Spécialisée dans la lutte contre les criminalités numériques, l'unité C3N repère notamment des sites marchands susceptibles de financer des projets d'attentats. © g. bassignac/divergence

Le djihad infiltre Internet

Réseaux sociaux, messageries chiffrées, cagnottes en ligne… En difficulté sur le terrain, Daech comme Al-Qaeda misent sur le Web pour recruter, financer et planifier leurs attaques. Enquête depuis la France.

Un raz de marée numérique. Une propagande diffusée à l’échelle planétaire, relayée dans une vingtaine de langues. Agence de presse, radio et magazines en ligne, plateformes Internet diffusant vingt-quatre heures sur vingt-quatre des communiqués appelant à rejoindre le djihad ; plus de 2 000 vidéos  » officielles  » destinées à séduire de nouveaux adeptes et à terroriser les  » mécréants « … A son apogée, à l’automne 2015, l’Etat islamique inonde quotidiennement la Toile de sa logorrhée mortifère. Aucune autre organisation terroriste ou mouvement armé n’avait auparavant colonisé à ce point les réseaux sociaux, les messageries chiffrées, détourné à son profit les nouvelles technologies de l’information. Au point de fonder un  » califat virtuel « , susceptible d’amadouer et d’endoctriner des légions de fans ultraconnectés.

Les frères Clain, suspectés d'avoir revendiqué les attentats de Paris , tous se servaient des nouvelles technologies pour terroriser leurs ennemis, recruter des exécutants ou se rencontrer.
Les frères Clain, suspectés d’avoir revendiqué les attentats de Paris , tous se servaient des nouvelles technologies pour terroriser leurs ennemis, recruter des exécutants ou se rencontrer.

Vaincus militairement par la coalition internationale en 2017, les combattants de Daech font aujourd’hui le dos rond, se terrent dans des déserts reculés ou essaient d’ouvrir de nouveaux fronts, en Afghanistan, en Asie du Sud-Est ou en Afrique. Avec la perte de ses centres névralgiques, Mossoul (Irak) et Raqqa (Syrie), l’organisation terroriste a-t-elle pour autant vu disparaître ses capacités de communication et de destruction ? Loin s’en faut. Au contraire, le cyberdjihad demeure l’une de ses armes majeures, aux côtés des actions de guérilla et des tentatives d’attentats.  » Pour Daech, en perte de vitesse sur le terrain, la propagande redevient primordiale. S’il veut perdurer, le mouvement doit absolument faire vivre ses mots d’ordre et recruter, explique le politologue Asiem El Difraoui, expert de la propagande des organisations djihadistes. On assiste désormais à une décentralisation de son activité numérique. Les centres médiatiques de certaines wilayas (provinces) toujours contrôlées par l’Etat islamique, notamment celle du Khorasan (Afghanistan), prennent le relais des provinces perdues.  »

Rachid Kassim, considéré comme l'inspirateur de plusieurs attentats en France, tous se servaient des nouvelles technologies pour terroriser leurs ennemis, recruter des exécutants ou se rencontrer.
Rachid Kassim, considéré comme l’inspirateur de plusieurs attentats en France, tous se servaient des nouvelles technologies pour terroriser leurs ennemis, recruter des exécutants ou se rencontrer.© AFP

De plus, lorsque les centres de production médiatique  » officiels  » sont inopérants – à la suite d’une destruction physique, ou en cas de neutralisation de leurs serveurs Internet lors d’offensives informatiques menées par la police -, des sympathisants, non affiliés à Daech, jouent les supplétifs :  » Ils dupliquent les contenus, les transfèrent ou les retrouvent sur des plateformes de stockage, avant de les faire resurgir sur les réseaux sociaux et des sites Web « , poursuit Asiem El Difraoui. Un exemple : le site américain Archive.org, tout à fait légal et véritable  » bibliothèque universelle  » du Web, héberge à son insu une masse gigantesque de propagande terroriste. En matière de diffusion de leurs messages, les groupes djihadistes font preuve d’une capacité de résilience impressionnante. Ainsi, en février dernier, les services de lutte antiterroriste ont vu apparaître Mediaction, un nouveau magazine francophone de Daech diffusé via la messagerie chiffrée Telegram, l’outil de discussion favori des djihadistes. Consultée par Le Vif/L’Express, cette publication en ligne de 44 pages, enrichie par des photos de qualité et une mise en pages professionnelle, critique notamment le rôle des journalistes français,  » payés pour leurs mensonges « , tout comme celui de certains experts des mouvements djihadistes. Elle appelle aussi un célèbre chanteur converti à l’islam à se placer dans le véritable  » chemin d’Allah « . L’accès au magazine a été rapidement bloqué par les services de police spécialisés. Jusqu’à ce qu’un deuxième numéro resurgisse sur la Toile au mois d’avril…

