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Le Danemark, champion antigaspi

Le Vif

Le Parlement européen veut s’attaquer au gaspillage alimentaire. Au Danemark, les initiatives se multiplient pour passer du statut de pionnier à celui de leader de la lutte antigaspi. En cinq ans, le petit pays scandinave a réduit ses déchets de 25 %. Comment ? Entre autres en valorisant les produits imparfaits ou dont la date de péremption est tout juste dépassée.

Au 58 rue Nørrebrogade, dans un quartier branché de Copenhague, une inscription en grosses lettres blanches sur une vitrine interpelle : mindre madspil,  » moins de déchets alimentaires « . Au supermarché Wefood, on vend de la nourriture périmée ou des produits aux emballages abîmés. A l’intérieur, les clients déambulent dans les rayons organisés à la manière des supermarchés low cost. Deux congélateurs sont remplis de sacs de pain. Non loin, des compotes avec une date de péremption en décembre 2016, des shampoings aux flacons amochés et des salades un peu flétries mais encore bonnes attendent sur leurs étalages. Le tout à des prix de 30 % à 50 % inférieurs à ceux d’un supermarché conventionnel.  » Ces produits nous sont donnés par des supermarchés, des boulangeries, des producteurs, qui auraient tout jeté. Des volontaires de Wefood les collectent « , explique Sofie Østensgård, une jeune femme souriante, coordinatrice du projet. Créé en février 2016 par l’association Folkekirkens Nødhjælp (ONG financée par l’Eglise du Danemark), Wefood a deux magasins à Copenhague, et un troisième ouvrira à la rentrée à Aarhus, la deuxième ville du pays. Car le succès est là :  » En un an, nous avons vendu 100 tonnes de nourriture qui a évité la poubelle, l’équivalent d’environ 161 350 euros « , assure-t-elle, en réalignant des pots de chutney de tomate périmés depuis six mois.

Sofie Østensgård, coordinatrice du projet Wefood.
Sofie Østensgård, coordinatrice du projet Wefood.© Raphaël Fournier/Divergence

Dans ce pays déjà précurseur en matière d’énergies vertes, Wefood n’est que l’une des nombreuses initiatives apparues ces dernières années pour lutter contre le gâchis de nourriture. Il y a aussi Foodsharing Copenhagen, qui organise des pop-up (marchés éphémères) de produits invendus. Mais aussi le label Refood, qui regroupe environ 800 restaurants ayant un plan de diminution des déchets : réduction des portions, doggy bags, tri des déchets organiques pour faire du biocarburant…

En cinq ans, le gaspillage alimentaire aurait ainsi baissé de 25 % au Danemark, estime le Conseil danois pour l’agriculture et les produits alimentaires (Landbrug og Fødevarer) dans un rapport de septembre 2015, passant au sein des ménages de 63 kilos de nourriture consommable jetée par personne et par an en 2006 à 47 kilos en 2012, soit presque 600 millions d’euros d’économie. Une baisse record au niveau européen, mais un chiffre qui reste élevé. En Belgique, chaque année, dans les ménages, 15 à 25 kilos de produits alimentaires terminent à la poubelle (environ 29 kilos en France, 50 aux Pays-Bas). Mais on atteint 345 kilos par an et par personne si l’on considère l’ensemble de la chaîne alimentaire, du producteur à nos cuisines, selon le Parlement européen, soit la deuxième place au niveau européen derrière les Néerlandais (541 kilos).

REMA 1000 a mis fin à sa campagne
REMA 1000 a mis fin à sa campagne « Plusieurs offerts pour un acheté ».© Raphaël Fournier/Divergence

Attention, ces chiffres sont à prendre avec des pincettes. Le pourcentage de 25 % est une estimation, obtenue en comparant deux études opérées par deux acteurs avec des méthodes différentes, l’une de 2006 par le même Conseil danois pour l’agriculture et les produits alimentaires, l’autre de 2012 par le gouvernement. Un bémol qui illustre une des difficultés de la lutte contre le gaspillage alimentaire : la mesure, qui n’est encore qu’irrégulièrement faite, à partir de définitions différentes, et selon des méthodes de calcul changeantes. D’où la difficulté de comparer les pays… En mai dernier, le Parlement européen a d’ailleurs adopté un rapport appelant à poser les bases indispensables à un plan efficace contre le gaspillage alimentaire : une définition commune, mais aussi un mode de calcul identique, afin que les efforts et avancées de chaque pays puissent être mesurés et comparés, et les échanges de bonnes pratiques généralisés. La mise en place d’un taux de TVA de 0 % sur la distribution gratuite d’invendus, comme en Belgique, est une piste.

