Si les résultats du premier tour se confirment ce dimanche 13 décembre, Marine Le Pen (ici, avec sa nièce, à Avignon) et son équipe devront gérer un budget de 3,5 milliards d'euros en Nord - Pas-de-Calais - Picardie. © © A.-C. POUJOULAT/AFP

Le FN a-t-il les moyens humains pour faire tourner de grosses administrations ?

Le Vif

Aux portes de la victoire dans plusieurs régions, le Front national a-t-il les moyens humains de piloter de telles administrations ? L’expérience municipale l’aide à marquer des points auprès des fonctionnaires territoriaux.

On attendait une vague, ce fut une déferlante. Au premier tour des élections régionales, Marine Le Pen, en Nord – Pas-de-Calais – Picardie, sa nièce Marion Maréchal-Le Pen, en Provence-Alpes-Côte d’Azur (Paca), et Florian Philippot, en Alsace-Champagne-Ardenne-Lorraine, ont largement devancé leurs concurrents Républicains et socialistes. Si, ce dimanche, le second tour confirme la poussée FN, ils seront propulsés à la tête de collectivités puissantes : plus de 8 000 fonctionnaires et un budget de 3,5 milliards d’euros pour le Nord – Pas-de-Calais – Picardie ! Le pilotage de telles structures, responsables des transports régionaux ou des lycées, ne s’improvise pas. Cela requiert les compétences d’une armée de hauts fonctionnaires territoriaux, ayant grade d’administrateur, notamment pour les postes stratégiques de directeur général des services (DGS) et ceux de directeur général adjoint (DGA).

Une question se pose donc : le Front national dispose-t-il des ressources humaines nécessaires pour faire tourner ces grosses cylindrées administratives ? La réponse a son importance car, à moins de deux ans de la présidentielle, c’est toute la crédibilité du parti et de sa présidente qui pâtirait de cafouillages à répétition. Conseiller spécial de Marine Le Pen et adjoint au maire d’Hénin-Beaumont, Bruno Bilde rassure : « Il n’y aura ni « placardisation » ni chasse aux sorcières parmi les agents du conseil régional. Maintenant, si des gens veulent partir, la porte est grande ouverte. On ne va pas s’agenouiller pour que certains directeurs restent. » Avec les redéploiements internes liés à la création des grandes régions, le mercato devrait, de toute façon, être limité. « Le FN n’aura pas de difficulté à recruter des fonctionnaires territoriaux, même au niveau des directeurs. Ils trouveront des profils apolitiques sans problème », se résigne un ancien vice-président socialiste du Nord Pas-de-Calais.

Les temps changent. Longtemps, le Front national, confit dans sa tradition de parti d’opposition, a souffert d’un déficit de cadres politiques efficaces et de techniciens dévoués. Pour Patrick Le Lidec, chercheur au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), le bilan catastrophique des municipalités conquises par le FN en 1995 s’explique par leur incapacité de recruter de hauts fonctionnaires territoriaux qualifiés. D’abord portée par Bruno Mégret ou Carl Lang, aujourd’hui partis, la volonté de professionnaliser l’appareil a resurgi en force depuis 2011, à mesure que la stratégie d’implantation locale prenait corps. La création de collectifs professionnels (Racine, pour les enseignants, Audace, pour les entrepreneurs…) ou d’une association étudiante à Sciences po participe de la même ambition de séduire les populations diplômées. Au-delà de l’énarque Florian Philippot, la moisson reste faible, mais l’objectif est là. « Etre capable de gérer la technostructure, au niveau national comme sur le plan local, constitue un enjeu majeur pour le FN de Marine Le Pen », insiste le sociologue Sylvain Crépon.

Dans le Nord, des fonctionnaires du conseil régional sur le départ ?

En septembre 2013, le secrétaire général du parti, Steeve Briois, a ainsi mis sur pied un comité de gestion et de suivi des administrations (CGSA) pour « constituer et coordonner un réseau de cadres territoriaux (DGS, DGA, directeurs financiers…) ». Selon Bruno Bilde, ce vivier compterait une centaine de cadres de catégorie A, la plus haute de la fonction publique. Les spécialistes de l’extrême droite accueillent ces chiffres avec prudence. « Travailler avec le FN reste un marqueur très fort dans une trajectoire professionnelle et rien ne dit que les parts de marché gagnées ces dernières années vont se transformer en conquêtes durables. A part ceux proches de la retraite ou les plus sensibles aux thèses frontistes, je vois mal de hauts fonctionnaires compétents s’embarquer dans une telle aventure », analyse Patrick Le Lidec.

Dans les 11 mairies remportées par le Front national en mars 2014, le recrutement des équipes a permis de vérifier que les lignes bougeaient : nombre de cadres municipaux ont choisi de poursuivre la collaboration avec les nouveaux édiles FN. C’est particulièrement vrai dans le Sud-Est, où la transition s’est faite en douceur entre droite et extrême droite. A Cogolin (Var) ou Beaucaire (Gard), l’exemple a été donné par le directeur général des services en personne. Le maire de Fréjus, David Rachline, se félicite ainsi d’avoir presque entièrement reconduit l’équipe mise en place par son prédécesseur, Elie Brun. Ce surcroît d’expérience n’a pas épargné aux mairies frontistes quelques boulettes et fautes politiques : fortes hausses des indemnités des élus, condamnations pour injure publique du maire de Beaucaire…

Cette banalisation du frontisme municipal se vérifie beaucoup moins dans le nord de la France. Président (PS) du conseil départemental du Pas-de-Calais, Michel Dagbert avoue avoir reçu ces dernières semaines  » plusieurs dizaines de candidatures » émanant de fonctionnaires du conseil régional. Une hémorragie similaire avait déjà frappé Hénin-Beaumont après la victoire de Steeve Briois aux municipales : une quinzaine de directeurs avaient choisi de partir. Evitant toute polémique en bon élève de Marine Le Pen, le maire a su recruter de nouveaux cadres, dont plusieurs professionnels chevronnés, soucieux de rebondir après des expériences mitigées dans des collectivités de droite. Après dix ans d’ambiance délétère, les fonctionnaires déjà présents à l’époque socialiste respirent. « Le maire est à l’écoute de toutes nos demandes, témoigne René Gobert, secrétaire général de la section CGT des agents territoriaux. On sent qu’il faut que ça tourne. »

Même si les relations avec le personnel sont plus tendues à Hayange (Moselle, au nord-est de la France) ou à Béziers (Hérault, sud), le vote Front national gagne du terrain chez les mêmes fonctionnaires. Signe des temps, le Syndicat national des directeurs généraux des collectivités territoriales (SNDGCT), très hostile au FN avant les municipales, refuse désormais d’évoquer le sujet. Même embarras chez les agents. A quelques jours du premier tour des régionales, un tract de la Fédération CGT des services publics indiquait : « La solution pour obtenir satisfaction sur nos revendications, ça n’est pas l’extrême droite ! » Preuve que la tentation est forte.

Par Thierry Dupont

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