Abdel Malik Petitjean, assassin du père Jacques Hamel à Saint-Etienne de Rouvray, tous se servaient des nouvelles technologies pour terroriser leurs ennemis, recruter des exécutants ou se rencontrer.
Abdel Malik Petitjean, assassin du père Jacques Hamel à Saint-Etienne de Rouvray, tous se servaient des nouvelles technologies pour terroriser leurs ennemis, recruter des exécutants ou se rencontrer.

La nature ayant horreur du vide, la débâcle de Daech s’est accompagnée d’une résurgence de la propagande d’Al-Qaeda. Al-Kifah Media ( » le combat « ), le canal d’expression francophone d’Al-Qaeda central, répand régulièrement des appels à la violence et au meurtre contre des personnalités  » ennemies « . Mais la diffusion de l’idéologie n’est qu’un aspect de l’activité des groupes terroristes sur Internet et les réseaux sociaux.  » Les gouvernements et les services antiterroristes se sont focalisés, à juste titre, sur les questions de propagande et de recrutement, relève Jean-Charles Brisard, président du Centre d’analyse du terrorisme (CAT, un centre de recherche dont l’objectif est de devenir le think tank européen de référence dans le domaine de l’analyse du terrorisme). Or les organisations djihadistes ont aussi développé un usage des outils numériques pour organiser chaque phase de leurs opérations militaires et terroristes : financement, repérage de cibles, diffusion de tutoriels de formation au maniement d’armes et d’explosifs, communication au cours d’attaques…  » Il enchaîne :  » Surtout, elles ont approfondi leur connaissance de chaque type de messagerie chiffrée, de réseau social, de plateforme participative ou de stockage, pour en tirer un maximum d’efficacité.  »

Adel Kermiche, assassin du père Jacques Hamel à Saint-Etienne de Rouvray, tous se servaient des nouvelles technologies pour terroriser leurs ennemis, recruter des exécutants ou se rencontrer.
Adel Kermiche, assassin du père Jacques Hamel à Saint-Etienne de Rouvray, tous se servaient des nouvelles technologies pour terroriser leurs ennemis, recruter des exécutants ou se rencontrer.© AFP

Pour entretenir ses troupes ou inciter de nouveaux adeptes à commettre des attentats – comme le faisait à une cadence quasi industrielle le Français Rachid Kassim (tué en février 2017 en Irak) sur Telegram -, Daech a besoin d’argent. En 2014, l’organisation tirait des revenus colossaux du contrôle d’un territoire riche en hydrocarbures, peuplé de 7 millions d’habitants, à cheval sur la Syrie et l’Irak.  » Mais avec le recul qu’ils enregistrent sur le terrain, les djihadistes sont de plus en plus dépendants de sources extérieures de financement, explique un membre d’un service de renseignement. Où qu’ils se trouvent géographiquement, ils tentent d’obtenir des fonds auprès de leurs sympathisants en ayant recours au financement participatif.  » Le principe est simple : n’importe qui peut ouvrir une cagnotte en ligne afin de collecter des dons, par exemple pour offrir un cadeau d’anniversaire (voir page 56). A partir de là, il est possible de détourner du but annoncé la somme recueillie et de la reverser à un groupe terroriste ou à un individu cherchant, par exemple, à acheter une arme pour commettre un attentat. Tracfin, le service de renseignement français chargé de la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme, passe au scanner ces millions de cagnottes pour détecter les cas suspects.