Une source d’inspiration ?

Selina Juul, fondatrice de l'association
Selina Juul, fondatrice de l’association  » Arrêtez de gaspiller la nourriture « .© Raphaël Fournier/Divergence

Néanmoins, au Danemark, le mouvement est bel et bien là et il pourrait servir d’inspiration pour d’autres pays. Comment l’expliquer ? Certes, ce petit pays scandinave s’est historiquement intéressé à la protection de l’environnement. Mais le coût élevé de l’alimentation est aussi incitatif : il représente 11,5 % des revenus (contre 6,9 % pour les Américains), selon Euromonitor International, leader mondial des études de marché stratégiques. Surtout, en la matière, une personne fait particulièrement parler d’elle au Danemark : Selina Juul, 37 ans, a lancé en 2008 l’association Stop Spild af Mad ( » Arrêtez de gaspiller la nourriture « ). Au départ une simple page Facebook avec des recettes de restes et des astuces pour n’acheter que le nécessaire. D’origine russe, ayant connu  » les magasins vides à l’effondrement du communisme « , arrivée à Copenhague à l’âge de 13 ans, et choquée par les monceaux de nourriture qu’on y jetait, elle a voulu  » faire quelque chose « . Aujourd’hui, la page est suivie par plus de 64 000 personnes. Pas mal dans un pays de 5,6 millions d’habitants. Car très vite, les médias danois relaient son initiative.  » Nous sommes un petit pays. Avec un bon message, il est facile d’atteindre les consommateurs. Et c’était le début de la crise, les Danois ont compris qu’ils pouvaient économiser – jusqu’à 900 euros par an – en évitant le gâchis alimentaire « , relève celle dont l’expertise est maintenant louée au niveau européen.

Anne-Elizabeth Kamstrup (EPA, Agence de protection de l'environnement).
Anne-Elizabeth Kamstrup (EPA, Agence de protection de l’environnement).© Raphaël Fournier/Divergence

La jeune femme a aussi lancé des campagnes nationales de sensibilisation avec le gouvernement : la journée mensuelle des  » objets congelés non identifiés  » pour manger les oubliés du congélateur ; les  » dimanche tapas « , pour cuisiner les restes ; ou encore le don aux voisins avant de partir en vacances.  » C’est grâce à son travail persévérant que les mentalités ont changé au Danemark. Elle a mis la lutte contre le gaspillage alimentaire au premier plan médiatique et politique. Oui, une personne et une association, peuvent, par leur volonté, avoir un tel impact « , souligne Anne-Elizabeth Kamstrup, de l’Agence de protection de l’environnement (EPA), branche du ministère de l’Environnement et de l’Alimentation.

Une stratégie, un business ?

Face à une demande croissante des consommateurs, les entreprises ont compris que la rationalisation des pertes alimentaires est une source d’économies, voire un business.  » C’est devenu une stratégie concurrentielle pour les chaînes de supermarchés. Le Danemark est un des pays d’Europe avec la plus grande proportion de supermarchés ayant un plan en ce sens « , se réjouissait ainsi Esben Lunde Larsen, le ministre de l’Environnement danois, lors d’une conférence sur le sujet en mai 2016 au Kenya. Rema 1000, Coop and Lidl, importantes entreprises de grande distribution, ont ainsi mis fin aux promotions  » plusieurs offerts pour un acheté « , réduit leur packaging, et la plupart ont un rayon  » arrêtons le gaspillage alimentaire « , vendant des produits proches de leur date de consommation à prix réduits. Dans son magasin de Valby, à l’ouest de Copenhague, Max Skov Hansen estime ainsi  » avoir réduit de 60 % son gaspillage alimentaire depuis cinq ans, soit une économie de plus de 50 000 euros par an pour un magasin d’environ 13 millions d’euros de chiffre d’affaires « .

