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Le livre noir de la Mafia

Le Vif

Elle a depuis longtemps supplanté la Cosa Nostra sicilienne sur le marché de la drogue. Dans Mafia calabraise. Les dix commandements, le juge Nicola Gratteri et l’expert Antonio Nicaso décryptent, de l’intérieur, les règles et les serments de cette organisation implacable devenue une menace mondiale. Extraits.

« La ‘Ndrangheta est une, et une seule » C’est le premier commandement. Il n’y a pas d’autre ‘Ndrangheta que celle qui a vu le jour et a grandi au coeur des rudes montagnes de l’Aspromonte. « La force est là-bas, la mère est là-bas », dit Antonino Belnome, ancien boss de la ‘Ndrangheta à Giussano, un fief lombard de la Ligue du Nord […]. Pour lui, « là-bas » », c’est la Calabre. Malgré toutes les ramifications en Italie et dans le monde entier, la tête de la ‘Ndrangheta demeure au bord des torrents qui traversent San Luca et Plati, parmi les oliveraies de la plaine de Gioia Tauro et entre les murs des beaux immeubles de la ville de Reggio di Calabria, tournés vers la Sicile. C’est là que vivent les boss les plus puissants, les familles les plus redoutées, les clans les plus violents. Ce sont les gardiens du temple, les seuls capables de faire vivre le modèle d’origine, même très loin des montagnes calabraises comme, par exemple, sur les docks de Toronto, au Canada, dans les forêts de Hillsville, aux Etats-Unis, ou sur le marché aux fruits et légumes de Melbourne, en Australie.

Le mafieux, un élu de Dieu Il y a eux, et il y a les autres. Ils se considèrent comme des hommes à part, et les autres, ceux qui ne font pas partie de la ‘Ndrangheta, sont des contrasti et des carduni, des externes qui travaillent pour l’Organisation. Les traîtres – quant à eux – sont destinés à brûler comme l’image religieuse que l’aspirant picciotto tient dans la main lors de la cérémonie de son initiation. Les rites anciens et les serments violents auxquels ils doivent fidélité donnent aux ‘ndranghetistes l’impression d’être différents des autres hommes, pour ne pas dire meilleurs. […]

« Tu ne fais plus partie de ce monde. Le nôtre est un monde à part. » C’est par ces mots que Serafino Castagna a été accueilli dans la ‘Ndrangheta, le lundi saint de 1941.

L’initiation par le baptême Le choix du baptême est la dernière étape d’un parcours, le moment culminant pour le ‘ndranghetiste. […] Di Bella se souvient parfaitement de ce moment […] : « Le jour où tu dis: « Oui, j’accepte », tu acceptes le règlement, et c’est un serment. Si on t’ordonne de tuer ta propre mère, tu dois le faire. On prononce aussi une phrase rituelle: « Que ma chair brûle comme cette image. » On te donne une image de la Madone, une image sacrée à laquelle on met le feu pour qu’elle se consume complètement. […] C’est comme ça qu’on devient ‘ndranghetiste. Et on doit respecter le code, du baptême à la tombe. » […] Après son baptême, le jeune mafieux cesse de penser avec sa tête et agit comme une machine « qui aurait été branchée », comme l’explique Salvatore Pace, ancien sicaire de l’organisation criminelle. Originaire de Plati et collaborateur de justice historique en Lombardie, Saverio Morabito raconte qu’il a abattu l’avocat Pietro Labate […] dans la province de Milan, en 1983, « sans connaître les raisons du meurtre et uniquement parce qu’on le lui avait ordonné ». A ce propos, Giovanni Falcone [juge pionnier de l’anti-Mafia] disait : « On peut sourire à l’idée d’un criminel au visage dur comme la pierre […] qui prend en main une image pieuse et jure solennellement sur celle-ci qu’il défendra les faibles […] On peut en sourire, comme on le ferait à l’évocation d’un cérémonial archaïque […]. Pourtant, c’est extrêmement sérieux, car cela engage un individu pour toute sa vie. Entrer dans la Mafia, c’est comme entrer dans les ordres. On ne cesse jamais d’être prêtre. Mafieux non plus. »