Vidéo diffusée le 13 mai dernier par Daech, montrant le Français Khamzat Azimov la veille de son attentat à Paris, dans le quartier de l'Opéra.
Vidéo diffusée le 13 mai dernier par Daech, montrant le Français Khamzat Azimov la veille de son attentat à Paris, dans le quartier de l’Opéra.© AMAQ NEWS AGENCY/AFP – CAPTURES D’ÉCRANS

Cependant, pour gagner de l’argent via Internet et les réseaux sociaux, l’imagination des djihadistes est sans limites. Sur Instagram, cette application très populaire de partage de photos, on ne trouve pas que des selfies d’ados ou des images de  » chats mignons « . On y débusque aussi des offres commerciales très particulières : des bijoux ornés d’inscriptions et de motifs caractéristiques de groupes djihadistes, des tee-shirts arborant une scène de décapitation d’un prisonnier par un tueur de Daech… Un merchandising macabre qui allie propagande et gains financiers.

Procédé plus étonnant, quand on connaît la pudibonderie affichée par les adeptes du salafisme djihadiste :  » l’arnaque aux sentiments « . Un classique pour certains escrocs du Web. Sur un site de rencontres, un homme parvient à séduire une femme en lui faisant une cour assidue, uniquement par messagerie interposée. Au bout de quelques semaines, l’homme évoque ses déboires financiers et obtient de la femme amoureuse un  » prêt  » de quelques milliers d’euros. Une fois l’argent empoché, le prince charmant s’évanouit dans la nature… L’année dernière, des enquêteurs du Centre de lutte contre les criminalités numériques (C3N), unité informatique d’élite de la Gendarmerie nationale, en France, ont détecté le cas d’un homme fiché S qui était parvenu à extorquer près de 100 000 euros auprès de plusieurs dizaines de victimes éplorées.

Magazines (Mediaction, publication francophone de Daech apparue en février et diffusée via Telegram), agence de traduction.
Magazines (Mediaction, publication francophone de Daech apparue en février et diffusée via Telegram), agence de traduction.

Autre source de revenus potentiels : la vente de produits islamiques classiques – vêtements, livres, parfums sans alcool… -, dont les bénéfices peuvent être également clandestinement reversés à des individus ou organisations gravitant dans l’orbite de groupes djihadistes.  » Les sites marchands sur Internet sont dans leur quasi-totalité parfaitement légaux, mais nous constatons parfois que l’un d’entre eux est en lien avec des comptes Twitter ou Facebook qui relaient de la propagande terroriste, explique le colonel Nicolas Duvinage, chef du C3N. Dans ce cas, nous poursuivons les investigations et, le cas échéant, nous signalons les faits à la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI).  » Le gendarme du Web ajoute :  » Un site marchand de produits islamiques est une source de revenus, mais il permet aussi d’entrer en contact avec une multitude de clients musulmans. Un commerçant radicalisé et mal intentionné peut essayer de détecter des individus sensibles aux thèses djihadistes.  » Dans ce cas, les échanges pourront se poursuivre via des messageries cryptées ou des forums Internet privés, auxquels il faut être invité pour accéder.

Al-Kifah Media, qui diffuse en français tous les communiqués d'Al-Qaeda : la propagande en ligne reste une arme majeure.
Al-Kifah Media, qui diffuse en français tous les communiqués d’Al-Qaeda : la propagande en ligne reste une arme majeure.

Dans la guerre permanente entre cyberdjihadistes et policiers d’Internet, ces derniers marquent incontestablement des points. Au mois d’avril, une opération menée par les services de police de huit pays, coordonnée par Europol, a permis de paralyser pendant quelques semaines les principaux médias de l’Etat islamique : l’agence Amaq, qui diffuse les communiqués officiels ; la radio sur Internet Al-Bayan ; plusieurs sites. Quatre serveurs utilisés pour diffuser la propagande ont été bloqués. Cependant, le principal compte Telegram par lequel communiquait l’agence Amaq n’a pas été mis hors service. A cette occasion, les services de police ont constaté que les informaticiens de Daech étaient parvenus à usurper les noms de domaine sur Internet de grandes sociétés pour diffuser leur propagande. En France, la plateforme Pharos, dépendant du ministère de l’Intérieur, qui permet au public de signaler des contenus illicites, a enregistré 6 253 signalements à caractère terroriste en 2017, contre 11 422 en 2016.