Klaus B. Pedersen, cofondateur de la start-up Too Good To Go.
Klaus B. Pedersen, cofondateur de la start-up Too Good To Go.© Raphaël Fournier/Divergence

Les sociétés dotées de cantines d’entreprise commencent aussi à s’y mettre. La Danske Bank, une des plus grosses banques du pays avec plus de 23 000 salariés et 18 cantines, s’est lancée en 2015.  » Environ une tonne de nourriture consommable terminait à la poubelle tous les mois. Nous avons instauré le vendredi des restes : les aliments n’ayant pas été servis sont recuisinés ce jour-là sous une autre forme. Nous avons réduit la taille des portions sur le buffet. Et nous testons un nouveau système : quand le buffet est terminé, les employés peuvent remplir une boîte pour trois euros. Le but : réduire d’un tiers les pertes alimentaires « , expose Claus Christian Nisted, manager de l’innovation chez ISS, le gestionnaire des cantines, qui évalue les économies réalisées à plus de 230 000 euros par an.

C’est aussi au Danemark que sont nées deux applications mobiles pour aider les restaurateurs à valoriser les invendus : Your Local et Too Good To Go. Cette dernière revendique 1,5 million d’utilisateurs enregistrés et environ 3 250 commerçants inscrits, au Danemark, en France, en Allemagne, au Royaume-Uni, et en Suisse. Par géolocalisation, l’utilisateur repère les commerces qui écoulent des invendus, commande et paie via l’application, pour un prix inférieur de 50 à 80 % au tarif de base.  » Certains gros commerces peuvent gagner jusqu’à 10 000 euros par mois, autant d’argent qu’ils jetaient à la poubelle avant « , s’enthousiasme Klaus B. Pedersen, un des jeunes cofondateurs de la start-up, qui précise qu’un lancement en Belgique n’est pas encore prévu.

Aux cantines de la Danske Bank, le vendredi est le
Aux cantines de la Danske Bank, le vendredi est le  » des restes ».© Raphaël Fournier/Divergence

Une approche volontariste

Contrairement à la Belgique, pays précurseur où une loi antigaspillage alimentaire interdit, depuis 2014, aux supermarchés de plus de 1 000 mètres carrés de jeter leurs invendus (ils doivent être proposés au préalable à une association caritative), le Danemark n’est pas passé par la voie législative.  » L’approche volontariste a prouvé son efficacité « , affirmait ainsi le ministre de l’Environnement Esben Lunde Larsen, lors de sa conférence au Kenya.  » C’est un vrai argument concurrentiel pour les entreprises. Une industrie du gaspillage alimentaire voit le jour. Ici, une loi contraignante ne fonctionnerait pas, nous n’avons pas assez d’associations qui pourraient récupérer les invendus des supermarchés. Et ce n’est pas une approche danoise, nous préférons voir ce que nous pouvons faire de façon volontaire « , ponctue Selina Juul.

Le Danemark n’a d’ailleurs pas de plan national de prévention spécifique autour de la réduction du gaspillage alimentaire. Ce thème est inclus dans un plan général de baisse et de recyclage des déchets. En 2016 néanmoins, le ministère de l’Environnement a financé treize projets de lutte contre les pertes alimentaires et créé un groupe de consultants  » chasseurs de gaspillage alimentaire  » pour les cantines industrielles. Le tout pour 1,1 million d’euros. Il a aussi mis en place un partenariat avec 29 acteurs de la chaîne alimentaire, du producteur à la cuisine commerciale, afin d’identifier les barrières législatives. Une modification de la loi en 2014 a ainsi autorisé la vente des produits ayant dépassé leur date  » à consommer de préférence avant  » et donc la création de Wefood.

Fin 2017, une nouvelle étude de mesure sera menée par l’EPA, basée sur la même méthodologie que la première enquête de 2012. L’occasion de vérifier les résultats engendrés. Si le Danemark a progressé, il aura sûrement un rôle à jouer en matière d’échange de bonnes pratiques : en mai dernier, les députés européens ont adopté un rapport appelant à réduire le gâchis alimentaire de 30 % d’ici à 2025 et de 50 % en 2030 au niveau européen. En Europe, 88 millions de tonnes de nourriture sont jetées chaque année, soit 20 % de la production.

Par Léonor Lumineau.

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