Un tribunal interne Connu depuis plus de cent ans sans jamais avoir été amendé, le code de la ‘Ndrangheta fait une distinction entre « négligences » et « erreurs ». Les « négligences » sont des infractions peu importantes sanctionnées par un avertissement verbal ou une punition mineure. En revanche, les « erreurs » comportent des « tragédies », des « taches d’honneur » et des « infamies ». Les « tragédies » impliquent des comportements personnels mettant en danger la sécurité d’autres affiliés; les « taches d’honneur » impliquent des actions portant préjudice à l’honorabilité de la famille, tandis que les « infamies » sous-entendent la violation des principes fondamentaux de l’Organisation. Dans ce dernier cas, le traître est alors puni par la mort. […] Pour la ‘Ndrangheta, Rocco Varacalli, visage buriné et cheveux blonds veinés de gris, est un infâme. Dès le début de sa collaboration avec la justice, il est renié par sa propre famille: « Mon frère s’habille en noir et se laisse pousser la barbe. Quand on lui demande de qui il porte le deuil, il répond qu’il a perdu son frère. Ils ont peut-être même célébré mon enterrement. » Quant à l’ancien boss de Seregno, Rocco Stagno, il a complètement disparu. Accusé d’être un cascettuni, un infâme, après avoir livré aux carabiniers un de ses anciens compagnons – Rocco Cristello -, il a été assassiné en mars 2009 et jeté aux porcs à Bernate Ticino, près de Legnano.

Le pouvoir des Piromalli

A Gioia Tauro [premier port de transit de Méditerranée, en Calabre], ce sont les Piromalli qui, depuis toujours, font la loi. […] Rares sont les familles qui peuvent afficher une telle longévité, un tel entregent et des liens aussi étroits avec le pouvoir. Ce sont les Piromalli qui, dans les années 1970 et 1980, ont géré la sous-traitance des chantiers de construction du cinquième centre sidérurgique: 900 hectares très fertiles transformés en une immense étendue sablonneuse. D’anciennes oliveraies et de luxuriantes orangeraies rayées à jamais de la carte pour faire place à une chimère d’acier. Et ce sont eux aussi qui contrôlent le marché des fruits et légumes de Milan, ainsi que d’innombrables activités industrielles dans le centre et le nord de la Botte.

Des montagnes d’argent

Les mafieux ont tellement d’argent qu’ils ne savent plus où le mettre. Alessandro Pannunzi, fils de Roberto, un des principaux intermédiaires de la ‘Ndrangheta, raconte: « Ils avaient enfoui 100 ou 200 milliards de lires et ils ont dû en jeter 7 à cause de l’humidité qui avait rendu les billets inutilisables. » […]
Les ‘ndranghetistes parlent beaucoup d’argent et d’affaires. Ils investissent dans les secteurs les plus traditionnels – construction, commerce – et d’autres plus modernes, comme la santé, les énergies alternatives, les agences d’intermédiation et de paris. La ‘Ndrangheta est davantage un réseau de relations et d’intérêts entre les affiliés et des acteurs économiques externes (entreprises, entrepreneurs, managers) qu’une holding. « Avec tout l’argent que possède ce type de Bergame, il pourrait construire le pont de Messine », murmure Michele Oppedisano, neveu de « don Micu », le capocrimine arrêté en 2010. […] Nombreux sont les ‘ndranghetistes qui se sont enrichis grâce à la cocaïne, la bamba, comme disent les Italiens en argot, laquelle coule à flots dans le pays et dans toute l’Europe. Directeur de l’Institut de recherches pharmacologiques Mario-Negri, Silvio Garattini explique : « Nos examens des eaux usées de Milan ont révélé en 2009 une consommation d’au moins 10 000 doses de cocaïne par jour dans la ville, et 50 % de plus pendant les week-ends. » Et à Milan, comme dans d’autres villes italiennes, le marché de la « neige » est essentiellement entre les mains des clans de la ‘Ndrangheta. […] Une affaire d’environ 30 milliards d’euros par an.


Mafia calabraise. Les dix commandements, par Nicola Gratteri et Antonio Nicaso, trad. de l’italien par Marie-Paule Duverne et Etienne Schelstraete. L’Express, 258 p., 19 euros.

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