L'Etat islamique développe ses propres applications pour les téléphones mobiles. Celle conçue pour l'
L’Etat islamique développe ses propres applications pour les téléphones mobiles. Celle conçue pour l' » agence de presse  » Amaq, qui publie l’ensemble des écrits produits par Daech.

Surtout, à la demande des pays du G7, les géants d’Internet ont pris l’engagement, en octobre 2017, de supprimer les contenus en ligne faisant l’apologie du terrorisme. Facebook affirme supprimer 99,5 % de ces messages avant qu’ils s’affichent, grâce à un algorithme de détection. Twitter revendique un taux de succès de 93 %, Google, de 81 %.

L’étau numérique se resserre donc, mais les djihadistes adaptent leurs usages et leurs messages. Les réseaux sociaux bloquent à tout-va ? La propagande réapparaît sur des forums Internet  » à l’ancienne « . La confidentialité est nulle, mais le public potentiel est décuplé…  » La tonalité des messages évolue. On relève moins d’imagerie ultraviolente, mais plutôt des messages insidieux, surfant sur les failles identitaires, en présentant les musulmans comme d’éternels boucs émissaires, explique Muriel Domenach, secrétaire générale du Comité interministériel français pour la prévention de la délinquance et de la radicalisation. En martelant un discours victimaire, complotiste et antisémite, on voit que cette propagande vise à toucher un public endogène, sur le territoire national, comme s’il s’agissait de constituer pour l’avenir une armée de réserve. C’est pourquoi nous privilégions l’éducation aux médias et l’esprit critique chez les jeunes.  » Face à l’idéologie apocalyptique de Daech, entièrement tournée vers le jour du Jugement dernier, la lutte contre le cyberdjihadisme a des allures de guerre sans fin.

Boris Thiolay

L’itinéraire des terroristes de novembre 2015 sur Facebook

Facebook peut servir à autre chose qu’à échanger des nouvelles ou à partager des coups de coeur avec ses amis. Trois des principaux acteurs des attaques terroristes de 2015 en France ont ainsi communiqué entre eux, via des comptes anonymes créés sur le réseau social, tandis qu’ils traversaient l’Europe depuis la Syrie. Abdelhamid Abaaoud, le planificateur de l’attaque avortée dans le train Thalys, en août 2015, puis des tueries du 13 novembre à Paris, envoie un  » éclaireur  » pour reconnaître le meilleur itinéraire, le long des routes empruntées par les migrants. Ce jeune Algérien, Bilal Chatra, sert donc de poisson pilote pour Abaaoud et Ayoub El-Khazzani, futur auteur de l’attentat enrayé dans le Thalys.

Selon nos informations, Chatra ouvre, au mois de juin 2015, à partir d’un numéro de téléphone mobile turc, trois comptes Facebook anonymes :  » Je Ans « ,  » ali.jeans.338  » et  » Ineedadoctor « . A la suite de son arrestation pour vol, en Allemagne, fin août 2015, les services de renseignement européens ont reconstitué la chronologie des échanges entre les djihadistes durant leur périple : Turquie, Grèce, Serbie, Hongrie, Autriche, Allemagne, Belgique… Le Vif/L’Express peut aussi révéler que Chatra crée, le 11 juin 2015, le compte  » Protocole Walodiwalo « , qui sera en fait utilisé par… Abdelhamid Abaaoud, alors que ce dernier se trouve encore à Alep (Syrie). Via ce canal, l’éclaireur algérien adresse à Abaaoud et Khazzani des photos et des cartes des villes à traverser.

Abaaoud utilise également d’autres pseudonymes sur le réseau social. De son côté, El-Khazzani crée le 20 juillet, en Grèce, le compte  » Amin Algreb « . Il donne rendez-vous à Chatra à la gare de Vienne (Autriche), le 5 août suivant, à 21 h 40. Il lui remet 200 euros pour que ce dernier poursuive sa mission. En fonction des informations reçues, Abaaoud valide tout leur parcours jusqu’à Bruxelles. Le 16 août 2015, cinq jours avant son irruption dans le Thalys, El-Khazzani cherche à entrer en contact avec Chatra. Ce dernier ne répond pas. Puis il ferme tous ses comptes Facebook.

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