, dont l’armée, réputée puissante, montre d’inquiétantes faiblesses.  » Il a peu d’hommes fidèles, soutient Ibrahim Arami. La preuve : il doit parfois abandonner les positions qu’il conquiert, car il n’a pas de soldats pour les tenir. C’etait le cas du Croissant petrolier, l’an dernier, qu’il a dû conquérir a deux reprises.  »  » Pourquoi a-t-il mis trois ans à libérer Benghazi ? opine Frederic Wehrey. Son armée est très hétérogène. La plupart de ses soldats viennent des tribus de l’est. Ils acceptent de se battre dans leur région d’origine, mais sont plus réticents à aller croiser le fer avec les milices de Tripoli.  » De combien d’hommes dispose-t-il ?  » Environ 10 000, répond Karim Mezran. Hormis les forces tribales, Haftar peut compter sur des mercenaires étrangers, notamment soudanais et tchadiens et, de façon plus étonnante, sur des salafistes.  » Le grand pourfendeur des islamistes a en effet enrôlé des fondamentalistes :  » On les trouve dans le 210e régiment d’infanterie, révèle l’un de ses proches. Ils sont braves, fidèles et ont des relais jusque dans l’état-major. Haftar joue un jeu dangereux : il est persuadé qu’il peut les contrôler, mais il aura du mal à les écarter, lorsqu’il n’en aura plus besoin.  » Faut-il voir, dans leur présence, une influence des émirats du Golfe ?  » Bien sûr, abonde Karim Mezran. Déjà, en février, les autorités de l’est – contrôlées par Haftar – avaient tenté d’imposer une directive obligeant toute femme qui voyage à se faire accompagner d’un homme. Directive retirée sous la pression populaire, au grand dam des intégristes, qui l’avaient largement inspirée.  »

Le président français Emmanuel Macron entouré des deux rivaux pour la conclusion d'un cessez-le-feu : Fayaz al-Sarraj (à g.) et Khalifa Haftar, le 25 juillet, à La Celle-Saint-Cloud près de Paris.
Le président français Emmanuel Macron entouré des deux rivaux pour la conclusion d’un cessez-le-feu : Fayaz al-Sarraj (à g.) et Khalifa Haftar, le 25 juillet, à La Celle-Saint-Cloud près de Paris.© P. WOJAZER/REUTERS

Un tel homme peut-il sauver la Libye ?  » C’est un militaire jusqu’au bout des ongles, lâche un autre diplomate. Haftar a été très marqué par le nationalisme arabe. Sa vision du monde date des années 1970. Mais a-t-il vraiment un projet politique ?  » Certains lui prêtent des intentions hégémoniques. Réputé arrogant, celui qui s’est fait élire maréchal par le Parlement de Tobrouk négocierait avec les tribus de l’ouest, afin d’obtenir leur soutien lorsqu’il partira à la conquête de Tripoli. D’autres pensent qu’il va peser de tout son poids pour organiser une élection présidentielle en 2018. Car ce format de gouvernance conviendrait très bien à ce jupitérien en képi, qui ne veut pas entendre parler de régime parlementaire ou de partage du pouvoir. Mais est-il réaliste de faire voter les Libyens ? Benghazi est désertée, Derna encerclée, Toubous et Touaregs menacent de boycotter l’élection…  » Avant d’aller aux urnes, il faudrait, déjà, reconstruire l’Etat et ses institutions, estime Patrick Haimzadeh, ancien diplomate français familier de la Libye. En voulant aller trop vite, on risque d’organiser de « mauvaises » élections et d’aggraver la situation.  » Problème : la pression internationale est très forte. La Libye, qui possède les neuvièmes réserves mondiales de pétrole, suscite des convoitises. Khalifa Haftar le sait, et ce  » timing  » lui convient parfaitement. A 74 ans, l’homme au triomphe tardif entend aller vite. Une fois encore, ses alliés étrangers pourraient bien servir ses intérêts.

Par Charles Haquet.

Vers une décentralisation ?

Pour l’instant, c’est un sans-faute. Ghassan Salamé, l’émissaire de l’ONU chargé d’élaborer une feuille de route pour la Libye, est, selon plusieurs sources, « plutôt apprécié par les différentes factions libyennes ». Tant mieux, car il n’a pas la partie facile. Il doit déjà les réunir autour d’une table. Faut-il organiser une élection présidentielle ? Législative ? Instaurer un triumvirat ? Ensuite, Ghassan Salamé va devoir tempérer les ardeurs de la communauté internationale. Tandis qu’Emmanuel Macron réunit, fin juillet, Fayez al-Sarraj et Khalifa Haftar à La Celle-Saint-Cloud, le président congolais Denis Sassou Nguesso convoque, deux mois plus tard, les dirigeants libyens à Brazzaville. Plus discrets, les Italiens, les Russes et les Turcs, qui ont massivement investi en Libye avant la guerre, aimeraient bien récupérer leur mise. Sans parler des pays du Golfe, des Egyptiens, des Algériens… Ghassan Salamé devra les convaincre que la Libye a besoin de temps pour se reconstruire, et que l’avenir du pays ne passe pas forcément par l’élection d’un leader omnipotent. Après cinq ans de guerre civile, les Libyens ont-ils envie d’un nouveau raïs ? Pour de nombreux experts, la Libye, très morcelée, pourrait trouver son salut dans un système décentralisé, qui donnerait davantage de pouvoir aux communautés locales.

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